L’édito de Frédéric Bonnaud
Luz raconte que c’est au Quai des Orfèvres, le 7 janvier, pendant son interrogatoire, qu’il a commencé à dessiner ce personnage aux yeux exorbités, sidéré par l’effroi et la douleur. Ces big eyes, il les a une nouvelle fois faits pour notre couverture, sur son portrait par Rüdy Waks. Mais entre-temps, Luz aura conçu Catharsis. Un album pour ne pas sombrer, arrêter de se cogner la tête contre les murs et sortir peu à peu de la sidération.
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Catharsis est le premier chapitre de cette nouvelle vie, cette vie à inventer, à la fois contrainte et inespérée. En s’accrochant à sa plume, Luz raconte le quotidien d’après le traumatisme, la drôle de vie d’un homme qui ne peut plus faire un pas sans son escorte, ses cauchemars et ses visions. Comme celle de ces deux hommes en noir qui paraissent danser avec grâce alors qu’ils viennent de tuer et s’apprêtent à recommencer. Luz les a vus danser comme on voit un mirage, et c’est ce mirage qu’il s’autorise à dessiner, avec l’obsédant bruit des armes, tak-tak.
Pour mériter son titre et tenir sa promesse, Catharsis devait échapper au simple témoignage et inventer sa forme. Luz y est parvenu en imaginant de nouvelles représentations graphiques et en repoussant l’autocensure et la pudeur. Au moment le plus douloureux et incertain de sa vie, il parvient ainsi à dessiner ce qui lui arrive : comment l’amour d’une femme réussit à rendre figure humaine à un homme, littéralement. C’est très beau et ça fait plaisir à lire.
Un branleur fidèle à ses valeurs
D’autant que cette audace, cette façon de se mettre tout entier dans ce livre, puisqu’il est vite devenu une question de vie ou de mort, ne s’accompagne d’aucun esprit de sérieux. Au fil des pages de Catharsis comme dans le long entretien qu’il a accordé à Anne Laffeter, Luz ne prêche pas, ne nous dit pas ce qu’il convient de penser et se garde bien de donner des leçons de laïcité ou de liberté d’expression. Lui reste un dessinateur de Charlie, un petit bonhomme qui dessine d’autres petits bonshommes, un fouteur de merde né qui ne se prend pas pour un autre et qui ne nous inflige pas ses certitudes. S’il a mille fois raison de ne pas tolérer le “Ils l’ont bien cherché !” des demeurés, et de les représenter derechef dans toute leur stupide arrogance en page 2 de Charlie Hebdo, il continue – comme beaucoup d’entre nous – de chercher à comprendre ce qui s’est exactement passé du 7 au 11 janvier, dans un état de stupeur latent qui ne s’est pas encore épuisé, loin de là.
Luz a réalisé la une du “numéro des survivants”, celui qui s’est arraché et vendu à des millions d’exemplaires, mais il le dit lui-même : “qui pardonne qui”, au juste ? Etait-ce bien le sujet du moment ? Le sens reste ambigu, le message “bizarre”, mais ce dessin ne pouvait être que celui-là, extirpé à l’infinie douleur de son auteur et reflet de la confusion la plus totale, la nôtre, celle de toute une société devant un événement qui continue de rester indéchiffrable, opaque et menaçant, aux métastases incontrôlables. Alors même que nous nous sommes empressés de le sacraliser, en manifestant en masse ou en faisant la queue au kiosque. Luz, lui, refuse le sacré, dit et dessine qu’il veut rester le branleur qu’il a toujours été. Pas un symbole. Un branleur fidèle à ses valeurs, mais un branleur qui a su se dessiner face à l’inconcevable.
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