Le 31 octobre, Jean-Luc Mélenchon tweetait la Une du “Monde diplomatique” en saluant le titre : “Allemagne de l’Est, histoire d’une annexion.” Mais est-ce bien le “mot juste”, comme il le soutient ? Nous avons demandé à l’historien Nicolas Offenstadt, spécialiste de la RDA.
Alors que les commémorations des trente ans de la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, battent leur plein, célébrant unanimement la fameuse “réunification” de l’Allemagne, Le Monde diplomatique s’inscrit en faux. En Une de son édition de novembre, un titre va à contre-courant d’une mémoire officielle uniquement positive : “Allemagne de l’Est, histoire d’une annexion.”
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Celui-ci serait peut-être passé relativement inaperçu, si le président du groupe France insoumise (LFI) à l’Assemblée nationale, Jean-Luc Mélenchon, n’avait pas braqué les projecteurs dessus. Le 31 octobre, celui-ci a en effet tweeté une photo de cette Une, avec ce commentaire : “Enfin le mot juste pour nommer ce qui s’est passé il y a 30 ans. Une violence qui n’en finit plus de se payer.”
Enfin le mot juste pour nommer ce qui s'est passé il y a 30 ans. Une violence qui n'en finit plus de se payer. pic.twitter.com/APS0htHUcw
— Jean-Luc Mélenchon (@JLMelenchon) October 31, 2019
“En fait, il n’y a rien de nouveau dans cette discussion”
Cette qualification d’un événement présenté la grande majorité du temps comme évidemment et éminemment positif – puisqu’il a mis fin à la dictature d’un Etat, la République démocratique allemande (RDA), dirigée par un parti unique, le Parti socialiste unifié d’Allemagne (SED) -, a suscité une salve de commentaires désapprobateurs. Ainsi le journaliste Jean-Michel Aphatie a répliqué : “Je suis abasourdi de constater qu’en 2019, Jean-Luc Mélenchon considère que la réunification de l’Allemagne il y a trente ans était en fait une ‘annexion’. Les Allemands de l’est découvraient la liberté. Leur régime était haïssable. Quelle inquiétante lecture de l’histoire.”
Je suis abasourdi de constater qu’en 2019 @JLMelenchon considère que la réunification de l’Allemagne il y a trente ans était en fait une « annexion ». Les Allemands de l’est découvraient la liberté. Leur régime était haïssable. Quelle inquiétante lecture de l’histoire https://t.co/fYSxWt8360
— jean-michel aphatie (@jmaphatie) October 31, 2019
Forcément, quand on pense à la mobilisation populaire puissante et durable qui a fini par abattre le mur de Berlin, dans la joie et le soulagement de la population de RDA, désireuse de libertés politiques et de prospérité, en 1989, le terme d’“annexion” semble pour le moins déplacé. En présentant un processus démocratique comme une manœuvre autoritaire venue de l’extérieur, il choque le sens commun. Mais, comme souvent, les choses ne sont pas aussi simples. Il suffit de lire l’article très renseigné du Monde diplomatique, signé par les journalistes Rachel Knaebel et Pierre Rimbert, pour se rendre compte que, par la suite, une confrontation politique a eu lieu entre les partisans d’une RDA démocratique et la République fédérale d’Allemagne (RFA), qui souhaitait la transplantation d’un système capitaliste libéral en RDA, et la liquidation de ses institutions.
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Le Monde diplo n’est donc pas le premier à parler d’“annexion”. Interrogé par les Inrocks, l’historien Nicolas Offenstadt, spécialiste de la RDA et auteur du livre Le Pays Disparu. Sur les traces de la RDA (éd. Folio Gallimard, 2019), explique que cette bataille d’interprétation ne date pas d’hier : “En fait, il n’y a rien de nouveau dans cette discussion. Dans l’Allemagne des années 1990, devant le processus d’unification et la dissolution de l’ensemble des structures de la RDA, les termes d’‘annexion’ et même de ‘colonisation’ sont utilisés, notamment par les critiques de gauche. Une étude en ce sens s’intitule même ‘Colonisation de la RDA’, en 1995. Un écrivain qui fit polémique, Rolf Hochhuth, évoqua lui un pays occupé.”
“Prise de contrôle”
Le Monde diplo cite quant à lui Christa Luft, ministre de l’économie du 18 novembre 1989 au 18 mars 1990, pour qui la réunification visait à “assurer, au moyen du mark, l’annexion rapide de la RDA à la RFA”. Ou encore l’universitaire italien Vladimiro Giacché, auteur d’une étude intitulée Le Second Anschluss, qui relate comment pour la RFA, au lendemain de la chute du mur de Berlin, “la priorité est la liquidation absolue de la RDA”. Wolfgang Schäuble, ministre de l’intérieur de la RFA chargé des négociations sur le traité de réunification, déclarait lui-même clairement en 1990 à la délégation est-allemande : “Il s’agit d’une entrée de la RDA dans la République fédérale, et pas du contraire. Ce qui se déroule ici n’est pas l’unification de deux Etats égaux.”
Faut-il voir dans cette manière de présenter les faits une pente glissante vers le révisionnisme historique ? Pour Nicolas Offenstadt, il y a “trois éléments tangibles à rappeler” : “D’abord, les premières élections dites libres en mars 1990 (mais avec une forte implication des appareils de l’Ouest) ont donné la majorité aux partis favorables à l’unification rapide. Deuxièmement, il y avait un courant alors, souvent rassemblé sous le terme de ‘troisième voie’, qui aurait voulu préserver la RDA mais en la transformant en un socialisme démocratique, ‘à visage humain’, mais qui n’a pu s’imposer. Troisièmement il est clair qu’il n’est pas resté grand-chose des structures politiques ou économiques de la RDA dans le processus. Un livre récent sur le sujet, écrit pourtant par un historien de l’Est sans concession aucune pour le régime, s’intitule : La prise de contrôle (Die Übernahme, en allemand)”.
“Une violence sociale de grande ampleur s’est exercée sur de nombreux Allemands de l’Est”
Interviewé sur France Inter le 3 novembre, Jean-Luc Mélenchon a réitéré ses propos sur l’Allemagne de l’Est, renvoyant à son livre paru en 2015, Le Hareng de Bismarck : “Dans ce pays, un autre pays voisin a annexé toutes les usines du pays, changé toutes les institutions et modifié le régime de la propriété, ça s’appelle une annexion.”
.@JLMelenchon, 30 ans après la Chute du Mur de Berlin : avec la réunification, "c'est une violence sociale inouïe qui a été commise contre les Allemands de l'Est" #QuestionsPol pic.twitter.com/D6uKhEE8nZ
— France Inter (@franceinter) November 3, 2019
Parler d’annexion n’équivaut donc pas à relativiser l’importance de la chute du mur de Berlin, ni à regretter la douce époque où les agents de la Stasi s’infiltraient partout, jusque dans les familles, comme l’a dit en substance l’ancien député européen Daniel Cohn-Bendit sur France Inter le 4 novembre.
.@danycohnbendit refuse le terme "annexion" pour évoquer la réunification de l'Allemagne il y a 30 ans. "C'est une bêtise incroyable (…). Dire 'annexion', c'est reprendre 'radio nostalgie Allemagne de l'Est', c'est ce que dit l'extrême droite " #Europe #le79Inter pic.twitter.com/G6XnLCaSAw
— France Inter (@franceinter) November 4, 2019
Ce mot d’“annexion” décrit ce qu’il s’est passé après, et qui a eu de graves conséquences sur la santé économique de la RDA. “Il est certain qu’une violence sociale de grande ampleur s’est exercée sur de nombreux Allemands de l’Est après 1990, confirme Nicolas Offenstadt. Habitués au plein-emploi et à la protection sociale dans l’entreprise, ils ont été soumis au chômage de masse et au sous-emploi. Dès l’automne 1990, il y a 500 000 chômeurs. Les mesures de pré-retraites et de formations, parfois infantilisantes, se multiplient aussi. Sans compter les effets induits par le fait de voir se fermer de grandes entreprises, dont le régime ne cessait de vanter l’importance, et les productions. La question n’est pas ici qui parle, mais dans quelle mesure ce que l’on sait d’un point de vue historique est respecté.”
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