Il n’y a pas que Los Angeles ou Barcelone… A Paris, sur les spots de République, du Palais de Tokyo ou de la porte de la Muette, “rident” des skateurs de tous âges, couleurs ou conditions. Qui perpétuent une culture toujours underground et authentique.
Paname. L’été 2018 est l’un des plus chauds qu’ait connu la capitale depuis des lustres. De République à Bastille en passant par la porte de la Muette et jusqu’au mythique spot du Palais de Tokyo, des types de tous âges et de toutes conditions sociales célèbrent leur sainte trinité : une board, quatre roues et des trucks. Etudiants, galériens, chômeurs, collégiens, fils de bonne famille, ils n’ont pas de sponsor chez Vans et ne vivent pas du skate, se considèrent comme des riders de l’underground, sans billets première classe pour des compètes internationales, avec juste le bitume moite comme terrain de jeu et quelques groupies défoncées pour spectatrices.
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Porte de la Muette. Nous sommes dans ce que les riders appellent un “bowl”. ça ressemble à une piscine vide. Un peu d’histoire pour comprendre. En 1973, trois jeunes prolos hantent le ghetto pour clodos de Dogtown, à Venice Beach, un spot de surf dark où les vagues, comme les junkies en manque, ne font pas de cadeau. Jay Adams, Tony Alva et Stacy Peralta traînent leur blues et leurs planches sur le front de mer décrépit. Quand il fait trop froid pour surfer, ils se rabattent sur l’asphalte crasseux et rident des planches rudimentaires.
Naissance du bowl
L’été 1973 à L.A. est caniculaire. Le trio et leurs potes n’ont pas les moyen de partir en vacances, alors ils entrent par effraction dans les villas cossues des collines de Hollywood et Laurel Canyon, désertées par leur riches propriétaires, acteurs ou producteurs de renom. La municipalité a rationné l’eau à cause de la vague de chaleur et les piscines sont donc aussi vides que les poches des skateurs de Dogtown. C’est alors que l’un d’eux décide de rider à l’intérieur d’une piscine. Le bowl est né. Et toute une culture de la débrouille et du DIY sous un soleil californien mortifère.
Geoffrey est un adepte du spot de la Muette. Comme beaucoup de skateurs, il a vu le film tiré de l’histoire d’Adams, Alva et Peralta, Les Seigneurs de Dogtown, réalisé par Catherine Hardwicke. A 16 ans, il connaît déjà ses classiques, le nouveau testament de Venice Beach, les Saintes Ecritures de la planche à roulettes, et considère le “bowl” de la Muette comme son “local”. Il va rarement au Palais de Tokyo. “Je ne suis pas un streeteux mais plutôt un bowleux. Le streeteux va cruiser dans la ville à la recherche de nouveaux spots à thrasher, alors que le bowleux reste dans son parc à skater sur les installations.”
“Je n’investis jamais trop de thune dans les fringues. Quand tu vois un type sur une planche avec des baskets immaculées, tu sais que le type est juste un poseur” Geoffrey
Thrasher un spot, ça veut dire investir un nouvel endroit, une plate-forme urbaine adéquate (escaliers, rampes, barrières) et la profaner avec sa “board”. Le terme est aussi le nom de la bible du skate, le magazine Thrasher, fondé en 1981 à San Francisco, dont la fameuse devise est “Skate and destroy”. A Paris, New York ou Londres, beaucoup de kids portent le sweat-shirt au logo en forme de flammes du magazine juste par suivisme. Le rédac chef, Jake Phelps, s’est illustré en déclarant que la marque n’envoyait pas ses produits à “Justin Bieber, Rihanna ou ces putains de clowns. C’est dans la rue que les vraies choses se passent. Du sang et des croûtes, est-ce qu’on peut faire plus réel que ça ?”
Geoffrey a quelques blessures de guerre à son actif. Du sang, des croûtes, des hématomes, de la sueur et des larmes. “Ici, c’est un des meilleurs bowls de Paris. ça glisse beaucoup. Ils ont refait le bowl l’année dernière, ils ont utilisé une peinture de merde, j’ai fait un kick down et je me suis ramassé sévère”, rigole-t-il avec l’insouciance de la jeunesse que procurent des articulations souples et des cautérisations rapides. “Entorse aux cervicales, mais ça passe !” On évoque l’évolution vestimentaire depuis les années 1970 jusqu’à aujourd’hui. “Les Seigneurs de Dogtown, c’était cheveux long et bandana, un peu comme moi. Très grunge. J’écoute beaucoup Nirvana ou Black Pistol Fire, Red Hot. Après, t’as tous les mecs en Supreme ou Thrasher. La culture skate a beaucoup influencé la mode. Mais je n’investis jamais trop de thune dans les fringues. Quand tu vois un type sur une planche avec des baskets immaculées, tu sais que le type est juste un poseur.”
Des carburants divers
Tankred, un bowleux de 12 ans, se joint à nous. Il écoute du 50 Cent et du Eminem, plus un peu de rock. AC/DC. Et le rappeur parisien piss drunk Lomepal. “Bon, c’est pas parce qu’un rappeur skate que tous les riders vont l’écouter”, lâche Geoffrey. La mythologie de la dope plane aussi sur cet univers. “Quand tu annonces à tes parents que tu vas te lancer dans le skate, le premier truc qu’ils pensent, c’est que tu vas finir junkie. Le cliché a la vie dure, mais on ne peut pas ignorer l’influence des drogues dans la culture”, explique Geoffrey.
Les seigneurs de Dogtown carburaient à la weed, aux amphètes et parfois au PCP. “ça dépend des spots, continue Geoffrey. Le carburant de la majorité des skateurs, ça reste la weed et la bière (rires). J’ai commencé à fumer à 14 ans. Mais t’as des types qui sont à fond dans la coke. La coke choque moins qu’avant.” Les spots de weed de la porte de la Muette ne sont pas fameux, alors Geoffrey va toper ailleurs. “Je me souviens, à Bercy, il y avait des skateurs punks à chiens qui jetaient leurs seringues partout. C’était chaud. Vaut mieux en rester à l’herbe (rires). Un bon joint te soulage au niveau des courbatures, après une bonne session.”
Mais Paname reste globalement une ville pas très skate friendly, surtout en termes d’infrastructures. Une vieille ville avec beaucoup de pavés, des rues étroites et peu d’équipements. A croire qu’Anne Hidalgo n’a jamais posé ses chaussures winklepicker sur une planche à roulettes. “Elle roule à vélo, elle. Elle devrait venir à la Muette. On aime bien les MILF”, plaisante Geoffrey.
Un esprit d’entraide inaltérable
La petite communauté des skateurs est soudée. En cas de pépin technique, on trouve toujours un pote prêt à te dépanner. “ça m’est souvent arrivé de péter un roulement et de m’en faire prêter un par un rider, explique Tankred. Dans le bowl, on a tous cette mentalité. C’est l’entraide. On achète des boards pas chères genre quarante balles à des marques qui mettent la clé sous la porte et qui écoulent leur stock. Quand on pète nos planches, genre coupées en deux, on a toujours un contact prêt à nous en revendre une.” Un peu comme un dealer, mais en plus ponctuel.
On croise Philippe, 43 ans, un old-timer qui a beaucoup pratiqué dans le temps. “J’ai commencé en 1987. Le skate n’était pas du tout à la mode. J’habitais près de la descente de Montparnasse, sur l’esplanade. C’était un spot de skate. Au début des années 1990, beaucoup de riders venaient du sud de Paris. Il y avait du mélange social. Mais en ce qui concerne les skateurs du Dôme (surnom du spot du Palais de Tokyo – ndlr) et des Invalides, quand j’allais chez certains potes, disons que je pouvais visiter l’appart à cheval. Comme dans le graffiti, tu avais des fils de, et des fils de ministres, je rentrerai pas dans les détails, des types qui faisaient pas mal de conneries !”
Philippe explique que les skateurs sont parfois pris pour des cibles faciles mais que, comme dans le Kids de Larry Clark, autre film culte de la culture skate, leurs agresseurs se prennent parfois des raclées mémorables
Enfant de la classe moyenne, Philippe a toujours bénéficié de la solidarité qui unit la communauté des skateurs. “Un gamin chanceux recevait une nouvelle planche pour son anniversaire, il donnait sa vieille board à un gamin un peu moins avantagé.” Les bandes sévissaient. “Parfois, il y avait des descentes des Requins juniors (branche jeunesse des Requins vicieux, bande de dépouilleurs tristement célèbre au début et au milieu des nineties – ndlr). En 1994, ils ont attaqué le Dôme.”
Dans le morceau Bryan Herman, Lomepal lâche cette phase : “Y avait toujours des bouffons qui voulaient nous braquer l’panier (Hey)/Un long bout d’bois, deux bouts d’fer, quatre gommes dures/C’est pas leurs bras qui gagnaient.” Philippe explique que les skateurs sont parfois pris pour des cibles faciles mais que, comme dans le Kids de Larry Clark, autre film culte de la culture skate, leurs agresseurs se prennent parfois des raclées mémorables. “Nous, je crois qu’on a largement perdu, vu le gabarit des mecs d’en face, lâche Philippe. On était à trente contre trente mais eux, leur job à plein temps, c’était de boxer des mecs !”
“Paris est fun pour la pratique du skate”
En 1992, la ville avait aussi envoyé un bataillon de CRS pour interdire l’accès du Dôme aux skateurs. “On s’était accrochés avec un CRS un jour et le dimanche suivant, ils ont envoyé des unités anti-émeute au Palais de Tokyo. Six cars de CRS bloquaient les accès au spot. Ils essayaient de nous choper avec leurs boucliers mais n’ont réussi à serrer qu’un seul skateur.” Le contribuable de l’époque appréciera. Une sale hernie a obligé Philippe à ranger sa planche mais il compte s’y remettre. “C’est compliqué de perdre son niveau.”
Les kids se plaignent que Paris ne soit pas assez plane. “Ils sont durs. J’ai été dans pas mal d’endroits grâce au skate. Barcelone est beaucoup plus pavée que Paris, le béton de L.A. est plus rugueux que celui de Paris. Beaucoup d’Américains disent que Lyon et Paris sont fun pour la pratique du skate. Si tu veux trouver un bon spot de skate à L.A., c’est dix minutes en voiture et trois quarts d’heure en skate. Tu n’as pas ce problème à Paris. Ici, tu traverses la ville en une heure en cruisant à vitesse de croisière justement.” Il aligne les morceaux qui l’ont souvent accompagné dans ses virées nocturnes : Public Enemy, Sophisticated Bitch. Black Flag, You’re Not Evil. MF Doom, Madvillain. Minor Threat… Preuve de l’éclectisme musical de la scène skate underground.
République est the spot à Paris. La place est envahie par une foule bigarrée de clandés, touristes, “schlagues”, clodos, hipsters. Quelques dealers proposent un shit de mauvaise qualité aux skateurs. Mais ces derniers les connaissent bien et ne sont pas leurs clients. Ils ont d’autres connexions, toutes liées au milieu de la ride. Ilyes, 20 piges, originaire de Cergy-le-Haut, ne vit que pour le skate. “En skate, tu as une sensation de liberté que tu ne retrouves nulle part ailleurs. J’arrive ici à 13 heures et je repars à 20 heures.”
Les filles prennent leur place
Il a l’ambition de devenir pro un jour. Il sait que la compétition est féroce et qu’il faut bouffer son pain noir et son bitume crade avant d’y arriver. Qu’il vente, pleuve ou neige, ses roues esquintent le ciment de la place. “All day every day”, comme disent les cain-ris. Le son de Lomepal Bryan Herman tourne sur les mini-enceintes portatives tandis que des hordes de cégétistes marchent le long du boulevard en ce jour de manif. Fumigènes et battements de tambour.
Léonie et Alma sont deux Parisiennes de 15 piges qui ne comptent pas jouer les groupies de skateurs. Elles pratiquent la glisse régulièrement. De plus en plus de filles franchissent le pas, qui mène du banc où elles échangent des blagues sur les garçons qui multiplient les tricks jusqu’à la petite pyramide en pierre grise qu’il va falloir thrasher. “Mon frère skate alors j’ai voulu essayer, nous dit Alma. Je vais souvent à l’EGP, un skatepark porte de la Chapelle. Aux Etats-Unis, on trouve beaucoup de skateuses très connues. C’est un peu plus frileux en France. C’est moins dans la culture. Ici, les mecs prédominent.” La conversation dérive sur la place des femmes dans la société. Alma et Léonie sont des féministes mais pas des “féministes vénères”, pas question pour elles de faire de la board un phallus à roulettes symbole d’oppression systémique et structurelle.
“A l’époque où j’ai commencé, il y a dix ans, c’était un truc pas du tout à la mode. Aujourd’hui, il y a de l’argent, de la notoriété, des influenceurs. On appelle ça la jet-skate” Mehdi
Mehdi, 25 ans, originaire de Bastille, est un autre habitué du spot de Répu. “La culture skate s’est vraiment popularisée et elle est devenue acceptable, fréquentable. A l’époque où j’ai commencé, il y a dix ans, c’était un truc pas du tout à la mode. Aujourd’hui, il y a de l’argent, de la notoriété, des influenceurs. On appelle ça la jet-skate. Mais comme tu l’as constaté, il y a toujours les anciens, les locaux qui sont toujours là, les mecs de l’underground. La nouvelle génération connaît moins l’histoire et la culture du skate. Les marques surfent sur la vague du skate, il n’y a qu’à regarder les collabs Louis Vuitton/Supreme. On est loin de l’esprit originel.
Pour moi, le skate, c’est juste une bande de potes qui font des tricks et qui chillent ensemble sans discrimination sociale ou ethnique. Noir ou blanc, riche ou pauvre, on s’en fout. On est ensemble et on s’amuse. Quand t’es sur ta planche, on oublie d’où tu viens, tes origines sociales. Que tu sois gay ou hétéro n’entre pas en ligne de compte. On s’en branle. Avec les réseaux sociaux, n’importe qui peut venir thrasher un spot. C’est la grosse démocratisation.”
“Un style de vie sans concession”
Sur les différents spots, il y autant de styles que de skateurs. Des techniciens ou “tekos” vêtus de pantalons baggy et qui exécutent des figures complexes, ou bien les fameux piss drunks, imbibés jusqu’au- boutistes limite suicidaires, des skateurs “die hard” qui prennent des risques inconsidérés. “Quitte à se péter les jambes, ils font des trucs de fou sur les spots, explique Mehdi. Ils représentent mieux que personne l’esprit du thrasher, c’est du sale, c’est dangereux. C’est un style de vie sans concession. On vit pour ça et parfois on peut mourir pour ça C’est leur credo. C’est les cailleras du skate. Rien à voir avec les mecs qui apprécient la ride et une certaine douceur typiquement californienne. Je suis sur le spot tous les jours, du moins quand il fait beau et qu’il y a des types qui rident.”
La plupart des types qu’on rencontre sont des “9 to fivers”, des gars qui ont des boulots avec des horaires précis, des étudiants. “Il faut faire un truc à côté, nous dit Mehdi. Moi, je cherche du taf après avoir obtenu mon master de droit à la Sorbonne. Certains ne misent que sur le skate, mais c’est un pari risqué. Je kiffe le skate à la mort, mais j’ai besoin d’assurer mes arrières. En général, si tu es doué, tu te fais repérer autour de 15 ans par des détecteurs, mais passé 20 piges, si tu n’as pas de contact dans l’industrie, pas de sponsor, c’est cuit. Le milieu est rude. Les détecteurs ne se déplacent même plus sur le spot, avec les réseaux sociaux ils savent qui fait du sale sur le spot, qui est déter…”
“Je skate tous les jours mais je vais pas le revendiquer. ça fait partie de moi, c’est tout” Derek
Plus loin, on chope Derek, un skateur dandy qui chine ses fringues dans les friperies et qui affiche une mine insolente de chanteur de pop psychédélique à la Al Jardine ou Mike Love des Beach Boys. Ses potes assurent que c’est un tombeur né, qu’il chopait avant le skate et qu’il chopera après. “Je ne suis pas dans ces conneries à la Supreme. J’ai mon propre style. Je skate tous les jours mais je vais pas le revendiquer. ça fait partie de moi, c’est tout. C’est comme un fumeur de weed qui le crierait sur les toits. Je trouve que ça n’a pas de sens. J’aime bien venir chiller sur le spot de République, voir un peu les gens prendre du bon temps.”
Sa copine ne le quitte pas des yeux, pendant tout le temps où il parle, et même quand il ne parle plus. Je lui parle du morceau Young Love de Slick Rick, mais il est trop jeune pour connaître. Il a à peine 16 ans. Pourtant, comme ses potes, il est l’un des seigneurs de République. Le Dogtown parisien.
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