Développer des lieux « branchés » pour revitaliser les quartiers difficiles : une idée séduisante qui trouve écho dans une bonne partie de l’opinion et des pouvoirs publics bruxellois ces dernières années. La capitale européenne a vu s’ouvrir des bars à vins, des restaus exotiques, des café-concerts et des bars à la mode dans ses quartiers […]
Développer des lieux « branchés » pour revitaliser les quartiers difficiles : une idée séduisante qui trouve écho dans une bonne partie de l’opinion et des pouvoirs publics bruxellois ces dernières années. La capitale européenne a vu s’ouvrir des bars à vins, des restaus exotiques, des café-concerts et des bars à la mode dans ses quartiers ouvriers ou d’immigration, pouvant donner l’impression d’un contraste moins fort que par le passé entre zones chics et coins populaires. Le meilleur exemple belge de cette quête citadine de “mixité sociale » est sans doute le quartier de Flagey, dans la commune d’Ixelles où fleurit depuis quelque temps bon nombre de bars dits « branchés ».
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Daniel Zamora, jeune sociologue de l’université libre de Bruxelles à la tête de la revue Radical, a mené une étude sur cette tendance. Ce spécialiste des classes populaires belges et membre du Parti des travailleurs dénonce comme un mythe cet « arc-en-ciel urbain » qui voudrait que branchitude et mode de vie populaire se mélangent dans les bars. Rencontre et décryptage d’une douce utopie qui nourrit les politiques de développement urbain des grandes capitales occidentales.
Vous présentez la politique qui consiste à implanter des enseignes « branchées » dans des quartiers populaires pour réduire les inégalités comme une « chimère ». D’après vous, cette tentative encouragerait même plutôt un nouvel « entre-soi », pourquoi ?
Daniel Zamora – Ce qui est le plus souvent mis en avant pour stimuler l’installation de nouvelles structures commerçantes dans certains quartiers populaires, c’est l’idée, aujourd’hui très en vogue, de la « mixité sociale ». L’idée est d’attirer un public plus aisé au niveau économique mais surtout culturel, pour contribuer à « revitaliser » ces quartiers sous-investis. Il est intéressant de noter qu’il n’est pas vraiment question de lutter contre les inégalités, mais simplement contre leur distribution dans l’espace urbain. Le discours sur la mixité sociale suppose une coexistence mutuellement enrichissante dans un espace urbain neutre, pacifié et ouvert à l’échange. Les cafés « branchés » sont systématiquement promus tant dans les médias que par les politiques publiques, comme des moteurs de cette mixité, de l’échange entre populations. Mais c’est précisément ici que se pose la question de ce qu’on veut dire par « mixité sociale ». Parle-t-on simplement de la proximité géographique ? Du lien social ? D’échanges entre classes sociales ? Cette notion entretient souvent le flou sur les objectifs qu’elle vise. Elle permet, sous une apparence progressiste, de légitimer des politiques urbaines aux effets souvent contestables d’un point de vue social et difficilement mesurables lorsqu’il s’agit d’évaluer leur « réussite ». En réalité, lorsqu’on regarde de près ce qu’il se passe dans ces cafés, la mixité s’avère être une illusion totale. Ces cafés et leurs publics n’entretiennent en réalité que très peu de rapports avec les quartiers et la population locale. A l’inverse du discours qui voudrait que ces cafés branchés soient ouverts à la « mixité », il semble que les publics se mélangent peu et qu’il se reproduit une grande distance sociale par le biais de divers mécanismes économiques, symboliques et culturels. Au fond, ces cafés reproduisent non seulement un nouvel « entre-soi » – tout en se distinguant des fractions dominantes de la bourgeoisie par un discours d’ouverture sur la diversité – mais contribuent également à la transformation progressive des quartiers populaires, généralement au détriment des habitants les moins nantis. En conséquence, ces formes de commerce contribuent avant tout à gentrifier ces quartiers plus qu’à les « diversifier ».
Quand l’idée de faire cette étude vous est-elle venue ? Avez-vous beaucoup observé ou bien un épisode vous a-t-il semblé particulièrement évocateur ?
Elle vient essentiellement du gouffre gigantesque que je constatais entre ce qu’on pouvait lire dans la presse ou entendre dans la bouche de nos hommes politiques et la réalité. Il m’arrive également de fréquenter ces cafés et ça me semblait relativement évident qu’ils ne fonctionnaient absolument pas comme des outils de lien social ou d’échange. En fait, lorsqu’on vit dans ces quartiers et qu’on fréquente ces cafés, on se rend vite compte que les logiques de consommation de ces deux populations sont très différentes. Les uns se déplacent peu en dehors de certains cafés du quartier, les autres ont développé une pratique très « cosmopolite » de la ville et insèrent leur café dans un réseau de lieux-repères « branchés » plus étendu. C’est précisément cela qui intéresse les pouvoirs publics, afin de transformer la composition sociale de leur commune et la « dynamiser », mais moins pour ses habitants que pour les nouveaux venus.
Comment avez-vous procédé pour réaliser votre analyse ?
J’ai passé beaucoup de temps dans ces cafés non seulement à observer mais également à interroger les clients au travers de questionnaires communs. Ce n’est qu’en y passant beaucoup de temps – et en y buvant de nombreux cafés ! – qu’on peut vraiment faire ressortir les logiques profondes de ces différents commerces. Et lorsqu’on discute avec les clients on apprend non seulement beaucoup de choses sur leurs cafés mais aussi sur la ville et sur les effets de ces politiques dans les quartiers. Par exemple, on remarque rapidement que loin d’avoir suscité l’échange, la proximité spatiale augmente la défiance entre les différents groupes sociaux. L’implantation de ces cafés tend généralement à fragmenter les classes populaires. D’un côté, il y a ceux qui aspirent à ce type de consommation et accueillent favorablement l’arrivée de ces commerces et de l’autre, les factions les plus déqualifiées qui sont généralement progressivement reléguées dans la périphérie. Ce n’est donc pas uniquement l’urbain qui est transformé mais également les relations entre et au sein des classes sociales.
D’après vous, pourquoi la ségrégation urbaine a-t-elle tendance à persister et pourquoi le mélange entre les classes sociales reste-t-il relativement rare ?
Tout d’abord, j’aurais tendance à dire que la ségrégation urbaine est aussi une agrégation des semblables. Bien évidemment cette agrégation est particulièrement forte chez les élites urbaines pour qui les contraintes économiques ne jouent pas et ou la recherche de l’entre-soi est un facteur important dans la constitution de leur capital social. Cependant, cet entre-soi n’est pas nécessairement négatif pour les classes populaires car, là aussi, la mixité a tendance à les disperser et par ce biais à déstructurer un capital social souvent précieux, mais aussi des réseaux ou des lieux de sociabilité… La « mixité » telle qu’elle est appliquée aujourd’hui n’est donc pas nécessairement une chose souhaitable dans le cadre de l’espace urbain. Historiquement, la concentration spatiale des classes populaires a précisément été un support d’émancipation et de révolte. L’important est donc d’utiliser ce potentiel non pas pour « diversifier » mais pour améliorer les conditions des habitants sur place, pour augmenter l’égalité et non pas simplement gérer l’inégalité.
Quelles seraient les caractéristiques d’un mode de vie « branché » incompatibles avec une réelle identité populaire ?
Là dessus, j’aurais tendance à dire que « le diable se cache dans les détails ». Comme l’exprime si bien l’adage populaire, c’est souvent au travers d’aspects invisibles voire, à première vue, insignifiants que s’opère la sélection. Cette différenciation entre lieux populaires et branchés peut s’exercer au travers de choses a priori aussi banales que les horaires d’ouvertures ou les services proposés. On pourrait par exemple noter l’absence dans les cafés « branchés » d’écrans télévisés ou de machines à sous, matériels essentiels et récurrents dans les cafés populaires. Dans les cafés populaires, l’endroit des jeux de hasard est important, il concentre souvent les regards, les plaisanteries et les complicités. C’est un lieu de passage et de sociabilité. Le café est ici un espace presque familial et non caractérisé par la recherche d’intimité à chaque table. Le café branché est, au contraire, un endroit où les gens s’installent pour lire un roman ou le journal, pour écrire ou travailler. Ici, comme disait Bourdieu, « chaque table constitue un petit territoire séparé et approprié ». C’est tout un style vestimentaire, visible notamment à travers une réelle attention portée à la présentation de soi, mais d’une manière générale, c’est tout un rapport à la ville et ses usages qu’on y retrouve. Loin d’être le lieu de la mise en suspens des conventions sociales, le café branché en est un lieu d’expression privilégié, offrant un support fonctionnel à un mode de vie, voire un support symbolique à une identité sociale mise en scène dans ces espaces de consommation. Enfin, les horaires très différents des cafés locaux jouent également un rôle de sélection. Ils sont les seuls à fermer après deux heures du matin, alors que les cafés populaires ouvrent avant 8 heures pour accueillir les travailleurs avant leur journée de travail et ferment généralement avant minuit. Pour de nombreux travailleurs, prendre un café dans un bar « branché » avant d’aller travailler n’est donc pas possible étant donné qu’ils n’ouvrent jamais avant 10 h du matin. La logique même de ces cafés branchés, par leur fonctionnement et les services qu’ils offrent, sélectionne donc le public en amont.
Dans le monde très globalisé où nous vivons, pensez-vous que cette tendance soit transposable à d’autres grandes capitales ?
Absolument. En réalité ce phénomène n’est qu’une des nombreuses dimensions des politiques néo-libérales qui sont menées actuellement dans la majorité des grandes villes. Cette « vision » néo-libérale consiste précisément à transformer les centres urbains en lieux de consommation et de tourisme pour les classes aisées. Les centres urbains ne sont plus perçus comme des lieux de production de richesses mais essentiellement de loisir. On peut évidemment craindre la disparition des enseignes populaires afin de rendre agréable le centre ville pour les touristes mais pas pour ses habitants. En réalité, on assiste souvent à une politique qui homogénéise les villes tant socialement qu’économiquement. Il existe par ailleurs de nombreuses analyses sur d’autres villes et des processus similaires. On a parfaitement mis en avant ce genre de dynamiques pour Paris ou Berlin.
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