Des malfaiteurs mélangent croyances traditionnelle et utilisation de scopolamine, une drogue faisant perdre tout libre-arbitre, pour dépouiller leurs victimes. Les butins sont renvoyés en Chine et se chiffrent à plusieurs millions d’euros.
Imaginez une drogue terrifiante, sans goût ni odeur, qu’il suffirait de souffler sur votre visage pour annihiler tout libre arbitre. Une drogue qui aurait été utilisée lors de la Seconde Guerre mondiale par Joseph Mengele, le “médecin” d’Auschwitz, comme sérum de vérité. A haute dose, elle peut tuer. A faible dose, l’effet s’estompe et le cerveau n’a pas de séquelles, mais le traumatisme psychologique est lui bien réel.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
1 000 décès par an
C’est l’effet produit par la scopolamine, ou “souffle du diable”. Elle est issue des pétales blancs et graciles des fleurs de brugmansia qui s’évasent à la manière d’une trompette. Une forme qui lui vaut le surnom poétique de “trompette des esprits”, car en inspirer le pollen suffirait à prodiguer des rêves étranges. La plante pousse en Colombie et la drogue qui est en issue y fait des ravages, causant plus de 1 000 décès par an, selon les autorités.
Mais depuis 2013, la substance est également utilisée en France pour alimenter un vaste réseau d’escroquerie visant la communauté chinoise. Le dernier cas signalé aux forces de police date de novembre dernier. Des dizaines, voire des centaines d’autres ont été recensés ces deux dernières années, selon nos informations. Seule une minorité de victimes osent porter plainte, mais le phénomène est bien connu de la communauté. A tel point qu’elle a inventé une expression dédiée pour ce type d’agression, « Mi hu dang », littéralement “quelqu’un qui vous vole l’âme”.
La communauté chinoise prise pour cible
Le mode opératoire est toujours peu ou prou le même, selon une source proche de l’enquête. Les malfaiteurs abordent leurs victimes, des femmes âgées, les jours de marché là où la communauté chinoise est présente : dans le XIIIe arrondissement de Paris, entre le boulevard Masséna et l’avenue d’Ivry, dès 2006, ces deux dernières années du côté de Belleville, dans le XXe arrondissement. “Chaque année, sur une certaine période, il y a ce genre d’arnaques ; c’est quelque chose de récurrent, ça ne s’est jamais vraiment arrêté. Au bout de 2-3 mois, quand il y a trop de polémiques ou trop de gens alertés, on n’entend plus parler de ces faits, puis ça revient quelques mois ou quelques années après”, assure Tamara Lui, présidente de l’association Chinois de France Français de Chine.
La dernière équipe interpellée par la police judiciaire en novembre 2015 avait ainsi coutume d’aborder ses proies. Composée de cinq personnes, trois femmes, deux hommes, elle envoyait une première femme demander à sa victime si elle connaissait le docteur Wang, présenté comme un mystérieux médecin traditionnel chinois, réputé pour ses qualités. L’arnaque, avant de reposer sur l’utilisation de produits stupéfiants, se sert des anciennes croyances chinoises.
“Le marché est un lieu de socialisation très important au sein de la communauté chinoise, explique Richard Berhaha, auteur de La Chine à Paris. Même si l’on habite pas le quartier, on y vient pour discuter, se retrouver, prendre des nouvelles.” Quelques mots, et le piège se referme. Une deuxième femme arrive et vante prétendument par hasard les qualités dudit médecin. “La médecine chinoise est très différente de la nôtre, poursuit Richard Berhaha. Nous cherchons à guérir quand elle essaie avant tout de prévenir. Le praticien observe votre équilibre général et essaie de prévenir la bonne santé. » Les personnes âgées d’origine chinoise ne seront pas forcément surprises qu’on leur vante le talent d’un certain médecin et discuteront naturellement.
Des victimes traumatisées et honteuses
Souvent, les malfaiteurs demandent simplement leur chemin, explique Tamara Lui qui a rencontré une victime. “Quelqu’un lui a demandé où se trouvait le métro, explique-t-elle. Puis lui a montré des herbes de la pharmacopée chinoise, lui a fait renifler un produit, elle a perdu conscience. Les malfaiteurs lui ont alors dit qu’elle était pâle, qu’un malheur était sans doute arrivé chez elle, qu’il fallait qu’elle casse ce malheur en leur donnant des bijoux et des biens précieux pour pouvoir dissiper ce malheur.” Les victimes, ayant perdu leur libre arbitre, obéissent alors bien sagement. « Elle est partie chez elle récupérer ses bijoux et ses biens de valeurs, et leur a apportés. » Avant de réémerger quelques heures plus tard, dépouillées, traumatisées et honteuses.
La scopolamine, comme toutes les drogues, agit au niveau des neuromédiateurs dans notre cerveau. Car sous notre crâne, les 100 milliards de neurones qui peuplent notre cerveau sont sans cesse en train de communiquer entre eux. Cette communication est rendue possible par l’intermédiaire de messagers, – les neuromédiateurs -, qui sont ensuite capturés par des neurorécepteurs, attirés comme des aimants.
C’est cette rencontre qui nous permet de ressentir des émotions, de rire, de nous souvenir, etc. “La scopolamine bloque l’absorption de l’acétylcholine”, explique Jean-Pol Tassin, neurobiologiste et directeur de recherche à l’Inserm. La drogue vient en effet se nicher sur le récepteur chargé d’absorber ce neuromédiateur, empêchant alors à l’acétylcholine de poursuivre sa route dans notre cerveau. Tout simplement comme un tuyau bouché ! Seulement voilà, sans acétylcholine dans nos neurones, nous sommes réduits à l’état de zombie. “Ce neuromédiateur joue un rôle fondamental dans la mémorisation et l’apprentissage, poursuit Jean-Pol Tassin. On n’est donc pas paralysé, le reste du cerveau fonctionne, mais on ne peut plus penser. L’acétylcholine permet la mémorisation et la conscience du moment.”
Une dizaine de plaintes contre une centaine de cas
“Nous étions extrêmement étonnées en prenant les premières plaintes quand les victimes nous racontaient comme s’était passée l’escroquerie, poursuit la même source policière. Toutes nous disaient : à un moment, je me suis rendu compte de ce que je faisais, que c’était totalement anormal et que je ne devais pas le faire, mais je ne pouvais pas m’empêcher de le faire. La majorité des victimes vous disent qu’elles avaient conscience qu’il ne fallait pas faire ce que demandaient les malfaiteurs, mais qu’elles étaient incapables de ne pas le faire.”
Cette honte, mais aussi la peur d’éventuelles représailles explique le faible nombre de plaintes : une dizaine recensée par la police judiciaire contre une centaine de cas notés. Aucune victime n’a d’ailleurs accepté de nous raconter son expérience. “La communauté chinoise a connu une intégration très difficile. La plupart ont été clandestins pendant 10 à 15 ans et ont très peur de la police… et aussi peu confiance en les médias”, analyse Richard Beraha. Les victimes préfèrent alerter le reste de la communauté en partageant leur expérience sur les réseaux sociaux chinois, comme Huarenje ou WeChat.
Un système mafieux
Un manque de confiance que la police déplore grandement, car l’arnaque s’inscrit dans un système de criminalité mafieux mondial avec des butins chiffrés à plusieurs millions d’euros. Ils sont renvoyés directement en Chine, d’où sont commandités les opérations. Si la France est le pays d’Europe le plus touché, un cas a récemment traumatisé la Suisse : une femme âgée a ainsi retiré 1 million de francs suisses de son compte (environ 1 million d’euro) avant de le donner tout simplement aux escrocs.
A Paris, le travail d’un interprète, qui rassure les victimes en leur expliquant qu’elles ne prennent pas de risque en allant déposer plainte, libère doucement la parole. Doublé de l’intervention de la jeune génération, se sentant plus légitime à intervenir dans l’espace public. C’est ainsi grâce à l’aide de la belle-fille d’une victime que la police judiciaire a interpellé un groupe de cinq malfaiteurs en novembre 2015. Quelques mois plus tôt, en août, c’est aussi grâce aux dépôts de plainte des victimes que cinq autres Chinois avaient été arrêtés à l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle avec 75 000 euros en liquide sur eux, soupçonnés des mêmes faits.
A tel point que le Sirasco (Service d’information de renseignement et d’analyse stratégique sur la criminalité organisée), – qui a décliné toute demande d’interview – s’est saisi du sujet en mai dernier. Face à la gravité des faits, il a rédigé une note en français et en chinois à destination de la communauté chinoise pour inciter les victimes à porter plainte. “Mais ce communiqué a été très mal diffusé, il n’a eu aucun impact, regrette Tamara Lui de l’association Chinois de France. Il faudrait informer la communauté sur le site de Huarenjie, via We Chat, que les associations collaborent main dans la main avec les services de police, que le communiqué soit affiché dans les magasins chinois, dans les boutiques à Belleville. Il existe une grande solidarité au sein de la communauté et les commerçants n’hésiteraient pas à le mettre en vitrine. Là il y aurait un effet !”
Car l’arnaque a encore de beaux jours devant elle. « Depuis la fin de l’année 2016, on recommence à avoir des plaintes », déplore la source proche de l’enquête. Mêmes faits, même mode opératoire. Sauf qu’aujourd’hui, les escrocs ciblent les marchés de banlieue fréquentés par la communauté asiatique, notamment à Aubervilliers, La Courneuve, et Bobigny.
{"type":"Banniere-Basse"}