Au Caire, des révolutionnaires se sont glissés dans son lit : il est ravi. Malgré la crise, les femmes continuent à porter des escarpins à semelles rouges : il est heureux.
Galliano, victime de la mode
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Quand l’affaire Galliano a éclaté, je préparais les célébrations liées aux 20 ans de ma marque. Cela m’a permis de remettre les événements en perspective et d’analyser un peu l’évolution du milieu. En 1991, au moment de me lancer, j’avais demandé conseil à une connaissance très établie dans le milieu. “Il y a deux façons de faire, m’avait-elle dit. Soit tu montes ta marque seul, avec les moyens du bord et tu galères pendant dix ans dans ta cave avant qu’éventuellement ça ne décolle. Soit tu montes ta marque avec un partenaire et tu as les coudées franches, tu peux te concentrer sur la création.”
En toute logique, j’aurais donc dû chercher un partenaire. Mais je me suis immédiatement vu passer des heures à négocier dans les restaurants, grossir de jour en jour. Alors, j’ai choisi la cave. J’ai surtout choisi la liberté. Vingt ans, plus tard, c’est cette idée de liberté qui domine chez moi. Les problèmes qu’ont connus John Galliano ou Christophe Decarnin (le créateur de Balmain, hospitalisé en début d’année pour dépression – ndlr) sont certainement liés à ce manque de liberté. Dans une grande marque, encore plus quand elle appartient à un grand groupe, on dépend d’une chaîne de gens. Il faut rendre des comptes en permanence. Il faut faire de l’image.
Vos propos sont rapportés, déformés. Vous êtes loin du produit et de la création. Votre liberté est très restreinte et cela finit forcément par vous affecter. C’est mécanique. Pour durer dans la mode, il faut être son propre patron. C’est la solution. Même s’il faut gérer beaucoup de soucis, c’est la seule façon d’être libre. Au fil des ans, j’ai reçu de nombreuses offres de rachat pour ma marque. Mais pour quoi faire ? Pour avoir plus d’argent ? A quoi cela servirait-il ? Je suis viscéralement attaché à la liberté, et si mon parcours peut servir d’exemple, prouver que l’on peut faire son chemin hors des grands groupes, tant mieux.
Faire de la mode pendant la crise
Je suis imperméable à l’idée de la crise. Quand j’ai créé la marque, la guerre du Golfe se terminait à peine et tout le monde me disait que c’était le pire moment… Mais ce n’est jamais le moment idéal. Finalement, ça n’a pas posé de problème. Les gens me parlent tout le temps de la crise mais cela n’influence pas du tout mon travail. Il y a trois ans, une femme est venue me voir lors d’une séance de dédicace en Californie. Elle m’a dit : “Vous ne trouvez pas indécent de signer des souliers, des souliers si chers en période de crise ?” Puis elle m’a reproché de ne rien faire contre la crise. Je lui ai répondu que, d’abord, ce n’était pas mon boulot. Ensuite, pensait-elle vraiment que, si je faisais des souliers voilés de crêpe noire, cela aiderait l’Afrique ? Personne ne les achèterait, c’est tout.
Dans la crise, le travail créatif prend toujours le contre-pied. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, les comédies musicales ont émergé. C’est toujours comme ça. Quand les temps sont durs, les gens ne veulent pas des films sombres, ils préfèrent se divertir. La meilleure façon de lutter contre la crise, c’est de continuer à faire ce que l’on sait faire. Se mettre en berne ne changerait rien. Aujourd’hui, j’ai la chance que la marque marche bien. Cela me donne la liberté de ne pas regarder les chiffres. Quand je vais dans une boutique et que je demande comment s’est passée la journée, on me donne souvent le chiffre d’affaires. Ça ne me parle pas. Je veux connaître le nombre de paires vendues, le nombre de femmes chaussées en Louboutin. Les finances ne m’intéressent pas. J’ai la chance de gagner assez pour pouvoir vivre tranquillement sans devoir regarder les chiffres. C’est une grande liberté.
La révolution à domicile
Je possède un appartement au Caire, tout près de la place Tahrir. Pendant le soulèvement, il a été en partie saccagé, la télé et deux ou trois choses ont disparu. Mais surtout, le lit a été occupé. Selon toute vraisemblance, des gens se sont installés dans l’appartement pendant une longue période. Mais franchement, j’en suis ravi. Tant mieux s’il a pu servir à la révolution. Quand je suis retourné dans l’appartement, quelques semaines après la chute de Moubarak, il y avait de bonnes ondes. Paradoxalement, je n’ai pas senti une vraie différence dans l’atmosphère au Caire. J’ai plus ressenti le changement à Louxor, où je possède aussi une maison. Là-bas, les gens se sont mis à lire la presse, ce qu’ils ne faisaient absolument pas auparavant tant l’information était contrôlée. Ils se sont mis à commenter l’actu.
Aujourd’hui, on sent là-bas une vraie fierté à pouvoir donner son opinion, débattre. A ce niveau-là, le changement est radical. A Louxor, on sent que la révolution a vraiment été un événement heureux. J’ai parlé avec beaucoup de gens, de tous les milieux. Je n’ai pas entendu une seule personne regretter les événements. Bien sûr, on sent parfois de la peur, de l’inquiétude, mais il y a aussi beaucoup de légèreté. Tout le monde a été stupéfait, personne ne s’y attendait mais tous les Egyptiens ont crié de joie. Unanimité complète. Ils se rendent compte que, en trente ans, Moubarak n’a rien fait pour le pays. Pas une route, pas une école. A Louxor, dans les années 70, il y avait une corniche magnifique, une gare incroyable, construite dans les années 20. Tout cela a été détruit et remplacé par d’horribles bâtiments. Le patrimoine a été massacré au profit d’intérêts personnels. On a dilapidé les richesses du pays. Pour un lieu touristique comme l’Egypte, aussi riche culturellement, c’est dramatique.
Recueilli par Marc Beaugé
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