Avant qu’on ne la surnomme « Hypezig » et qu’elle attire artistes, investisseurs et touristes, la ville est-allemande s’est vidée de ses habitants durant les années qui ont suivi la Réunification. Pour sauver les nombreux immeubles vides qui menaçaient de tomber en ruine ou d’être rasés, des habitants de Leipzig en ont transformé certains en « maisons de gardien », les confiant temporairement à des artistes et de jeunes créatifs. Reportage.
Difficile d’imaginer à quoi ressemblait il y a une dizaine d’années le quartier industriel de Plagwitz, à l’ouest de Leipzig, quand on découvre aujourd’hui ses vénérables immeubles aux façades colorées, ses nombreux bars, galeries et boutiques. « Il y avait des pans de rue qui étaient totalement vides. Tout était gris à cause de l’industrie du charbon. Plus personne ne voulait vivre ici », explique le géographe Hannes Lindemann, bénévole au sein de l’association HausHalten, dont le nom signifie “garder la maison”.
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« Les immeubles vides posent problème car il arrive souvent qu’ils soient incendiés, vandalisés, que des voleurs de cuivre dérobent toutes les conduites… Au bout d’un certain temps, on se retrouve avec une maison dans laquelle on ne peut plus habiter. Et lorsque l’immeuble est trop abîmé, on ne peut pas non plus le rénover », explique-t-il.
Plus d’un million de logements vides en Allemagne de l’Est
À la réunification, la ville est-allemande s’est vidée de sa population, perdant dans les années 1990 plus de 100 000 habitants sur les 530 000 qu’elle comptait avant la chute du Mur. ‘L’Allemagne a de l’Est a connu un tournant démographique’, poursuit Hannes Lindemann.
« Beaucoup de gens ont déménagé à l’Ouest, tandis que de nombreux logements ont été construits dans les nouveaux Länder. Résultat, en l’an 2000, il y avait plus d’un million de logements vides en Allemagne de l’Est. Les propriétaires n’avaient plus assez d’argent pour maintenir leurs immeubles en état. C’est pourquoi le gouvernement allemand a lancé le programme Stadtumbau Ost en 2002, qui consistait à détruire des immeubles de manière à normaliser le marché de l’immobilier. »
Foyers de vie et de culture au cœur des quartiers dépeuplés
Créée en 2004 par une poignée d’habitants craignant de voir disparaître les plus beaux immeubles de style Gründerzeit que comptait leur ville, faute de locataires, l’association HausHalten a inventé le concept de « maisons de gardien » (« wächterhäuser » en allemand) : y loger des artistes, des artisans, des associations ou des créateurs d’entreprises pour repeupler les immeubles vides en échange d’un loyer symbolique.
« L’idée de départ était un peu différente, souligne Hannes Lindemann. On se demandait si on ne devait pas trouver une personne par immeuble, qui viendrait chaque semaine à la manière d’un gardien, une lanterne à la main, vérifier que le toit est bien étanche, que toutes les fenêtres sont fermées, jusqu’à ce qu’une nouvelle utilisation soit trouvée pour l’immeuble. » Mais la demande était telle parmi les nombreux artistes et créatifs à la recherche d’ateliers ou de bureaux lorsque les premières visites ont été organisées que l’association a finalement décidé de faire de ces immeubles désolés des foyers de vie et de culture au cœur des quartiers dépeuplés.
Les propriétaires n’ont pas toujours été faciles à convaincre au départ, mais le concept de maison de gardien s’est rapidement imposé. En onze ans, l’association a permis de sauver une vingtaine d’immeubles de la ruine ou de la destruction. Des contrats d’utilisation qui durent en général entre trois et sept ans sont signés entre HausHalten et les propriétaires d’immeubles vides. Ces derniers s’engagent à sécuriser les lieux et aménager si nécessaire des accès à l’électricité et à l’eau courante. Les utilisateurs des lieux peuvent aménager les lieux à leur guise, ne paient que les charges et une cotisation mensuelle à l’association.
Lieu d’expo, auberge de jeunesse arty, ateliers
Lorsque Constance Müller a ouvert avec d’autres bénévoles le lieu d’exposition D21 en 2006 au numéro 21 de la Demmeringstrasse, la toute première des maisons de gardien de Leipzig dans l’ancien quartier ouvrier de Lindenau, elle ne payait que 260 euros de loyer, charges comprises, pour un espace de 150 mètres carrés. Le contrat d’utilisation a pris fin en 2010. Les propriétaires de l’immeuble ont alors doublé le loyer, ce qui reste bon marché mais représente tout de même un grand investissement pour cette petite galerie associative emblématique du renouveau de Leipzig.
« Nous voulions redonner vie au quartier et nous y avons participé à notre façon. Il y a de plus en plus de lieux qui ont ouvert ici ces dernières années, d’artistes qui ont emménagé ici et ouvert des magasins ou des ateliers », fait remarquer Constance Müller.
Quelques immeubles plus loin, au numéro 57, quatre jeunes femmes viennent d’ouvrir l’Eden, une auberge de jeunesse arty située dans ce qui fut autrefois une école primaire. C’est l’une des dernières maisons de gardiens ouvertes par HausHalten.
Au nord de la ville, le peintre Carsten Goering, qui s’est installé à Leipzig il y a 10 ans, occupe un atelier de 60 mètres carrés encombré de toiles et de châssis dans un superbe immeuble aux peintures défraichies, au numéro 3 de la Delitzscher Strasse. Il ne paie aujourd’hui que 180 euros par mois, charges comprises. Un privilège qu’il sait apprécier à sa juste valeur, sachant que la mairie de Leipzig, propriétaire de l’immeuble, prévoit de rénover l’immeuble d’ici 2020 et d’en déloger les artistes qui y ont aujourd’hui leur atelier. « Il ne s’agit que d’utilisation temporaire », rappelle Hannes Lindemann, qui se défend toutefois de faire le jeu des spéculateurs avec son projet, maintenant que Leipzig est redevenue attractive, compte désormais plus de 550.000 habitants et se trouve aussi elle aussi confrontée à la gentrification et à la hausse des loyers.
La plupart des artistes et des créatifs ont pu rester
Sur les vingt immeubles qui ont été ouverts, seuls deux ont été récupérés par les propriétaires, rénovés et reloués à d’autres personnes. La plupart des artistes et des créatifs ont pu rester dans les anciennes Wächterhäuser moyennant une augmentation de loyer réaliste, à l’instar du lieu d’expo D21. Et certains utilisateurs des maisons de gardien ont même pu racheter leurs ateliers ou leurs bureaux à la fin du contrat d’utilisation temporaire des lieux, preuve que le projet sert plus les habitants des quartiers délaissés et les artistes de la ville qu’il ne fait le lit des investisseurs.
Et même si la ville n’a désormais plus que 5% de logements vacants, Leipzig a encore beaucoup d’espace à offrir aux créatifs, estime Hartmut Müller, directeur de l’association Arche Botanica, qui prévoit d’ouvrir un jardin de la biodiversité dans la région, qui a son bureau dans une maison gardien au nord de la ville et se produit par ailleurs plusieurs fois par semaine grimé en Méphistophélès au restaurant Auerbachs Keller, une institution leipzigeoise :
« Il y a encore un immense bâti, des vieilles casernes, des anciennes zones industrielles dans d’autres quartiers de la ville. Il y a encore beaucoup de potentiel pour ouvrir de nouveaux ateliers d’artistes. »
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