L’infatigable Joann Sfar renoue avec ses « Carnets ». Il revient sur ses notes et dessins réalisés après l’attentat contre « Charlie Hebdo », sur son nouveau film et les nouvelles aventures du « Chat du rabbin ».
Votre nouveau carnet débute en janvier. Vous racontez dans l’introduction que, comme d’autres, la première chose qui vous vient le 7 janvier, c’est un dessin idiot.
Joann Sfar – Ben, on a tous fait le même. Il me semble que plus on crie fort moins on crie juste, donc oui, on se réveille avec ça et ensuite la pensée se met en marche.
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Vous avez quand même réussi à dessiner le jour même.
Il y a eu une sidération totale. La première chose qui est alors venue sur le papier, ce sont les noms des copains qui n’étaient plus là et, par la suite, ces quelques dessins un peu punchlines. Le moment où le dessin est vraiment revenu, c’est lors du concert en hommage à Cabu, par la fanfare de son frère et le Big Band de Fred Manoukian à la Maison de la Radio. Répondre par le jazz à cette sauvagerie-là m’a paru très bien. Moi, j’ai fait ce que je sais faire, c’est-à-dire dessiner les musiciens parce que c’était émouvant. Là, les questions se sont mises à arriver dans ma tête. En fait, j’avais passé une année assez catastrophique dans mon coin. Et au moment où il y a eu ces tueries, spontanément, j’ai eu envie de partager avec mes lecteurs les questions que je me posais. Par mégalomanie sans doute, je me suis imaginé que le pays et moi on était dans le même état.
Vous avez donc ressenti la nécessité de parler au pays ?
On m’interroge de manière assez conne pour savoir s’il existe un esprit du 11-Janvier. Moi, j’ai l’impression qu’il existe un traumatisme du 7 janvier que l’on a essayé de conjurer comme on pouvait en se rassemblant, sans doute de manière imparfaite, mais on ne savait pas quoi faire d’autre. Partant de là, on a besoin de se raconter – ce qui nous arrive, où on est, où on va – et d’écouter cette polyphonie. Mon carnet m’a servi à ça. A discuter avec des gens aux opinions diverses, à entendre ceux qui disaient : “Est-ce que c’est grave si je ne suis pas Charlie ?” Si on est d’accord sur le fait qu’on ne tue pas pour un dessin, alors le reste n’a pas d’importance. Je trouve très bien qu’il y ait une pluralité d’opinions. Moi, ça m’a servi.
Vous vous identifiez carrément à la France : dans ce carnet, le général de Gaulle vient vous ordonner de vous ressaisir !
J’étais très préoccupé d’entendre notre ministre de l’Education expliquer que l’enseignement de l’Histoire ne doit pas être l’enseignement d’un roman national. Derrière cette phrase, il y a le fantasme marxiste d’une histoire objective. Il me semble que ça a fait assez de millions de morts pour qu’on en revienne et qu’on en reste de manière assez humble à l’idée d’un roman national dans lequel tout le monde va se retrouver, avec ces choses fondatrices et légitimes comme la résistance, et aussi ces conneries comme Vercingétorix. Je fais partie des réacs qui considèrent que voir des petits Noirs, des petits Arabes et des petits Juifs dire “nos ancêtres les gaulois”, c’est une très bonne chose. Ça signifie qu’on veut bien partir sur cette légende commune. Ce qui est très préoccupant aujourd’hui, c’est que des pans importants de la société française se sentent malheureux dans ce pays. D’un côté, une jeunesse issue de l’immigration parfois musulmane ; de l’autre, une jeunesse agnostique ou chrétienne ou gauloise, appelez-la comme vous voulez, qui se sent mal avec ce monde multiculturel et qui s’imagine qu’on va revenir à la France de Doisneau, ou de je ne sais pas quoi. Il y a un déni du réel vraiment inquiétant, et je mesure à quel point la télévision est inapte à créer du débat. Elle crée des disputes, des guerres. Avec ce Carnet, j’ai eu la chance de discuter avec des jeunes femmes voilées. J’ai pu mesurer combien nos points de vue sont distincts mais tout à fait compatibles. J’ai beaucoup d’espoir.
Vous avez arrêté votre collaboration avec Charlie le jour du cyclone Katrina. Vous parliez d’un divorce durable avec l’actu pour vous réfugier dans la fiction.
C’était trop. Je ne suis pas un homme d’actualité et je m’épuise dans la culture. Je n’arrive pas à aller au concert ou à lire un livre toutes les semaines. Il y a des moments où on est attiré par des événements du monde, mais le reste du temps, quand on a été biberonné à la fiction, on a besoin de choses plus intemporelles.
Pourtant, la réalité vous a rattrapé…
Elle a interrogé la nature même de mon travail. Les dessinateurs ne sont pas là pour être des héros ou des militants mais pour réfléchir, rigoler, faire rire. Et d’un coup, on s’est trouvés dans une position assez inconfortable – alors que je ne suis pas du tout membre de Charlie Hebdo.
Dans ce Carnet, vous racontez reprendre un peu espoir grâce à un cours de capoeira. Vous en êtes où ?
J’en ai fait pendant trois mois, c’était formidable, ça m’a resocialisé, comme si j’étais un jeune délinquant. Mais au bout d’un moment, ça m’a semblé trop intello. La capoeira, c’est comme une religion, un véritable sacerdoce. Il faut y être tout le temps, y consacrer sa vie. Il y a une spiritualité, une musique. Tout ça, je l’ai dans le dessin. Je me suis aperçu que le seul truc dont j’avais besoin, c’était de réapprendre à foutre des coups. Je me suis donc mis à la boxe et c’est super.
Vous terminez le montage de votre troisième film, non ?
C’est l’adaptation d’un roman de Sébastien Japrisot, La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil. C’est complètement taré, sur une nana qui pique une bagnole, trouve un cadavre dans le coffre et se demande si elle est responsable ou pas. Ça ressemble à une déclaration d’amour à Polanski et à David Lynch. J’étais très heureux de réaliser ce film, celui d’un fan de contre-culture qui fait semblant de faire de la Nouvelle Vague. Allez, soyons absolument immodeste : ce que Tarantino fait avec le western, j’ai essayé de le faire avec mes souvenirs de Godard. Comme ça, si je me plante, on saura au moins que j’ai visé haut.
Un nouveau tome du Chat du rabbin sort bientôt aussi.
Oui, le jour de mon anniversaire, le 28 août, et il ne parle pas du tout de politique.
Carnets – Si Dieu existe (Delcourt G. Productions)
Le Chat du rabbin – Tu n’auras pas d’autre dieu que moi (Dargaud), sortie le 28 août
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