Après le séisme de 2010, des dizaines de milliers de réfugiés haïtiens ont fui leur île natale. Aujourd’hui, ils traversent le continent pour quitter les Etats-Unis de Trump et rejoindre illégalement le Canada. Beaucoup ignorent que leurs chances d’obtenir l’asile sont maigres. Nous les avons suivis dans leur exode.
C’est un étrange ballet qui se déroule depuis le mois de juillet dans une station d’essence de Plattsburgh, ville tranquille de l’Etat de New York. Chaque jour, entre des ventres rebondis sortant d’une enseigne de burgers et des voitures remplissant leurs réservoirs, des chauffeurs de taxi font le pied de grue.
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Ils attendent l’arrivée des bus bleu azur de la compagnie Greyhound. Ces longs cars sont utilisés par les réfugiés – majoritairement haïtiens – pour traverser l’Amérique du Nord et se rendre aux portes de la frontière américano-canadienne.
“Aujourd’hui, je veux simplement pouvoir vivre librement avec mon fils”
Ce dimanche 13 août, en début d’après-midi, ils sont une soixantaine – venant de Miami, Boston ou New York – à descendre du car. Parmi eux, Sandra, qui vivait à Big Apple depuis deux ans. Arrivée à Plattsburgh, cette Haïtienne de 27 ans téléphone à l’un de ses amis à Montréal pour obtenir des indications.
Avec sa main gauche, elle tient fébrilement son fils, Cédric, âgé d’à peine un an : “Il est né aux Etats-Unis, mais des amis m’ont dit que sa citoyenneté pourrait lui être refusée suite aux décisions de Trump, alors je suis partie, explique-t-elle. Aujourd’hui, je veux simplement pouvoir vivre librement avec lui.”
Autour de Sandra et de son fils, les taximen crient : “Roxham Road ! Roxham Road !” Situé à quarante kilomètres un peu plus au nord, le chemin de Roxham est devenu le passage clandestin le plus fréquenté pour entrer illégalement au Canada. Le montant de la course vers ce nouvel eldorado peut varier d’un taxi à l’autre. De 50 à 100 dollars selon le nombre de valises et l’honnêteté du chauffeur (la presse canadienne a rapporté des cas de tarifs à 300 dollars pour ce trajet d’à peine trente minutes).
Depuis l’élection de Donald Trump, la peur a gagné les rangs de la diaspora haïtienne
Depuis l’élection de Donald Trump, la peur a gagné les rangs de la diaspora haïtienne. Après le terrible tremblement de terre de 2010, Barack Obama avait accordé un “statut de protection temporaire” (TPS) aux Haïtiens qui avaient fui aux Etats-Unis et dont le nombre est estimé à 60000. Craignant de se faire expulser, 3000 d’entre eux ont décidé de tenter leur chance au Canada.
“J’ai fait seize heures de bus pour venir ici”
Roxham est la dernière étape de leur périple. La route pour s’y rendre est celle de l’Amérique rurale, une campagne verdoyante jalonnée de champs de maïs et de chevaux de trait. Il y a encore quelques années, le modeste chemin de Roxham n’était même pas indiqué sur Google Maps.
Au bout de cette voie sans issue, se dresse une clôture rouillée et un panneau : “Road closed”. C’est ici que les taxis déposent leurs passagers. Au sol, des bouteilles de soda et de la nourriture abandonnées. “J’ai entendu dire que le gouvernement américain pouvait me poser des problèmes, alors que celui du Canada accueille les réfugiés”, s’enthousiasme Marc, en sortant d’un taxi.
Ce trentenaire haïtien en jogging, dont les sacs portent encore l’étiquette de l’aéroport, a fui son pays il y a bientôt deux mois et demi. Il est passé par la République dominicaine avant de rejoindre les Etats-Unis. “J’ai atterri en Virginie, puis j’ai fait seize heures de bus pour venir ici. J’espère que je vais pouvoir travailler et faire venir ma famille”, ajoute-t-il en joignant les mains en signe de prière.
“Si vous passez cette ligne, vous serez mis en état d’arrestation.”
Comme lui, d’autres migrants se dirigent vers un chapiteau blanc à l’ombre des sapins. C’est le poste improvisé qui abrite la Gendarmerie royale du Canada (GRC). En file indienne, ils traversent alors la frontière matérialisée par un ruisseau boueux. Avant qu’ils ne le franchissent, un jeune officier canadien en gilet pare-balles les prévient : “Il est illégal d’entrer. Si vous passez cette ligne, vous serez mis en état d’arrestation.” Puis, une fois l’infraction commise : “Vous avez traversé illégalement la frontière, vous êtes en état d’arrestation.”
Ce discours rituel, qui se répète à chaque passage, entraîne parfois des situations kafkaïennes. Comme lorsque l’agent canadien, qui n’est pas habilité à franchir la frontière, demande un service à un migrant qui s’apprête à le rejoindre : “Vous pouvez prendre la valise rose qui a été laissée, s’il vous plaît ? Mais prenez aussi vos bagages, vous n’avez droit qu’à un seul passage.”
En raison d’un accord entre les Etats-Unis et le Canada, les demandeurs d’asile sont automatiquement refoulés s’ils se présentent aux postes frontaliers réguliers. Pour obtenir le statut de réfugié, les migrants entrent illégalement.
Le service des douanes a été totalement pris au dépourvu
A Roxham, le flot est tellement important que les agents de la GRC ne leur passent même plus les menottes après les avoir fouillés. Ils se contentent de les palper, de les interroger, d’étiqueter leurs bagages et de faire une copie de leur passeport. Les migrants sont ensuite acheminés, en bus scolaires, vers le poste frontalier de Saint-Bernard-de-Lacolle situé à une quinzaine de minutes de route.
Cette petite bourgade, connue pour ses vignes et son Parc Safari, n’était évidemment pas destinée à accueillir la plus grande vague de réfugiés depuis l’arrivée des boat people en provenance du Vietnam à la fin des années 1970. Au début de l’été, le service des douanes a été totalement pris au dépourvu.
“Des gens ont été contraints de dormir sur l’asphalte avec une simple couverture, raconte Jean-Pierre Fortin, président du syndicat des douanes et de l’immigration du Canada. En trente-cinq années de service, je n’ai jamais vu ça. Entre 200 et 300 personnes traversent la frontière chaque jour. Le gouvernement canadien est totalement pris de court.” L’armée canadienne a été appelée en renfort. Plusieurs camps composés de grandes tentes vertes ont germé à Saint-Bernard-de-Lacolle.
“Ils ont le sentiment de se donner en spectacle. Ils ont honte”
Quand nous visitons les lieux, mi-août, les gros bras de l’armée canadienne sont à pied d’œuvre. Des planchers rigides, de l’électricité et du chauffage ont été installés dans ces tentes pouvant accueillir jusqu’à seize personnes. Malgré une grosse activité, les douches n’ont pas encore été mises en fonction, et une entreprise de sécurité privée a été dépêchée à la hâte pour assurer la protection du site.
A la vue des caméras de télévision et des photographes, les migrants se dérobent ou se cachent le visage. “J’ai parlé avec eux en créole, ils se sont un peu confiés, assure à mots couverts l’un des agents de sécurité d’origine haïtienne. Ils n’ont jamais connu ce genre de situation. Ils ont le sentiment de se donner en spectacle. Ils ont honte.”
“On a l’impression d’être dans une zone de guerre” Frantz André, Comité d’action des personnes sans statut
Dormir sous des tentes ravive aussi chez certains le douloureux souvenir du séisme de 2010 qui a tué plus de 230000 personnes. “On a l’impression d’être dans une zone de guerre, déplore Frantz André, porte-parole du Comité d’action des personnes sans statut, après avoir visité le camp. Sans parler de ces individus qui s’arrêtent pour prendre des photos comme s’ils étaient des animaux dans un zoo. Ce ne sont pas des conditions à la hauteur de la situation.” Entre 1000 et 1200 migrants sont en attente de pouvoir remplir leur demande d’asile, avant qu’ils ne soient envoyés dans une structure d’accueil à Montréal.
Le stade olympique de Montréal est le point de chute le plus médiatique. Depuis le début du mois d’août, cet édifice, connu pour avoir vu le triomphe de la gymnaste Nadia Comaneci aux JO de 1976, accueille des centaines de réfugiés. Devant l’enceinte sportive, ils sont reconnaissables à leurs bracelets colorés leur permettant d’entrer et sortir à leur guise.
“Je sais que Dieu veille sur moi”
Parmi eux, Raphaël prend un “bain de soleil”, accoudé à une barrière métallique. Ce père de deux enfants souhaitait s’installer à Boston, mais ses amis l’ont incité à s’exiler au Canada. Depuis son arrivée au Québec, le 29 juillet, il espère un dénouement favorable et s’accroche à sa foi. “Dans ma valise, je n’ai pu prendre que ma Bible, confie-t-il. Je la relis en attendant. Je sais que Dieu veille sur moi.”
A quelques mètres de lui, Justin, 52 ans, est assis sur un banc circulaire, le regard dans le vide. Avant de s’embarquer vers Miami, puis Montréal, Justin tenait une épicerie à Port-au-Prince. L’insécurité l’a contraint à baisser le rideau. Il raconte : “J’ai été victime de plusieurs braquages. On m’a menacé avec une arme à feu, on a volé ma caisse. J’avais peur, je ne pouvais plus faire mon métier. J’ai décidé de tout abandonner.”
Il rêve aujourd’hui de rapatrier sa femme et ses trois enfants. “Je suis rempli d’eux, confie-t-il les larmes aux yeux. Quand j’ai ma femme au téléphone, j’entends mes enfants crier : ‘Mwen renmen ou papa’ (“je t’aime, papa” en créole – ndlr). Ils veulent me rejoindre. J’espère que le Canada m’aidera.”
“On ne compte plus les vidéos détournées et les fausses informations”
Depuis le début de l’année, beaucoup de rêves ont été douchés par l’administration canadienne. Pourtant, la diaspora haïtienne continue de nourrir de gros espoirs dans cette terre d’exil francophone. Des vidéos expliquant que le Canada est la terre promise des Haïtiens pullulent sur YouTube.
“La communauté haïtienne a été victime d’une désinformation terrible, déplore Chantal Ismé, vice-présidente de la Maison d’Haïti, une institution fédérant la communauté haïtienne à Montréal. On ne compte plus les vidéos détournées et les fausses informations qui se répandent sur les réseaux sociaux à propos des demandes d’asile. Or, si l’on se base sur les statistiques de l’an dernier, 60% d’entre elles ont été refusées. C’est terrible car des personnes établies depuis six ou sept ans aux Etats-Unis ont tout abandonné pour partir à l’aventure.”
Junior a abandonné sa voiture aux Etats-Unis. Hébergé dans un ancien couvent de bonnes sœurs au nord-ouest de Montréal, ce trentenaire pianote sur son ordinateur portable et sur son Apple Watch, pendant que ses compatriotes tuent le temps en scrutant le gazon. Disposant du statut de réfugié, il avait fait son trou aux Etats-Unis. Avec fierté, il raconte qu’il a notamment travaillé pour United Airlines.
“Je sais que je suis un homme mort si je retourne en Haïti” Junior
“J’avais un permis de travail et un numéro de sécurité sociale, mais quand j’ai appris que Trump allait nous déporter, j’ai décidé de partir. Je sais que je suis un homme mort si je retourne en Haïti, je n’avais donc plus le choix. J’essaie juste de sauver ma vie.”
“Quand tu es noir ici, rien n’est facile”
Avec 120000 personnes dont 70000 rien qu’à Montréal, les Haïtiens sont l’une des plus importantes communautés ethno-culturelles du Québec. Mais, selon Jo, 51 ans, l’intégration ne s’est pas faite sans douleur. Cet ambulancier haïtien habite Montréal depuis quarante ans. Depuis août, il se rend dans des centres d’accueil pour apporter un peu d’aide et de réconfort à ses compatriotes. Même si, contrairement à eux, il rêve désormais de faire le chemin inverse.
“Quand tu es noir ici, rien n’est facile, décrit-il. Ta peau a beau être d’une belle couleur, c’est quelque chose qui t’ostracisera. J’ai fait des études de soudure, j’ai beau avoir les diplômes, je n’ai jamais pu exercer mon métier. Beaucoup de jobs sont réservés aux Blancs. Encore récemment, la police m’a arrêté car je conduisais une grosse voiture. Ils m’ont dit : ‘Un Noir comme toi ne doit pas conduire des voitures comme ça’. Puis : ‘Tu l’as volé où cet uniforme d’ambulancier ? Aujourd’hui, je n’ai plus envie de lutter.”
“Un racisme systémique demeure” Chantal Ismé, vice-présidente de la Maison d’Haïti
“Il y a eu une évolution des mentalités, mais un racisme systémique demeure, confirme Chantal Ismé. Dans le secteur de Montréal-nord, où la communauté haïtienne habite majoritairement, le chômage est deux fois plus élevé que la moyenne.”
“Aujourd’hui, je croise des compatriotes partout”
A La Foire des Antilles, une célèbre épicerie d’alimentation haïtienne du boulevard Saint-Michel, la patronne se veut résolument optimiste. Marie-Andrée, surnommée Lélée, est arrivée au Québec en 1972. A l’époque, elle se souvient qu’elle pouvait parcourir une ligne de métro de long en large “sans croiser un seul Noir”.
A ses yeux, la société québécoise a beaucoup évolué. “Aujourd’hui, je croise des compatriotes partout, rigole-t-elle. Et quand je vois des Québécois qui tiennent la main des Haïtiennes, je me dis qu’ils commencent à prendre conscience que la couleur de peau importe peu.” Sur les réseaux sociaux, la nouvelle vague de réfugiés a pourtant ravivé les commentaires les plus nauséabonds et des militants d’extrême droite sont même descendus dans la rue.
Haïti (Québec), le documentaire glaçant de Tahani Rached consacré aux exilés de Montréal au milieu des années 1980, se concluait dans l’habitacle d’un chauffeur de taxi haïtien. On y voyait le conducteur enregistrer sur cassette un message à destination de l’un de ses amis resté au pays.
“Je sais pas ce qui nous arrive, confiait-il en créole. Nous sommes comme une bande de sans-pays. Nous sommes à la dérive partout sur Terre. A Saint-Domingue, à Miami, en France. En Haïti, nous ne sommes pas considérés comme des personnes. Ici, au Canada, non plus. Mais laisse-moi te dire que si Jacques Cartier n’a pas eu peur de bâtir un si grand pays sur ce bloc de glace, ce n’est pas le racisme qui devrait nous faire peur et nous empêcher de bâtir un avenir ici.”
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