Dans un pays en perpétuel état d’urgence où règne la peur, la culture est étouffée. Fermeture des clubs, acteurs blacklistés, journalistes incarcérés : la capitale turque, jadis active et bouillonnante, s’éteint à petit feu.
Il est minuit ce jeudi soir et il n’y a quasiment plus que des chats dans les ruelles de Beyoglu, quartier d’Istanbul situé face à la vieille ville, sur la rive européenne. Stores métalliques baissés, devantures aveugles barrées d’un panneau “à louer”… Il n’y a pas si longtemps, de chacune de ces portes aujourd’hui condamnées, les échos d’un concert ou d’un DJ set s’échappaient.
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De la place Taksim à la tour de Galata, le centre d’Istanbul était noir de monde. Autour du club Babylon, les terrasses débordaient. “Mais elles ont été interdites, les taxes sur l’alcool se sont envolées, les bars ont fait faillite, les uns après les autres, explique l’écrivain Mehmet Said Aydin. Puis ils ont détruit des immeubles et des cinémas historiques pour construire des centres commerciaux et des salons de thé. Aujourd’hui, Istiklal est un mall à ciel ouvert pour les touristes du Golfe.” Sur la légendaire rue piétonne ciblée par un kamikaze l’an dernier, des hommes en armes, des soldats cagoulés, des véhicules blindés et des policiers en civil veillent au grain.
“Les gens venaient du monde entier découvrir une vraie scène musicale”
Rideau sur la movida stambouliote : “Istanbul avait la vibe, les gens venaient du monde entier découvrir une vraie scène musicale. Il y avait des super clubs, de bons DJ. Le vin et la bouffe n’étaient pas chers…” Enfermé dans son studio de Karaköy, tout près du Bosphore, Alican Tezer met en boîte le nouvel album de Büyük Ev Ablukada. “Ensuite, on fera ceux d’Ayyuka et d’Insanlar.”
Trois groupes à enregistrer avant l’été : le plus courtisé des batteurs du rock turc n’a pas le temps de regarder dans le rétroviseur ; pas envie, surtout. “Chaque jour, il se passait quelque chose, un vernissage, une avant-première, un concert. Tu étais sûr d’y rencontrer des amis. Aujourd’hui, il y a tellement de problèmes qu’on n’a même plus une minute pour boire un verre. Quand tu n’as plus le temps pour l’insouciance, tu ne vis pas dans un bon pays.”
“Les fêtes, la communauté gay, tout a disparu” Yigit Karaahmet, écrivain
Pendant des années, l’écrivain Yigit Karaahmet a tenu la chronique des nuits stambouliotes. “Je viens d’une ville de la mer Noire, je suis arrivé en 2007 à Istanbul. Tout était extraordinaire pour moi : les fêtes, la communauté gay. Tout a disparu.” L’attaque du Nouvel An contre le club Reina – 39 morts, 70 blessés – a donné le coup de grâce.
“Tout le monde était heureux de quitter 2016, les choses allaient peut-être changer… Une heure après, c’était de nouveau l’horreur…” La revue pour laquelle il écrivait a été fermée, son éditeur a refusé son dernier manuscrit mettant en scène un couple homo… Malgré les saillies pleines d’ironie de son fil Twitter, Yigit broie du noir : “On ne sort plus. On fait la fête chez l’un, on continue chez l’autre, c’est très ennuyeux.”
“Personne ne sait où va la Turquie”
Sur les visages, dans la rue, dans toutes les discussions, sur les réseaux sociaux, c’est la même inquiétude : “Personne ne sait où va la Turquie”, se désole l’artiste et dessinateur Memed Erdener. Un coup d’Etat manqué suivi d’une répression impitoyable, 130000 fonctionnaires limogés, 40000 personnes arrêtées dont les principaux leaders de l’opposition et une centaine de journalistes ; des médias interdits, un pays sous état d’urgence permanent, une guerre civile et secrète dans l’Est, la monnaie nationale au bord de l’effondrement…
“Nous sommes dans un train dont même le conducteur ignore la destination. Un jour il dit d’aller à gauche, le jour suivant, il va à droite. Parfois, il insulte les Etats-Unis, puis il insulte la Russie et les Arabes…” Déjà omniprésent, le président Recep Tayyip Erdogan a convoqué un référendum en avril. Les Turcs sont appelés à se prononcer pour ou contre une réforme de la Constitution qui renforcerait le rôle du chef de l’Etat.
En cas de victoire du oui, tous les pouvoirs seraient concentrés dans les mains d’un seul homme et Erdogan aurait le champ libre pour réaliser son rêve : “Fermer la parenthèse ouverte il y a un siècle”, réislamiser la Turquie et lui redonner sa grandeur, celle du temps où le sultanat ottoman régnait en maître sur le Moyen-Orient. Retour de l’enseignement religieux à l’école, remise en cause de la mixité, le pouvoir islamo-conservateur a déjà commencé à détricoter les principes de la République laïque édictés par Atatürk.
“Ils ferment des théâtres, des opéras, des ballets”
“Ils ferment des théâtres, des opéras, des ballets. Des choses qu’ils considèrent insignifiantes, trop occidentales et éloignées de notre géographie”, résume Leyla Gediz dont les peintures romantiques et naïves ont voyagé dans toute l’Europe. Au vernissage de sa nouvelle exposition, à la galerie Pill, dans les ruelles néobobos de Balat adossées au très conservateur quartier Fatih, il n’y a pas de champagne. Mais un énorme ticket de caisse est accroché au mur : reproduite sur une toile dans les moindres détails, c’est la preuve d’achat de dix bières à l’épicerie du coin.
“Je continuerai à vivre comme je l’entends, à faire la fête et à boire” Leyla Gediz, peintre
“Ces dernières années, il y a eu des attaques contre des galeries qui servaient de l’alcool. La bière est devenue un symbole ! Là, je dis que je continuerai à vivre comme je l’entends, à faire la fête et à boire sans peur.” Mais sur le mur d’en face, une femme courbée, en justaucorps, se démultiplie comme les fenêtres d’un écran d’ordinateur en plein bug. “C’est la fatigue que tu ressens quand on te prend pour une marionnette.” En Turquie, le ministre de la Santé l’a dit : “Il y a une seule carrière possible pour une femme : mettre au monde au moins trois enfants.”
Tout le monde n’a pas la force de résister. Au début de l’année, Velvet Indieground a mis la clé sous la porte. En juin 2016, ce disquaire a été pris pour cible lors de l’écoute du dernier Radiohead. Cette fois encore, les assaillants s’en étaient pris à l’assistance sous prétexte qu’elle sifflait des bières en plein ramadan.
“On cherche tellement à nous diviser”
Quelques rues plus loin, Analog Kültür, autrefois eldorado des collectionneurs étrangers de vieux vinyles de pop anatolienne survit. “Ce n’est pas le gouvernement qui m’inquiète le plus, mais plutôt les gens autour de moi, les voisins, ceux que l’on croise au supermarché, explique son propriétaire, le DJ electro Kaan Düzarat. On cherche tellement à nous diviser : gauche contre droite, laïcs contre religieux…”
Dans l’arrière-boutique qu’il a aménagée en studio, ce producteur-organisateur-animateur-de-radio relativise : “Les affaires ne vont pas fort, mais j’en profite pour me concentrer sur des projets plus personnels. Avant, j’avais toujours une soirée à organiser, une invitation à mixer, pas assez de temps pour créer.” Derrière sa console, Kaan remixe Gaye Su Akyol, la nouvelle héroïne de l’indie stambouliote.
Salué par la presse étrangère comme la rencontre des Bads Seeds et de la diva nationale Müzeyyen Senar, le deuxième album de Gaye Su Akyol, Hologram Imparatorlugu (sorti en décembre chez Glitterbeat) ravive la flamme du rock psychédélique turc des années 1970, celui d’Erkin Koray ou de Cem Karaca. “Tu nous as vendus !/Tu possèdes un palais/ Mais ce ne sont que quatre murs et du vide/Les richesses mutilent les simples mortels”, chante-t-elle. Difficile de ne pas penser au “sultan” Erdogan dans son palais de mille pièces à Ankara.
“Quand les puissants commencent à s’en prendre aux moins puissants, c’est le début du fascisme” Gaye Su Akyol, chanteuse
“Il y a beaucoup de surinterprétation, corrige prudemment la chanteuse. Oui, je parle du pouvoir et de l’attitude des gens qui l’exercent. Mais ce n’est pas adressé à quelqu’un en particulier. Quand les puissants commencent à s’en prendre aux moins puissants, c’est le début du fascisme. Ça n’arrive pas seulement en Turquie : regarde l’Europe et les Etats-Unis.”
Parmi ses influences, Gaye Su Akyol cite Grace Slick, Selda Bagcan mais aussi Jean Baudrillard. “Le concept d’“empire hologramme” m’a été inspiré par Simulacres et simulation. Nous vivons dans la virtualité, nous ne savons plus démêler le vrai du faux, les manipulations. La guerre chez nos voisins, les attentats ici. On réagit aux événements comme dans un jeu vidéo.”
“Pendant Gezi, nous étions optimistes”
Les mots sont pesés, chaque réponse précédée d’un temps de réflexion. Plusieurs fois, avant d’accepter de figurer dans ce reportage, on nous a avertis : “Je suis moins engagé qu’avant…” Quatre ans après la mobilisation et la répression du mouvement Occupy Gezi, la désillusion est grande : “Pendant Gezi, nous étions optimistes, nous pensions : ‘Ce pays est cool’, se souvient Alican Tezer. Toutes sensibilités confondues, on se parlait, on s’embrassait… Nous nous sommes soulevés contre les dérives du pouvoir, la police nous a chargés, et nous sommes rentrés à la maison. Et d’une certaine façon, nous y sommes encore…”
Aujourd’hui en Turquie, un simple tweet peut conduire en prison, “l’incitation à la haine et à l’animosité” envers Tayyip Erdogan est sévèrement punie. A la rédaction de Cumhuriyet – quinze journalistes incarcérés –, l’homme qui préparait le thé a été arrêté parce qu’il avait dit qu’il ne servirait pas le président s’il venait au journal.
“Beaucoup de mes amis sont en détention. Des journalistes, des intellectuels, des professeurs”, raconte Mehmet Said Aydin (son premier recueil de poèmes, Le Jardin manqué, sera publié en mai aux éditions Kontr, traduit du turc par Sylvain Cavaillès). Poète et traducteur kurde, il publie chaque semaine des chroniques dans des hebdos et des quotidiens.
“L’institut kurde d’Istanbul, les télévisions et librairies kurdes ont été fermés”
“Le groupe Evrensel qui m’emploie est à l’agonie. Sa maison d’édition a été fermée sans raison après la tentative de putsch.” Depuis la reprise des hostilités entre l’armée et la guérilla séparatiste du PKK, les kurdophones rasent les murs. “L’institut kurde d’Istanbul, les télévisions et librairies kurdes ont été fermés, les grandes enseignes ne vendent plus de livres en langue kurde.”
Dans ses papiers comme dans ses poèmes, Mehmet Said Aydin évoque souvent son enfance kurde dans l’Est, “déjà sous état d’urgence” dans les années 1990. “Mes articles ne sont pas directement politiques, c’est de la littérature. Cela ne me protège pas pour autant. Asli Erdogan a été jetée en prison, non pour ce qu’elle écrivait, mais parce qu’elle écrivait dans un journal d’opposition.” Libérée, la romancière attend son procès, elle risque la perpétuité.
A l’hiver 2016, plus de 1 200 artistes et intellectuels, turcs et étrangers signaient une pétition pour la paix, dénonçant notamment les violences des opérations de l’armée dans le sud-est du pays à majorité kurde. Le président Erdogan avait promis qu’ils paieraient le prix de leur “trahison”.
Dans le milieu du théâtre et du cinéma, la punition ne s’est pas faite attendre : “Vingt-sept comédiens du Théâtre national d’Istanbul ont été renvoyés sans préavis, d’autres acteurs, pourtant célèbres, sont blacklistés des castings à la télé ou au cinéma”, raconte Meltem Cumbul.
“L’une des pires choses qui nous arrive, c’est l’autocensure” Meltem Cumbul, actrice
En acceptant de présider le Syndicat national des acteurs, cette actrice très populaire a fait le choix de l’indépendance. Autrefois habituée des superproductions, elle joue désormais au théâtre ou dirige des pièces sur les petites scènes d’Istanbul : cet hiver, c’était La Chambre bleue de David Hare. “Les comédiens ne sont plus libres. S’ils disent ce qu’ils veulent, plus personne ne veut travailler avec eux, ils deviennent dangereux. L’une des pires choses qui nous arrive, c’est l’autocensure.”
“La République d’Atatürk m’a donné la laïcité et mes droits de femme”
Jamais à court d’arguments, Meltem Cumbul ne se tait pas. Elle qui twitte régulièrement son opposition au changement de Constitution est devenue l’une des figures publiques du “Hayir” – le “non’ au référendum – et par conséquent l’une des cibles préférées des principaux médias acquis au pouvoir. “Je pense réellement que nous sommes les gardiens du sécularisme. La République d’Atatürk m’a donné la laïcité et mes droits de femme. Je me dois de les défendre.” Pas question pour elle de quitter le pays.
Leyla Gediz non plus n’a pas l’intention de partir. “Il se passe encore des choses. En 2016, la foire d’art contemporain a été annulée. Mais cette année, la Biennale est maintenue.” Avec son mari designer, elle s’est néanmoins aménagé un pied-à-terre à Lisbonne, au cas où… “Il y a encore deux ans, je me foutais du mois prochain. Aujourd’hui, j’ai un enfant, le système éducatif turc devient effrayant. Il faut se préparer à toute éventualité.”
Depuis juillet 2016, des dizaines d’artistes et d’intellectuels ont déménagé : Londres, Los Angeles, Paris… “C’est le bon moment pour aller voir ce qui se passe ailleurs”, euphémise Alican Tezer qui irait bien traîner ses baguettes du côté de Berlin ou d’Amsterdam. Il rappelle qu’après le coup d’Etat militaire de 1980, de nombreux musiciens s’étaient exilés en Allemagne. “Ce n’est pas loin, il y a une forte communauté turque. De nombreux bars d’Istanbul ont ouvert une succursale en Europe. Et l’alcool coûte moins cher : la bouteille de raki, notre boisson nationale, coûte 10 euros de moins qu’ici !”
“Tout le monde se demande ce qu’il va se passer après le référendum”
Gaye Su Akyol prévoit d’écumer les festivals européens cet été, mais elle compte bien vivre aussi longtemps que possible dans son quartier de Kadiköy, nouveau terrain de jeu de la jeunesse laïque sur la rive asiatique : “Tu peux vivre l’enfer dans un endroit superbe et être heureux en pleine crise. Le meilleur des arts naît quand les gens sentent le besoin de changer les choses.”
Dans son atelier tapissé de dessins, de caricatures, et de bouquins, Memed Erdener le confesse : il y a trop d’interférences, trop de confusion et même trop d’inspiration pour rester concentré sur sa table à dessin. Moins provocateur, moins prolifique qu’autrefois, l’artiste reste viscéralement attaché à sa ville : “Tout le monde se demande ce qu’il va se passer après le référendum. Cela peut basculer très vite dans le mauvais. Mais je reste optimiste. A Istanbul, on change de monde d’un quartier à l’autre. Cette richesse ne permet pas le fascisme.”
En attendant le printemps, sur la place Taksim, un énorme squelette de béton et de métal s’est rappelé au bon souvenir des Stambouliotes. Drapé pendant six mois d’une immense bannière écarlate citant Erdogan (“La souveraineté appartient à la Nation”), l’épave du centre culturel Atatürk, joyau de l’architecture des années 1960, expose à nouveau ses vitres brisées. Il abritait autrefois les orchestre symphonique, opéra et théâtre nationaux.
“Cela fait neuf ans qu’ils promettent de le rouvrir”, se désespère Meltem Cumbul, la présidente du Syndicat national des acteurs. “Mais ils vont le démolir pour construire un centre de conférence de style néo-ottoman.” Juste en face, un autre chantier promis par le président, combattu par les manifestants de 2013, a débuté : celui d’une toute nouvelle mosquée. La métamorphose d’Istanbul continue.
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