D’après une étude du CSA, les Français ne sont que 27 % à “bien voir” ce qu’est la loi sur le renseignement, votée le 5 mai prochain à l’Assemblée nationale. Une indifférence qui inquiète les défenseurs des libertés individuelles, notamment sur internet.
Des photos de pénis. Voilà ce que le présentateur américain John Oliver a utilisé pour tenter d’expliquer aux citoyens américains l’ampleur des pouvoirs de surveillance dont dispose l’Agence nationale de sécurité (NSA) – “Le reste, tout le monde s’en fout”, lançait-il début avril à l’ex-consultant de la NSA Edward Snowden qu’il était allé interviewer en Russie. Oliver, en apprenant à ses interlocuteurs rencontrés dans la rue que la NSA pouvait intercepter les photos d’organes génitaux qu’ils s’envoyaient, eut droit sans tarder à des réactions indignées.
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“On n’a rien appris du scandale de la NSA »
De ce côté-ci de l’Atlantique, le constat est le même. D’après un sondage CSA, les Français sont seulement 27 % à “bien voir” de quoi parle le projet de loi sur le renseignement porté par le gouvernement. Après les attentats de janvier, il a été décidé de voter la loi en “procédure d’urgence”, avec un seul examen des textes à l’Assemblée et au Sénat. Le projet de loi sera voté le 5 mai prochain et devrait, sauf grande surprise, être adopté. “On n’a rien appris du scandale de la NSA, assène Isabelle Attard, députée du parti de gauche Nouvelle Donne, une des rares élues à manifester sa ferme opposition au projet de loi lors des débats dans l’hémicycle, qui ont eu lieu du 13 au 16 avril. Le gouvernement dit qu’il souhaite prendre exemple sur les Etats-Unis, alors même que le directeur de la NSA a reconnu n’avoir déjoué qu’un seul attentat mineur depuis le vote du Patriot Act, il y a presque quinze ans. C’est gravissime.”
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Le spectre du Patriot Act plane forcément sur le vote de cette loi, qui vise à étendre les pouvoirs des services de renseignement en matière de surveillance. En 2001, un mois après les attentats du 11 Septembre, le président George W. Bush fait passer cette loi extrêmement controversée alors que l’opinion publique est rongée par la crainte d’un autre attentat. Grâce à cette loi, les services de renseignement peuvent avoir accès à toutes les données informatiques d’un particulier ou d’une entreprise “soupçonnés”, sans les en informer et sans autorisation préalable. Malgré l’indignation de nombreuses associations, ainsi que le succès du documentaire accablant de Michael Moore Fahrenheit 9/11, la loi est toujours en vigueur.
“Très peu de personnes comprennent comment fonctionne le monde du renseignement”
Selon le chercheur spécialiste du renseignement Olivier Chopin, le désintérêt de la société concernant la surveillance est systématique. “Vous ne mettez pas des gens dans la rue pour des questions de défense ou de sécurité”, souligne-t-il. Et sur ce projet de loi en particulier, d’autres facteurs donnent même lieu à une forme d’indifférence. “Très peu de personnes comprennent comment fonctionne le monde du renseignement”, indique le journaliste Jean-Marc Manach. “C’est un sujet technique”, compliqué car abstrait. Difficile en effet de se représenter une intrusion dans des données numériques. C’est le problème que soulevait Valérie Peugeot, chercheuse et présidente de l’association Vecam (“Citoyenneté dans la société numérique”) dans une interview pour le site de Libération : “C’est très dur de se révolter contre ce que l’on ne perçoit pas. Ce n’est pas comme se retrouver au chômage, être expulsé de son appartement ou mis en prison.”
Le monde de la surveillance jouirait-il d’une image faussée, romanesque, véhiculée par la fiction ? Nombre de films et séries représentent déjà les technologies de pointe comme omniprésentes et facilement accessibles aux services secrets. “Le public a pu s’y habituer dans le monde de la fiction avant que cela n’arrive dans le monde réel”, explique Olivier Chopin. La surreprésentation des images satellites dans les films et séries ont par exemple donné l’impression qu’il était simple de tout voir, tout localiser. Alors que même la NSA ne peut pas se connecter à n’importe quelle caméra de surveillance.”
« Des SMS de députés UMP qui disent : ‘On n’aurait jamais osé proposer ce texte.’”
Pour faire accepter la loi sur le renseignement aux Français, le gouvernement développe un argumentaire qui repose avant tout sur l’affect. Il est difficile de mettre la main sur une intervention du ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve qui ne fasse mention des attentats à Charlie Hebdo et à l’Hyper Cacher. Encore plus déroutant pour les citoyens : les prises de position des politiques à propos du projet de loi sur le renseignement transcendent les clivages gauche-droite habituels. Des députés Europe Ecologie-Les Verts comme Sergio Coronado se retrouvent à attaquer le projet de loi du gouvernement en même temps que le centriste Hervé Morin ou la frontiste Marion Maréchal-Le Pen. “Tout est hallucinant, confie Isabelle Attard. Je reçois des SMS de députés UMP qui me disent : ‘On n’aurait jamais osé proposer ce texte.’”
« Tant qu’ils ne peuvent pas ‘palper’ les dangers, la prise de conscience reste compliquée.”`
Pour le moment, seuls quelques médias ont tenté d’intéresser le public à la question, dont le New York Times outre-Atlantique, qui s’est fendu d’un édito acide, le 31 mars, titré “L’Etat de surveillance français”, dénonçant ouvertement ce projet de loi. Pour William Durand, les médias ne sont pas assez nombreux à mettre la lumière sur ce débat. Ce futur docteur en informatique tient, depuis janvier, un Tumblr intitulé “Je n’ai rien à cacher”, qui tente de retourner l’argument du gouvernement selon lequel les Français devraient accepter d’être surveillés s’ils n’ont “rien à se reprocher”. Durand écrit : “Puis-je vous demander le mot de passe de votre ordinateur, de votre boîte mail et de votre compte Facebook ? Promis, je ne ferai rien de mal, seulement lire.” Mais le jeune homme se montre plutôt pessimiste quant aux effets de ce travail de pédagogie : “C’est malheureux à dire, mais il faudrait que cela touche les Français, de manière personnelle. Tant qu’ils ne peuvent pas ‘palper’ les dangers, la prise de conscience reste compliquée.” On en revient aux photos de pénis. Si un Français reçoit ou envoie une telle image avec son téléphone, à proximité d’un IMSI-catcher, cette dernière sera immédiatement aspirée.
Malgré le danger, ils n’étaient qu’une petite centaine à manifester aux abords de l’Assemblée nationale lundi 13 avril, le premier jour de l’examen de la loi renseignement dans l’hémicycle. Ils répondaient à l’appel d’un grand nombre d’associations de défense des libertés individuelles sur internet. La plupart des acteurs du numérique français se sont également regroupés sous la bannière “Ni pigeons ni espions” pour tenter de créer un front contre “la surveillance généralisée d’internet”. Pour Isabelle Attard, ce mouvement est bénéfique, mais seule une prise de conscience venant du peuple pourrait faire empêcher le vote de la loi. Et il faudrait agir vite : “D’ici le 5 mai, je rêve d’une mobilisation citoyenne à grande échelle, qui martèle ‘oui’ à la lutte antiterrorisme, et ‘non’ à la perte de nos libertés fondamentales.” L’appel est lancé.
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