Voilà plus de 100 ans que les Américains à Paris, expats ou touristes, vont s’enfiler des cocktails au Harry’s Bar. En 1924 déjà, le propriétaire indiquait l’adresse à ses compatriotes – le 5 rue Daunou – par cet encart paru dans le Herald Tribune : « Just tell the taxi driver: Sank Roo Doe Noo and get ready for the worst! ». La même année, ce roi du coup de pub eut une autre idée. Organiser à chaque élection américaine un « straw vote » (« vote de paille »), un vote pour de faux. Ça amuse les buveurs, mais pas que. Il se murmure que l’ambassade américaine et même la Maison blanche regarderaient de près les tendances…
Vous vous souvenez de Paul Le Poulpe, qui avait prédit avec succès les résultats de l’équipe de foot d’Allemagne lors du Championnat d’Europe 2008 et la Coupe du monde 2010 ? Et bien il semblerait que les votants du Harry’s Bar soient largement aussi doués : sur 19 scrutin organisés dans le bar depuis 1924, ils ne se sont trompés de président que deux fois. Un mois avant les vrais résultats, les clients américains (un passeport est exigé) peuvent déposer un bulletin dans une urne spéciale. Les scores provisoires sont affichés chaque semaine au-dessus du comptoir et à l’extérieur du bar. Autant dire que ce vendredi soir, le dernier pré-dépouillement avant le résultat définitif mardi soir à minuit (quelques heures avant les résultats officiels) est attendu avec impatience. Alors ? Obama ? Romney ?
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Derrière le comptoir, les barmen en tablier blanc s’agitent, ça frappe, ça shake, le Bloody Mary (inventé ici) coule à flots. La déco, chargée, respire l’Amérique. Drapeaux des cinquante États, insignes des grandes universités ricaines, un âne démocrate en peluche accroché au plafond, une plaque métallique appétissante : Try our Hot Dogs (chiens chauds à toute heure). Et bien sûr les affiches de campagne des deux candidats à la présidentielle : « Obama 2012 », « Romney believe in America ».
L’avance d’Obama se confirme
La fameuse urne trône en face du vieux bar en acajou. Alain Da Silva, directeur de l’établissement, s’en empare cérémonieusement – d’autant plus qu’il est filmé par une caméra de télévision. Direction la seconde salle de l’établissement, plus discrète, au sous-sol. Au Harry’s, si le bourrage de gueule est une éventualité, le bourrage d’urne est plus difficile : elle est scellée par un cadenas. Le directeur la déverrouille pour en sortir quelques dizaines de bulletins. Les derniers chiffres donnaient une légère avance à Obama : 165 votes pour le président sortant contre 133 pour Romney. La tendance semble se confirmer : « J’ai l’impression qu’Obama fait un gros score », commente Alain Da Silva en triant les faux bulletins. Le verdict tombe, 49 voix supplémentaires pour le démocrate, seulement 15 pour le républicain. Obama creuse donc l’écart avec un total de 214 voix contre 148 (soit 59% pour Obama, 41% pour Romney). L’effet Sandy ? En tout cas, pour le Harry’s, c’est quasiment joué d’avance, Obama sera réélu à la Présidence des Etats-Unis.
Un pronostic qui réjouit Scott Bartos. Le jeune New-Yorkais le commente en français, mais avec l’accent :
« Ça me fait beaucoup de plaisir de voir que Obama a beaucoup de public ! » En vadrouille en France pour 10 jours, Scott découvre pour la première fois le Harry’s Bar et son « straw vote ». « L’idée est drôle, peut-être je vais aller parier un peu d’argent sur Internet », plaisante-t-il.
Démocrate convaincu, Scott s’amuse aussi des nouvelles créations du bar : quatre cocktails aux noms des candidats des tickets républicains et démocrates. « J’espère que le cocktail Romney est sans alcool. Je verrais plutôt un petit lait chaud. Pour le Ryan, il faudrait même rajouter des protéines, parce qu’il aime bien la muscu… » Quant au cocktail Obama, il l’imagine bien avec de la bière, la boisson favorite du président sortant.
Une évolution de la clientèle ?
Mais que les démocrates de carte ou de cœur ne se réjouissent pas trop vite, le bar pourrait bien se tromper. C’est sûr, 2 erreurs sur 19 élections, c’est peu. Alain Da Silva tente d’expliquer l’étonnante fiabilité des pronostics du bar : « Les américains qui viennent ici sont très représentatifs de l’électorat américain. » Un mix parfait en quelque sorte, le bon dosage entre démocrates et républicains, un échantillon à rendre jaloux les instituts de sondage. Mais si la première erreur date de 1976 (Gérald Ford au lieu de Jimmy Carter), la deuxième est plus récente. En 2004, les clients du Harry’s ont pronostiqué la victoire du démocrate John Kerry. Or c’est Georges W. Bush qui a été élu pour un deuxième mandat.
Le barman Gilles Chauvain, 28 ans de maison, se souvient des commentaires d’un client, journaliste au Herald Tribune : « Le Harry’s bar s’est trompé parce que les Américains se sont trompés. » Mais cette erreur pourrait surtout refléter une évolution de la clientèle.
« C’est vrai que depuis les deux guerres du Golfe et le 11 Septembre, moins d’Américains viennent en France », constate Alain Da Silva. « Et ceux qui viennent encore voyagent beaucoup, ils ont une ouverture d’esprit que d’autres n’ont pas, par exemple ceux qui restent chez eux et sont incapables de situer les capitales du monde. »
Il ne serait donc pas impossible que ces « Americano Cosmopolitan » (oui je parle couramment le cocktail) à tendance démocrate, de plus en plus nombreux, biaisent une nouvelle fois le pronostic.
Comme dans un film
N’empêche que le palmarès du bar reste suffisamment impressionnant pour attirer les médias, qui viennent régulièrement s’enquérir de la tendance. La rumeur dit même que les QG démocrates et républicains regarderaient de près les résultats du Harry’s… Mais sur ce sujet, Alain Da Silva se fait frileux. En fait, il semble carrément embarrassé. Quand on insiste un peu, il lâche : « Oui, oui, il y a déjà eu des appels de l’ambassade des Etats-Unis. Mais pas cette année. » Les personnels des ambassades sont-ils clients du bar ? « Non, non. Si oui, incognito. Je ne veux pas les mettre en porte-à-faux. »
Ça y est, d’un coup on se croirait dans un film. Limite le couple au fond de la salle qui nous regarde chelou, c’est des agents de la CIA. Et la Maison Blanche, elle passe des coups de fil ? « J’en ai entendu parler, mais je ne sais pas, je ne suis là que depuis 10 ans. » On n’en saura pas plus. On suspecte quand même le coup de pub. La légende urbaine qu’il est bon de laisser courir, sans trop s’appesantir non plus, histoire de ne pas s’attirer un démenti officiel.
Le mystère demeure. Scott le new-yorkais, lui, trinque. Il s’est fait offrir un pot par un couple de français. Il lève son verre – de bière – et lance un confiant : « Cheers, Obama ! ». Demain il retourne à New York. Parce que le 6 novembre, il va voter pour de vrai.
Alexandre Comte
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