Alors que l’insécurité a augmenté dans la capitale catalane, des autoproclamées “patrouilles citoyennes” ont vu le jour, celles-ci n’hésitant pas à poster des photos de présumés pickpockets sur les réseaux sociaux. Des méthodes qui inquiètent les autorités mais aussi des associations, qui évoquent le risque qu’elles “dérivent en groupes mafieux”, tout en alimentant le racisme et la xénophobie. Reportage.
Sur la place qui entoure la bouche de métro “Barceloneta”, un des quartiers les plus touristiques de la capitale catalane, à quelques minutes de la plage et du port, une dizaine d’activistes très particuliers sont sur les starting-blocks. Autour du cou, les sifflets sont prêts à résonner. Casquette vissée sur la tête, David, 40 ans, patron de restaurant, a déjà brandi son mégaphone et Eliana, 47 ans, agente immobilière, tend, au bout de ses bras, une de ses pancartes favorites alertant badauds et visiteurs en plusieurs langues.
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A leurs côtés, il y a aussi un producteur de musique, un étudiant, et des Barcelonais de divers horizons tous venus pour la même cause. “Carteristas, carteristas ! Pickpockets, pickpockets ! Barcelone n’est plus une ville sûre !”, crie David dans son porte-voix. Autour, les passants, pour la grande majorité des touristes, jettent un œil curieux. “Nous patrouillons pour alerter de la présence de pickpockets et pour éviter qu’ils ne fassent du mal, explique David à l’une d’elles, intriguée par leur action. Faites attention à vous !”, lui lance-t-il en guise de dernier avertissement. La “patrouille citoyenne”, comme ils se sont eux-mêmes surnommés, n’appartient pourtant ni aux Mossos d’Esquadra, la force de police catalane, ni à la police municipale, pas même aux agents de sécurité qui sillonnent les tunnels du métro barcelonais.
“Nous sommes de simples habitants qui nous inquiétons de la montée de l’insécurité dans notre ville. C’est un travail citoyen que nous faisons, sans autre intérêt que celui de vivre en sécurité, ni plus ni moins”, explique David, sûr de la légitimité et du bien-fondé de leur action. C’est Eliana qui a initié le mouvement : elle a commencé à patrouiller, seule, il y a douze ans, dans le métro de la capitale catalane. “Des proches, des amis, des voisins sont agressés, volés. Cela ne peut plus durer comme ça”, ajoute David. Le message adressé aux pickpockets tel qu’il s’affiche en grosses lettres blanches sur certains t-shirts des patrouilleurs donne le ton : “Fuck you carteristas !”
Hausse de 30 % de vols avec violence en un an
Les “patrouilleurs citoyens” n’ont pas besoin d’aller chercher bien loin les justifications à leurs actions. Lors du premier semestre de 2019, les vols commis avec violence à Barcelone ont explosé de 31 % par rapport à l’année 2018. La ville a connu plus d’homicides depuis le début de l’année, 15 au total, que sur l’ensemble de 2018, période pendant laquelle dix personnes ont été tuées. Des faits en grande majorité liés au trafic de drogue.
Le dernier meurtre en date a choqué l’opinion : le 4 septembre 2019, dans une discothèque de Port Olympique, non loin de Barceloneta, Sara Ben Omar, 26 ans, a été mortellement poignardée pour son téléphone portable… Résultat : depuis janvier 2019, l’insécurité et la hausse de la délinquance figurent en tête des préoccupations des Barcelonais dans les sondages. Les “patrouilleurs citoyens”, eux, ne cessent de pointer du doigt la responsabilité des autorités au pouvoir, quelles qu’elles soient.
“Ils ont tous failli, tous, sans exception, accuse David, qu’il s’agisse de la maire de Barcelone (Ada Colau, gauche radicale et écologiste, élue en 2015, ndlr), du gouvernement de Catalogne, de la police… Tous ont abandonné cette ville aux voleurs et aux criminels. Ils doivent désormais mettre tous les moyens pour assurer notre sécurité, en augmentant par exemple les effectifs de police supprimés ces dernières années. Ce n’est pas négociable !”
Patrouilles dans le métro
Pour David et ses compagnons, ces chiffres sont bien la preuve qu’en attendant les mesures des autorités, eux se doivent de réagir. Quitte à se mettre en danger. Chaque jour, en dehors de leurs horaires de travail, ils se retrouvent dans le métro barcelonais pour “patrouiller” durant trois à quatre heures. Leur objectif : expulser les pickpockets du métro avant qu’ils ne sévissent. Ce soir-là de la mi-septembre, l’action démarre à “Liceu”, station de l’avenue très touristique de la Rambla. A peine arrivés sur le quai, David en est persuadé : deux pickpockets hommes s’apprêtent à entrer dans le prochain métro. Comment les reconnaît-il ? “Leur positionnement un peu en retrait, leurs réactions en nous voyant, leur façon de s’habiller, tout ça les trahit, estime David. Et, à force de patrouiller, on les identifie”, conclut-il sans plus de précisions.
A l’arrivée du métro, les “patrouilleurs” s’engouffrent dans la rame et se divisent en plusieurs petits groupes. Objectif : cerner de chaque côté les voleurs présumés. “Attention, il y a des pickpockets dans ce métro ! Soyez vigilants ! Gardez bien vos sacs devant vous”, lance une des membres aux voyageurs. L’un d’entre eux vient remercier les patrouilleurs, les autres ne réagissent pas vraiment. David sort un objet coincé dans une des poches de son jean et dont il ne se sépare jamais en “patrouille” : un petit spray au poivre. Même si les “patrouilleurs” le reconnaissent eux-mêmes : ils ne sont ni formés aux techniques d’autodéfense, ni aux techniques d’intervention. Quelques minutes plus tard, les deux pickpockets présumés ont disparu du métro : “Ils nous ont repérés, c’est certain”, croit savoir David.
Traque sur les réseaux sociaux : “Les victimes c’est nous, pas eux !”
Pour toucher le public, les “patrouilleurs citoyens” ont trouvé un autre terrain : les réseaux sociaux. C’est sur Facebook notamment qu’Eliana poursuit la trace des pickpockets. La mémoire de son téléphone portable contient des dizaines de photos de voleurs présumés, récupérées sur les réseaux sociaux notamment, qu’elle compare avec ceux qu’elle repère dans le métro. Mais les patrouilleurs vont encore plus loin. Régulièrement, ils publient sur leurs comptes Twitter, Instagram et Facebook, comme autant de trophées dans leur lutte contre l’insécurité, les visages de ceux qu’ils ont chassés du métro barcelonais. Comme cette vidéo postée le 25 septembre 2019 sur le compte Twitter “Infocarteristas” géré par la “patrouille” : on y voit un homme, seul, tentant en vain de dissimuler son visage, poursuivi par David et Eliana au cri de “Carterista, pickpocket !” et contraint de quitter, sous les huées, le métro catalan.
Le 2 septembre 2019, sur son compte Instagram, la patrouille a même publié dix photos de ceux qu’elle désigne comme “les pickpockets les plus habitués du métro de Barcelone”, sans jamais flouter les identités. Ses membres ont été jusqu’à indiquer sur Twitter, en légende d’une photo, l’origine supposée d’un pickpocket présumé : “19 ans, origine chilienne et on ne sait combien de vols. Ne soyez pas déroutés par son jeune âge, il est déjà chevronné dans son art”, ont-ils écrit le 10 septembre 2019. Les membres assument sans aucun problème leurs méthodes. “Si on agit ainsi, c’est uniquement pour aider les gens à reconnaître ceux qui volent dans les transports et peuvent leur faire du mal, explique Eliena. Il n’y a pas de raison de ne pas les afficher ! Les victimes, c’est nous, pas eux !”
Malaise
Pourtant, à Barcelone, le malaise est réel devant les pratiques de la “patrouille citoyenne”. “Nous comprenons la peur liée au climat actuel, c’est la raison pour laquelle nous avons appelé à la manifestation contre l’insécurité du 14 septembre dernier, réagit Manel Martinez, porte-parole de Tsunami Veïnal, une coordination d’associations qui presse le gouvernement d’agir. Cependant, on ne peut pas se substituer à la police et faire le travail de ceux qui sont formés pour assurer notre sécurité, c’est dangereux”, conclut-il. Même constat pour la FAVB, la puissante et historique fédération d’associations de voisins de Barcelone, très engagée elle aussi sur la question de la sécurité et qui va encore plus loin dans ses accusations.
“Oui, ces patrouilles citoyennes sont dangereuses ! On ignore qui est vraiment derrière, et le risque c’est qu’elles dérivent en groupes mafieux, s’alarme le vice-président de la FAVB, Albert Recio. De plus, on ne peut pas résumer la lutte contre l’insécurité par de simples mesures sécuritaires. Mettre un policier derrière chacun ne résoudra rien. Il faut surtout lutter contre les inégalités sociales qui produisent cette violence.” Avant d’ajouter : “Il est évident que ces patrouilles peuvent alimenter le racisme et la xénophobie en identifiant l’immigrant avec le délinquant alors que la société barcelonaise a toujours été ouverte, solidaire et métissée.” Des critiques que les patrouilleurs balayent d’un revers de la main. “Je suis d’origine colombienne. Arrivée en Espagne en 2001, j’ai dû travailler dur pour faire ma place. Il n’y a aucun racisme de notre part, s’agace Eliana. Personne ne dit jamais rien quand nous épinglons des Espagnols, alors pourquoi nous traiter de racistes quand nous faisons la même chose avec des étrangers ?” Reste que les patrouilleurs n’hésitent pas à revendiquer des mesures très dures, comme l’expulsion systématique des immigrés délinquants, mineurs compris.
En juillet 2019, Ada Colau, la maire de Barcelone n’hésitait pas à menacer de “combattre les patrouilles citoyennes”, parlant de “portes d’entrée de mafias”. Aujourd’hui, devant la montée des inquiétudes face à l’insécurité, les autorités tentent de calmer le jeu. Début septembre, le gouvernement catalan a ouvert un cycle de réunions incluant les associations de voisinage pour la mise en place d’“un plan de sécurité stratégique” prévu pour la fin de l’année. “La collaboration citoyenne est toujours la bienvenue, assure un porte-parole du ministère de l’Intérieur catalan. Mais elle doit se faire en se rendant à la police et non sur les réseaux sociaux.” Il en faudra bien plus pour faire cesser les “patrouilles” de David, Eliana et leurs compagnons. Chaque jour, ils continuent à traquer les voleurs du métro barcelonais. Ils viennent même de créer un compte Telegram pour “informer en temps réel sur la présence des pickpockets” à Barcelone.
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