Féminicides, déni de justice, Adèle Haenel, Vanessa Springora… L’autrice de Se défendre, une philosophie de la violence décrypte les tournants de cette année.
149 féminicides en 2019. C’est le nombre recensé par le collectif « Féminicides par compagnons ou ex ». Et puis il y a eu ces affiches aux mots glaçants qui ont fleuri dans nos rues, cette grande Marche NousToutes contre les violences sexistes et sexuelles, ce Grenelle des violences conjugales, ces combats, ces déceptions…
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La question de la lutte contre les féminicides a particulièrement marqué l’actualité cette année. Face à un chiffre en augmentation, les associations n’ont cessé de réclamer davantage de moyens. A ce résultat, il faut malheureusement encore ajouter celui des agressions sexuelles, des viols et des tentatives de viols… Autrice de Se défendre, une philosophie de la violence (Ed. La Découverte), la philosophe Elsa Dorlin analyse ces chiffres, ces écueils, et ces mobilisations.
Le collectif « Féminicides par compagnons ou ex » dénombre 149 féminicides en 2019, et donc 29 de plus que l’année dernière. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Elsa Dorlin – Cela représente une femme tuée tous les deux jours et demi en France ; chiffre auquel il faudrait ajouter celui des enfants qui ont également succombé dans nombre de cas. Depuis des années, les chiffres annuels sont quasiment les mêmes. Quantifier cette violence permet d’objectiver une réalité : notre société demeure structurellement patriarcale – les femmes demeurent des êtres tuables.
Certes ceux qui ont commis ces actes sont condamnés mais le problème va bien au-delà de la question de la peine requise pour un homicide encore trop souvent qualifié de « drame familial » ou justifié par la dépression, un pétage de plomb, ou une situation de crise (une séparation, la décision d’un juge sur la garde des enfants, un licenciement ou la prétendue crise de la masculinité qui est une invention des groupes masculinistes). L’arsenal juridique ou l’incarcération de tel ou tel ne régleront pas le problème de fond : celui du contrôle du corps, de la vie des femmes – ce sont des dispositifs « après coup ».
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Les féminicides sont l’expression ultime d’un continuum de pouvoir qui commence par la prégnance des inégalités sociales et économiques, le harcèlement sexuel, les violences sexuelles et les représentations sexistes qui structurent l’imaginaire social et l’espace public. Sans une politique de prévention radicale qui passe par une éducation à l’égalité digne de ce nom et qui va bien au-delà de la mise en place d’une ligne téléphonique d’urgence saturée et ouverte de 9h à 17h les jours ouvrés, on ne s’en sortira pas. Aucun numéro d’urgence ne peut éviter à une femme d’être poignardée ou frappée à mort par son compagnon un soir de déprime.
Dans une tribune publiée sur Libération, vous écrivez “le nombre de femmes assassinées est politique”. Qu’entendez-vous par là ?
Je fais référence au fait que les violences faites aux femmes ne sont précisément pas considérées comme des violences quand d’autres actes (briser la vitrine d’un fast-food ou d’une banque, protéger des hectares contre la construction d’un aéroport ou encore casser une statue en plâtre…) sont dénoncés à l’unisson comme d’une extrême violence, intolérable et choquante. Il y a donc une forme de licéité persistante concernant les violences faites aux femmes, une indifférence qui en signale la normalité (une femme assassinée ne fait pas la Une des journaux) et en assure la pérennité. Or, cette indifférence est politique ; elle se traduit concrètement par une forme d’immobilisme à tous les niveaux de l’action publique.
On rechigne à prendre les plaintes, on met en place des dispositifs qui faute de moyens alloués suffisants sont incapables de gérer des situations d’urgence, on éduque à l’ignorance des luttes pour l’égalité et la liberté des femmes, mais aussi à l’ignorance du corps et de la sexualité qui demeurent pour la majorité des jeunes filles représentés, évalués par et sous le contrôle du regard, du désir masculin.
On reproduit l’asymétrie des tâches domestiques, entre autres, par la destruction des dispositifs historiques d’aide et de solidarité, par la pénurie de structures publiques d’accueil de la petite enfance, tout en s’émerveillant sur les nouveaux pères. On se félicite de la séduction, de la galanterie à la Française, on faisant des Etats-Unis ou au contraire de « l’Islam » des figures repoussoirs (trop ou pas assez égalitaires). On préfère payer des amendes plutôt que d’appliquer les lois sur l’égalité de salaires dont la première est vieille de 37 ans…
Bref, tout cela désigne un système de privilèges dans l’espace privé, la sphère économique ou dans l’espace public. Finalement, l’indifférence, l’inaction, la complaisance même, face aux violences faites aux femmes sont la marque d’un point de vue hégémonique sur la réalité sociale qui n’est autre que celui d’une minorité d’hommes dominants qui déforme totalement ce que nous vivons quotidiennement, collectivement, intimement.
Au mois de novembre, un rapport du ministère de la justice sur les homicides conjugaux a révélé que dans 65 % des cas, des violences avaient été signalées à la police. Peut-on parler ici d’un problème plus global lié à une « surdité systémique » ?
Je pense qu’il faut en effet parler de surdité pour contrebalancer le constat faussement naïf que les femmes auraient « enfin commencé à parler »… Les femmes ont toujours parlé, dénoncé, alerté… crié ; la plupart du temps, on a juste fait semblant de ne pas entendre, on a passé son chemin, augmenté le volume de sa télévision pour couvrir les hurlements et les appels à l’aide.
Finalement, la police est juste composée d’hommes comme les autres : ce sont des voisins, des passants, des parents, des maris… Le fait que les femmes se sont toujours exprimées et ne sont pas entendues signifie qu’il y a des dispositifs bien ancrés de déni : elles doivent affronter la requalification permanente de leur parole (drague, séduction, blague,…), la minimisation (je repense au « troussage de domestique »…à propos de l’agression de Nafissatou Diallo par DSK), l’euphémisation (la « lolita »…), ou la stigmatisation d’être une victime, « une femme battue » ; mais aussi l’érotisation, l’esthétisation des violences qu’elles vivent.
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Sans parler des accusations d’affabulations, d’hystérie, de délation, et pire encore d’acceptation, sous prétexte qu’elles seraient restées, qu’elles n’auraient pas dit non, qu’elles ne se seraient pas débattues, qu’elles n’auraient pas fui. Mais tout cela désigne au fond la myriade de tactiques d’autodéfense que les femmes mettent en place depuis des siècles pour résister à la violence patriarcale : ici, il n’y a pas de grand soir de la révolte, mais des gestes, des mots, des pratiques quotidiennes, éminemment courageuses et infiniment épuisantes pour tenir bon, se relever, pour s’en sortir, pour survivre.
Or, la majorité des débats tournent autour de la notion de consentement, mais tant que nous ne réfléchissons pas aux conditions matérielles, concrètes, réelles, dans lesquelles il est possible de parler de choix, on débat dans un vide sidéral en dehors de l’expérience vécue de la majorité des femmes.
Au début du mois de novembre l’actrice Adèle Haenel a brisé un tabou en révélant le harcèlement, les agressions sexuelles et l’emprise qu’elle aurait subies de la part du réalisateur Christophe Ruggia lorsqu’elle avait entre 12 et 15 ans. Quelles réflexions cela-a-t-il suscité chez vous ?
Evidemment, en évoquant le courage d’Adèle Haenel je pense aussi à Vanessa Springora. Ce qui me marque ce sont leurs réflexions respectives sur la puissance. Adèle Haenel l’a magistralement exprimé : elle a patiemment recouvré sa puissance, elle s’est reconstituée au cours de toutes ces années – un corps, une subjectivité, une volonté – pour accumuler, engranger suffisamment de force, de rage, et les convertir en pouvoir (et elle a aussi effectivement acquis du pouvoir dans le monde du cinéma français), pour entrer en résistance.
Prendre la parole publiquement à ce moment précis de sa vie était l’expression même d’une conscientisation politique : ce basculement où l’on cesse de s’en prendre à soi-même, où l’on cesse de prendre sur soi, de se maltraiter parce que tout ce que l’on vit nous rend de plus en plus impuissante, inapte à prendre soin de nous-mêmes, nous réduit à vivre comme une proie sans défense, indigne d’être défendue.
Ce soir-là, Adèle Haenel a témoigné à la fois d’une forme de recentrement sur soi, qui redonne corps, force et réalité à son expérience propre – à son point de vue, à son vécu – mais aussi une forme de décentrement : il n’était plus question que de son vécu, mais à travers lui de la manifestation matérielle d’un rapport de pouvoir transversal à toutes les classes sociales qui touche des millions de femmes et qui le désigne comme un rapport de domination.
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De la même façon, dans ce que j’ai lu des extraits du livre de Vanessa Spingora, il y a ces mots qui m’ont marquée : “Prendre le chasseur à son propre piège, l’enfermer dans un livre”. Ici, la proie n’est pas devenue prédateur à son tour, elle est juste parvenue à se défendre, à convertir la violence pour stopper nette la chasse, pour renverser la peur, bien sûr, mais aussi la honte, la sidération.
Plus encore, par ce geste, elle détruit radicalement, brutalement, le monde des chasseurs : la fête est finie. D’aucuns se vautrent dans des considérations sur l’évolution des mœurs, la pudibonderie moralisatrice ou même féministe de notre temps qui porterait atteinte à l’art (au cinéma, à la littérature (sic)…) ; ou, au contraire, dénoncent les débauches de la gauche caviar post-soixante-huitarde (mettant dans le même sac un auteur pédocriminel particulièrement adulé par la presse de droite et d’autres), les méfaits du post-structuralisme et de la déconstruction. Je pense, à l’encontre de ce cadre imposé et nauséabond dans lequel ce débat a lieu, que ce qui se joue dans ce cas précis est l’émergence (ou la dissémination) d’un féminisme radical qui vise avec une acuité sans précédent la partie la plus épargnée du patriarcat : les hommes, blancs, des élites bourgeoises.
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Depuis septembre, des militantes collent des affiches dans les grandes villes pour rendre visible les victimes de féminicides. Inscrits noir sur blanc, les messages sont très forts. Rendre visible l’invisible, est-ce une manière de se défendre ?
Ce ne sont pas que des messages, ce sont des actions : les féministes qui collent ces messages sur les murs des villes (les chiffres, les noms des victimes, qui dénoncent toutes les violences, et pointe la complicité de l’Etat…), sont menacées, interpellées. Comme l’exprime ironiquement l’un des collages : la police arrive bien plus vite sur les lieux de ces happenings pour verbaliser leurs autrices qu’elle ne le fait pour sauver des vies.
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Plus encore, ce sont des messages d’une justesse et d’une radicalité inédites : depuis des années, une grande partie des mouvements de femmes ont demandé plus de lois, plus de protection à l’Etat, plus de peines de prison. Aujourd’hui, une grande partie des mouvements et collectifs féministes ne demande plus rien, mais a clairement décidé de passer du côté de l’action directe et de l’autodéfense sous toutes ces formes, renouant ainsi avec une généalogie oubliée du féminisme.
Ceci est la conséquence aussi d’un constat : ces dernières décennies, le féminisme a surtout réussi à se faire instrumentaliser de toute part par une rhétorique nationaliste (les « valeurs de la République », la laïcité, le « droit d’être importuné »…), pendant que les associations de terrain meurent asphyxiées faute de moyens. Il y avait donc urgence à rétablir un rapport de force vis-à-vis des autorités qui sont les premières responsables de la pérennité des violences : désormais, nous ne demandons pas à être défendues, nous nous défendons.
Diriez-vous, comme Annie Ernaux, que le mouvement #MeToo a été “une déflagration que l’on n’attendait plus” ?
Ce n’est que le début, à vrai dire… Au-delà des mots, des paroles qui ont fait chuter le mur de l’indifférence, ce à quoi l’on assiste et ce à quoi il s’agit d’associer chacune de nos rages tapies en nous-mêmes, c’est à un renversement du monde tel qu’il a été défini depuis des décennies par les chasseurs et leurs rabatteurs – cette réalité selon laquelle leurs violences demeurent impunies parce qu’elles ne font pas sens en-dehors de leurs fantasmes de surpuissance viriliste ; cette réalité selon laquelle ils peuvent hilares remonter leur pantalon et reprendre tranquillement leur vie comme si de rien n’était, comme si on n’allait pas taguer les murs de leurs maisons, tatouer leur ventre d’un « gros porc », mettre le feu à leur SUV ou leur fracasser les genoux.
Propos recueillis par Fanny Marlier
Se défendre, une philosophie de la violence, de Elsa Dorlin, Ed. La découverte.
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