L’édito de Frédéric Bonnaud
24 avril 1915 : grande rafle des intellectuels et des notables arméniens de Constantinople ; le génocide peut commencer. Cent ans plus tard, le président de la République de Turquie, Recep Tayyip Erdogan, continue d’exiger des preuves. Barack Obama, lui, a déjà déclaré que le génocide arménien était une incontestable vérité historique. Mais les Etats-Unis d’Amérique ne sont pas prêts à une reconnaissance officielle, aujourd’hui moins que jamais. La Turquie demeure un allié trop important, puissant et ombrageux, depuis trop longtemps, un verrou stratégique qu’il convient de ménager. Cent ans après le début des massacres, seule une vingtaine de pays ont reconnu officiellement le génocide et la Turquie s’arcboute sur son négationnisme d’Etat, fondateur de son existence même, sa colonne vertébrale idéologique, comme si elle craignait de s’effondrer en cessant de nier une si vieille évidence, pourtant irréfutable et documentée.
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Dans l’entretien qu’il nous a accordé (lire pp. 52-55), le géopoliticien Gérard Chaliand considère que la position turque officielle n’évoluera plus guère, malgré la demande pressante des forces vives de la société. Il rappelle le temps infini qu’il a fallu, après les premiers témoignages occidentaux sur le sort atroce réservé aux Arméniens de Turquie et les procès ottomans de 1919 condamnant par contumace les organisateurs du génocide – qui avaient pris la fuite –, pour que cette tragédie cesse d’être celle des seuls Arméniens, abandonnés à leur douleur, uniques dépositaires d’une mémoire qui aurait dû être partagée et entretenue par l’humanité tout entière. Mais la Turquie moderne naissait en 1923, après les ultimes tueries, nettoyée de ses Arméniens d’Anatolie – mais où s’étaient-ils volatilisés, tous ces Arméniens ? –, et Mustafa Kemal avait plus besoin d’union sacrée que de vérité historique. Le mensonge s’installa, puis le silence, un silence interminable et difficilement imaginable aujourd’hui, un silence de cinquante ans, brisé peu à peu, y compris par l’emploi de ce que Chaliand appelle “le terrorisme publicitaire” de certaines organisations arméniennes.
« la dimension proprement totalitaire du phénomène »
En 1984, devant le Tribunal permanent des peuples, un tribunal historique et symbolique réuni par Chaliand à la Sorbonne, Pierre Vidal-Naquet déclarait : “Ce qui est important, voire capital, est que le meurtre intentionnel des Juifs (et des Tsiganes) a, par contrecoup, éclairé, défini, dans sa signification même, le massacre des Arméniens comme massacre d’Etat, inaugurant la série déjà large du moderne massacre d’Etat. C’est la dimension proprement totalitaire du phénomène qui est commune aux deux génocides des Arméniens et des Juifs.” Et le grand historien français, auteur des Assassins de la mémoire et réfutateur infatigable des négationnistes – et du plus célèbre d’entre eux, Robert Faurisson –, ajoutait : “Mais l’Allemagne, elle, a reconnu son crime. Imaginons ce que peuvent ressentir les minorités arméniennes. Imaginons Faurisson ministre, Faurisson président de la République, Faurisson général, Faurisson ambassadeur, Faurisson président de la Commission historique turque, membre du Sénat, de l’université d’Istanbul, membre influent des Nations unies, Faurisson répondant dans la presse chaque fois qu’il est question du génocide des Juifs. Bref un Faurisson d’Etat doublé d’un Faurisson international.”
Il s’agit de sortir de ce cauchemar. Il s’agit de lire Chaliand, Yves Ternon ou Vincent Duclert (La France face au génocide des arméniens, Fayard). Comme nous lisons Jean Hatzfeld sur le Rwanda ou Rithy Panh sur le Cambodge. Pour que le génocide arménien fasse désormais pleinement partie de notre histoire commune.
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