En France, un seul collège accepte de recevoir les élèves exclus temporairement de leur établissement : il se trouve à Pierrefitte, en Seine-Saint-Denis, département pionnier dans la lutte contre le décrochage scolaire.
Les mains accrochées à son sac pailleté, la moue boudeuse et les pieds en dedans, Wendy, 14 ans, observe sa mère, Sonia (le prénom a été modifié), du coin de l’œil. Le visage éclairé par un mascara bleu électrique, Sonia transpire l’inquiétude. Dans la loge du collège Gustave-Courbet à Pierrefitte, commune limitrophe de Saint-Denis dans le 93, elles attendent qu’on les autorise à rejoindre la salle du Fil continu, la structure où Wendy est affectée.
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“J’ai traité ma prof de maths de grosse suceuse”, glisse-t-elle dans un murmure. En foulant la cour déserte du collège, Sonia explose : “Quelle tristesse, et quelle honte de devoir t’accompagner ici !” Wendy ne bronche pas, ne la regarde plus et tente de trouver sa nouvelle salle de classe. Il est 8 heures 35, elles ont déjà cinq minutes de retard.
Allures de bunker
Un bâtiment bas et gris aux allures de bunker, niché dans un recoin du collège. Sur la façade, des animaux en papier mâché colorés et une fine inscription coulée dans le béton indiquent qu’elles sont arrivées. Wendy se dépêche de s’asseoir à l’une des tables disposées en U. Face à elle : Hamza, André et Elioson.
Tous ont les yeux rivés au sol, visages enfouis dans leur manteau et capuches serrées sur la tête. Elèves de 5e et de 4e, ils ont eux aussi été temporairement renvoyés de l’un des trois collèges du secteur (Lucie-et-Raymond-Aubrac, Pablo-Neruda et Gustave-Courbet), avant d’être dirigés dans ce lieu par leurs parents, sur les conseils de leur proviseur.
800 conseils de discipline
Dispositif intercommunal chapeauté par l’Afpad (Association pour la formation, la prévention et l’accès au droit), le Fil continu a été fondé en 2008 par Hibat Tabib, avocat iranien réfugié à Pierrefitte depuis plus de trente ans et fervent soutien des jeunes des quartiers.
Parce que l’Education nationale n’offre aucune alternative à tous ceux qu’elle vire, la structure vise à prendre en charge les élèves dont l’école se déleste “en les mettant dehors sans suivi ni repère, et alors même qu’ils réintègreront l’école avec un comportement pire encore”, explique Hibat Tabib. Pour la Seine-Saint-Denis, département le plus pauvre et le plus jeune de France, où l’on compte chaque année plus de 800 conseils de discipline, l’objectif est clair : lutter contre le décrochage scolaire et la délinquance.
“Votre exclusion est une sanction mais pas votre présence ici”, prévient d’emblée Toufik Bahmed, coordinateur du programme. Le débit lent, il choisit ses mots : “Nous ne sommes pas ici pour vous juger, mais pour comprendre ce qui ne fonctionne pas.”
A ses côtés : Cyrille Bandeira, docteur en sciences de l’information, costume gris, chaussures cirées et lunettes sur le nez, leur distribue des petits cahiers vierges. Ils ont quinze minutes pour raconter en dix lignes les raisons de leur exclusion. “Wesh wesh wesh, est-ce qu’on peut écrire gros et à la verticale ?”, s’élance Elioson, un habitué des lieux, viré pour la quatrième fois. Gloussement généralisé, la classe se réveille.
Renvoyé pour harcèlement
Hamza, petit brun replet aux boucles brunes, se décide à raconter son “insolence” et ses “nombreux retards”, tandis qu’André, dos courbé, diams aux oreilles et cheveux dans les yeux, renvoyé pour harcèlement, se contente de marmonner : “J’ai fait n’importe quoi.” Tous vivent leur exclusion comme une injustice, “une sanction débile prononcée par des profs qui font les malins avec nous”, lâche Elioson.
Pour les encourager à parler, Toufik dépose un dictionnaire sous le nez d’Hamza en lui demandant de chercher la définition du mot “incident”. Occupé à griffonner sur sa table déjà couverte de graffs signés Fifi 93, Al Pacina, El Fenomena ou Barbe Noire, Hamza finit par proclamer, fièrement : “Un incendie est un grand feu qui, en se propageant, cause des dégâts importants.” Wendy explose de rire. Elioson attrape le dictionnaire et lit la bonne définition, l’air visiblement gêné pour son nouvel ami.
Absentéiste et insolent
Quelques secondes plus tard, une enseignante pénètre en trombe dans la salle pour demander de l’aide. A l’entrée, des cris retentissent : “C’est une prison ici ! Laisse-moi tailler, cousin…” Nactalien, élève de 4e, crête sur la tête et larges cernes, refuse d’entrer dans la classe. Absentéiste et insolent, c’est la cinquième fois qu’il est orienté vers le Fil continu. Il ne veut plus y mettre les pieds, soutient qu’il fait beau, qu’il a besoin de se promener et de déjeuner “au grec”.
Après de longues négociations avec Toufik, il finit par s’asseoir, jette “tchip” et regards noirs à l’assemblée, puis s’endort, sac sur le dos, la tête écroulée dans ses bras. Pour détendre l’atmosphère, Elioson tente le tout pour le tout : “Hé Toufik, sais-tu pourquoi il n’y a que des renois dans l’équipe de France ? C’est parce que le logo… c’est du poulet !” Toufik sourit, Elioson est ravi.“
“Les mettre à l’écart, établir une coupure franche, les inciter à réfléchir” Cyrille Bandeira, docteur en sciences de l’information
Par la fenêtre, des enfants agglutinés à l’extérieur, dans la cour, observent amusés la classe des virés. C’est l’heure de la récréation, interdite aux élèves du Fil continu. S’ils sont inclus dans le collège, le contact avec les autres collégiens et les professeurs est prohibé, afin “de les mettre à l’écart, d’établir une coupure franche, et de les inciter à réfléchir”, explique Cyrille.
A 11 heures, Toufik peut enfin entamer son atelier d’éducation à la santé, le premier d’une longue série durant laquelle psychologues, éducateurs, médiateurs et APS (agent de prévention et de sécurité) inviteront les élèves à s’interroger, tout au long de la semaine, sur leur comportement, à détecter leurs faiblesses et leurs qualités, et à repenser leur rapport à l’école via une batterie d’exercices pratico-ludiques.
Réveillé par le brouhaha, Nactalien entame aussitôt un soliloque sur ses “virées en bécane et ces flics, ces fils de pute, qui nous arrêtent pour rien”. Elioson enchaîne : “Moi aussi, la dernière fois ils m’ont stoppé parce qu’ils ont cru que j’avais volé chez Lidl !” Toufik les laisse parler. Les langues se délient, ils sont en confiance : son objectif est atteint, il les autorise à jouer à une partie de Puissance 4.
De l’importance du petit déjeuner aux ravages causés par le manque de sommeil, Toufik balaie large. D’expérience, il sait que ses élèves décrocheurs sont partis le ventre vide et qu’aucun d’entre eux n’a dormi plus de sept heures. Trop occupés à jouer à Call of Duty, Fifa et GTA, ou à tchater sur Facebook, tous admettent qu’ils se sont couchés entre minuit et 3 heures…
L’après-midi, tandis qu’Elioson et Hamza s’envoient des avions en papier, la classe somnole. Pour entamer la discussion, Nicolas Niscemi, directeur de l’Afpad, venu échanger sur la notion de sanction, multiplie les approches : “Connaissez-vous un lieu où il n’existe aucune règle ?” Du tac au tac, Elioson réagit : “Aux toilettes. Tu peux lâcher ton caca comme tu veux !”
Nactalien esquisse un sourire, et Elioson est convoqué dans le bureau de Toufik et Cyrille : “Tu as de la répartie, tu es intelligent, mais tu vas devoir apprendre à fermer ta grande gueule. Il faut que tu comprennes qu’en sortant du Fil continu, à la moindre connerie, tu dégages.” Elioson patiente, n’écoute pas, scrute le plafond. En sortant, il confie : “En réalité, je ne sais pas pourquoi je fais des bêtises. Je ne peux pas m’en empêcher, c’est comme ça.”
Mine renfrognée et visage reposé
Au Fil continu, la présence n’est obligatoire que le premier jour. Mais le lendemain, devant la grille de l’établissement, Wendy, Hamza, André et Elioson sont en avance, la mine renfrognée et le visage reposé. La veille, tous ont suivi les conseils de Toufik et se sont couchés entre 21 heures et 23 heures.
Manque Nactalien qui débarquera avec quelques minutes de retard, aimable, souriant et “chaud pour jouer à Puissance 4”. Ce jour-là, c’est Lamine Demba, grand gaillard de 29 ans, APS au collège Gustave-Courbet, qui est chargé de la conduite d’un atelier. En quelques secondes, dans son pantalon en skaï et pull noirs, il fait évacuer les sacs des tables, regroupe les élèves face à lui et obtient un silence parfait.
Nactalien, Hamza et Elioson sont accrochés à ses mots, André s’est redressé, Wendy se concentre
D’une voix calme et posée, il raconte son parcours et sa jeunesse à la cité Rose à Pierrefitte : “Sur une classe de trente, nous sommes deux à avoir eu le bac. Tous les autres sont morts ou en prison.” Tout en insistant sur la valeur de l’école qui “sert à être libre”, sur l’importance des diplômes et la force du savoir “qui vous ouvriront toutes les portes”, et sur le respect pour les adultes “qu’il ne faut pas regarder de haut”, il construit un discours drôle et accessible, sans lâcher les élèves du regard. Nactalien, Hamza et Elioson sont accrochés à ses mots, André s’est redressé, Wendy se concentre.
Interrogés sur leur avenir, les garçons assurent que “l’argent, c’est pas difficile, ça se trouve”. Ils ne cachent ni leur attrait pour l’argent facile, ni leur connaissance précise du monde des guetteurs, petites mains des trafics qui donnent l’alerte en cas de ronde policière. Lamine pointe les impasses d’une vie minée par l’économie parallèle : “Plus tard, pour avoir un appartement par exemple, il vous faudra une fiche de paie. Comment comptez-vous faire avec de l’argent obtenu illégalement ?” Silence et regards circonspects. Touché !
« Des F3 où s’entassent des familles jusqu’à seize enfants”
Ancien animateur en Seine-Saint-Denis, Lamine sait tout des difficultés et des errances de certains collégiens de Pierrefitte. A Gustave-Courbet, sur plus de 700 élèves, environ 80 sont impliqués, parfois dès la 6e, dans des affaires de délinquance : racket, trafic de stups, vols avec ou sans armes, en solitaire ou en bande…
Pour Lamine, rien de surprenant : “Les élèves pensent argent et encore argent, mais il faut voir leurs conditions de vie et de logement.” Il y a quelques mois, il a organisé, pour les professeurs du collège, une visite guidée de la cité des Fauvettes et du quartier des Joncherolles, à quelques blocs de là, afin qu’ils aperçoivent “le quotidien des élèves”. Certains ont pleuré, raconte-t-il, en découvrant “les F3 où s’entassent des familles jusqu’à seize enfants”, et en rencontrant “des mamans épuisées de monter quotidiennement plus de dix étages à pied parce que l’ascenseur est cassé depuis des années”.
“Ici, certains enfants ne sont pas en état d’apprendre”
Une réalité bien connue de la proviseure, Karine Malville, qui pointe les parcours cabossés et ponctués de drames, l’ultra précarité, les familles éclatées… “Ici, certains enfants ne sont pas en état d’apprendre”, tranche-t-elle dans son imposant et lumineux bureau aux murs tapissés de photos d’élèves.
En Seine-Saint-Denis, l’école peine à déjouer les déterminismes. Si le gouvernement a bien débloqué, dès 2014, 50 millions d’euros supplémentaires par an pour lutter contre le décrochage scolaire au niveau national, dans un département où près d’un tiers des jeunes de plus de 15 ans sont déscolarisés ou sans diplômes (contre 18 % en Ile-de-France) et où le taux de réussite au bac avoisine 70 % (contre 86 % en IDF), les moyens mis en œuvre paraissent dérisoires.
Mères célibataires “désarmées et dans une profonde détresse”
D’autant que la plupart des enfants catapultés au Fil continu sont élevés dans des familles d’accueil ou monoparentales. Outre l’absence ou le désinvestissement total des pères, “qui ne prennent pas la peine de répondre au téléphone ni de venir à un rendez-vous”, Cyrille Bandeira pointe les difficultés rencontrées par les mères célibataires “désarmées et dans une profonde détresse”.
Souvent d’origine étrangère, astreintes au travail de nuit ou aux horaires fragmentés, elles enragent de n’avoir ni le temps, ni les moyens de contrer la dérive. Ilio, la maman d’Elioson, mère de cinq enfants, célibataire, est auxiliaire de vie.
Chaque matin à 7 heures, elle s’éclipse du domicile familial la peur aux tripes, priant pour que son enfant ne “multiplie pas les bêtises” en son absence, et, chaque soir, elle tente de canaliser la colère grandissante de son garçon “qui refuse de (l)’écouter et de (lui) parler”. Tout comme Nathalie, la mère de Nactalien, auxiliaire de vie elle aussi (week-end compris), Ilio n’a plus qu’une priorité : obtenir une place en internat pour offrir à son enfant la chance de fuir, loin !
Wendy et André assurent qu’ils se tiendront à carreau
Après cinq jours de débats sur le sens de la sanction, la fonction de la médiation ou la valeur du respect et de la tolérance, Elioson et Nactalien admettent que leur exclusion n’était pas totalement “injuste”. Mais, contrairement à Wendy et André qui assurent qu’ils se tiendront à carreau, ils préviennent qu’ils ne parviendront sans doute pas à “être plus calmes en cours”.
Si 85 % des élèves passés par le Fil continu ne réitèrent pas, les polyexclus comme Elioson et Nactalien savent, eux, qu’ils encourent l’éviction définitive et les transferts d’établissement à répétition, avec à terme le risque d’une sortie sèche et sans diplôme du système scolaire.
Mais pour l’heure, en regardant leurs pieds, ils concluent : “Ce n’est pas mon problème.” Toufik est amer, mais n’a pas le temps de s’en inquiéter. Le vendredi soir, il a déjà reçu des rapports cinglants sur les élèves qu’il accueillera lundi. Parmi eux, Moctar (le prénom a été modifié), exclu une semaine pour avoir donné des coups “pour rire” dans le ventre de Mohamed-Ali en lui répétant en boucle : “Nique ta maman. Nique ta maman.”
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