Depuis trois mois, des personnes mal-logées ou sans-abri occupent le gymnase Roquépine, proche de l’Elysée. Mobilisés pour l’application des lois sur le logement, les habitants temporaires partagent leurs histoires de vie.
“Bienvenue chez nous.” Chana, 37 ans, dispose une couverture pliée à même le sol en guise de siège. Tout sourire, elle s’installe, accroupie, sur un tatami, et enjoint Choukria, 67 ans, et Lila, 71 ans, à se rapprocher. L’une a le genou en vrac, elle restera sur un épais matelas de sport, l’autre, handicapée, préférera le confort d’une chaise d’écolier. Assises en cercle, on jurerait presque que ces trois femmes s’installent pour le thé. Pourtant, ce n’est pas n’importe quel “chez nous”. Sol en lino, paniers de basket aux murs… “chez nous” est un gymnase du VIIIe arrondissement de Paris. Depuis le 30 janvier 2019, des militants de l’association Droit au Logement (DAL) et 150 familles mal-logées ou sans-abri ont investi le gymnase municipal Roquépine, à quelques rues de l’Elysée. Leur but : faire pression sur les institutions pour qu’elles appliquent les lois sur le logement.
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En trois mois, tous et toutes se sont organisés. Les femmes ont tendu des draps pour séparer le gymnase en deux. “Pour conserver un peu d’intimité lorsque l’on se change”, précise Choukria. Les équipements sportifs servent à la fois de lits, de sièges, parfois de tables. “Au début, on était nombreux, il fallait presque se battre pour avoir un matelas où dormir”, se souvient Chana en riant. A l’étage, des douches, des sanitaires, mais pas de cuisine. “Nous avons un micro-ondes, une cafetière et le soir, une association nous apporte de la soupe”, énumère la trentenaire. Pas de quoi faire un repas quatre étoiles, mais assez pour “survivre”.
Le gymnase Roquépine est à la fois “un refuge et un acte d’opposition”
En réalité, peu de personnes vivent à temps complet au gymnase. Quelques familles, quelques hommes seuls, sont obligés de rester à Roquépine car ils n’ont nulle part où aller. La centaine d’autres familles est là, de temps à autre, en renfort. Les profils sont multiples mais tous ont pour point commun d’être dans une situation de logement instable : certains sont logés dans des hébergements d’urgence, d’autres squattent illégalement des habitations, et plusieurs foyers peuvent être expulsés à tout moment. Quand ils viennent au gymnase, c’est un acte militant et solidaire. “Pour revendiquer des logements”, clame Lila, tapant sa béquille contre le sol bleu ciel. “C’est à la fois un refuge et un acte d’opposition, explique Théo, un jeune sociologue et militant. En occupant ce lieu, nous espérons faire entendre raison aux pouvoirs publics pour qu’ils relogent toutes les familles.”
Le DAL est adepte des actions-occupations. En 2017, ils étaient déjà venus au gymnase Roquépine quelques jours avant que la préfecture ne reloge les mal-logés. L’été dernier, une cinquantaine d’adhérents ont investi la place de la République, sous des tentes pendant quarante jours. C’est là que Choukria et Chana se sont rencontrées. “Il pleuvait beaucoup. C’était dur, mais on s’est raconté nos vies. Le DAL, c’est aussi des rencontres fortes”, se souvient la plus jeune.
“Même si l’hôtel est mieux que la rue, c’est infantilisant”
Un drapeau de l’Algérie flotte au-dessus de leurs tatamis-lits, côte à côte dans le gymnase. Les deux femmes habitent, chacune, dans une chambre d’hôtel que leur a attribué le 115, le numéro du Samu Social, pour une durée limitée. “Depuis trois ans, tous les vingt-huit jours [la durée pour laquelle le 115 lui garantit la chambre d’hôtel, ndlr], je dois appeler le 115 dès 5 heures du matin. Parfois je ne les ai qu’à 21 heures le soir, se plaint Chana. Mais si je ne le fais pas, ma fille et moi serions à la rue.” Sa fille a 14 ans. Cette année c’est le brevet, mais elle peine à faire ses devoirs. “Trop de bruit dans l’hôtel”, se mortifie la maman en jouant avec la tresse blonde qui dépasse de son béret noir. Partie d’Algérie pour “l’avenir de ses enfants”, elle voudrait offrir à sa fille un logement digne afin qu’elle atteigne son rêve : devenir policière. “Elle veut faire justice”, sourit la trentenaire. Sa mobilisation auprès du DAL est un moyen de lutter pour sa fille.
🔴 Occupation du gymnase Roquépine #Paris8 par @federationdal : ce soir ces familles ne dormiront pas dehors, mais pour combien de temps encore? #UnToitCestUnDroit la #réquisition un devoir ❤️ pic.twitter.com/y7bIkUFYXQ
— Décidons Paris (@DecidonsParis) January 30, 2019
Cela ne fait “que 18 mois” que Choukria doit recourir au Samu social pour lui trouver un hébergement d’urgence. Cette ancienne auxiliaire de vie s’est fait expulser de son appartement en quelques semaines, sans raison apparente, alors qu’elle payait son loyer tous les mois, affirme-t-elle. Ces mois de “galère” à courir, ont abîmé Choukria : elle a de l’arthrose et un genou en vrac. Ce qu’elle voudrait, elle, avec ses rides de grand-mère et sa peau hâlée, c’est un endroit pour accueillir ses six petits-enfants. “J’ai travaillé toute ma vie, j’ai beaucoup donné. Et même si l’hôtel est mieux que la rue, c’est infantilisant. Nous sommes au bon vouloir de l’hôtelier.”
“L’Etat est un marchand de sommeil”
“C’est scandaleux, s’insurge Lila, l’Etat est un marchand de sommeil. Il préfère payer des chambres au prix hôtelier que de nous trouver des logements qui seraient beaucoup moins chers.” En 2016, les nuitées d’hôtels représentaient 35 % de la capacité d’hébergement d’urgence en Ile-de-France. La solution, pratique, est pourtant coûteuse et n’a cessé de croître. A l’Assemblée nationale, les conclusions du groupe de travail sur l’hébergement d’urgence, de mars 2019, rapporte que depuis 2010, “le nombre de places d’hébergement financées dans des hôtels a augmenté de 251 %”.
Les aînées ne devraient pourtant pas se trouver en hébergement d’urgence : toutes deux sont reconnues prioritaires DALO, un statut qui oblige la préfecture à leur trouver un logement social sous six mois. Choukria a fait son premier dossier en 2006, Lila, en 2002. Bien qu’elles le renouvellent chaque année, jamais un logement social ne leur a été proposé. Et impossible pour elles de payer un logement dans le privé avec leurs petites retraites. L’hébergement d’urgence que propose le Samu Social n’est que temporaire et incertain, alors parfois Choukria laisse son imagination vagabonder. “Des milliers de logements sont vides, c’est tentant de s’y glisser.”
Les procédures judiciaires : gagner du temps avant l’inévitable expulsion
Inès l’a fait. “Je ne pouvais pas faire autrement avec mes cinq enfants”, raconte la jeune femme de 26 ans. Il y a quatre ans, le propriétaire du logement qu’ils louent le récupère pour le vendre. Bien qu’elle s’y prenne à l’avance pour la demande de logement social, rien ne leur est proposé à la date fatidique. Après quelques mois chez la famille et les amis, ils ne tiennent plus et occupent un grand appartement à Paris “sans droit ni titre”. Autrement dit, ils squattent. Les procédures judiciaires s’enchaînent, et, aujourd’hui, la famille a épuisé tous ses recours. Depuis le 1er avril, la fin de la trêve hivernale, ils sont expulsables à tout moment. “Je ne dors jamais tranquille, je savais que c’était une manière de gagner du temps avant l’inévitable.”
Sa fille de 6 ans, une petite brune en salopette, s’approche d’elle. “Va jouer plus loin mon cœur”, lui intime calmement Inès. Sa fille n’est pas au courant de leur situation. “Elle a l’impression que c’est sa maison, je ne veux pas lui faire peur”. Le conjoint d’Inès a visité deux appartements la semaine dernière – elle, ne se déplace plus, elle est prête “à prendre n’importe quoi” – mais, pour la énième fois, ils font chou blanc. Eux, qui n’ont les moyens que de louer un F2 ou un F3 sont constamment refusés à cause de leur nombre d’enfants, dit-elle. “Les propriétaires ne veulent pas des familles avec cinq enfants dans un trois-pièces. Ils ont l’impression que c’est de la maltraitance. Est-ce qu’il vaut mieux que nous soyons à la rue ?”, s’interroge Inès, dans l’impasse.
La France accusée de violations des droits humains
La jeune femme, coiffée d’un hijab en chignon couleur pêche, avoue avoir mis du temps avant de demander de l’aide à l’association. Aujourd’hui, le DAL lutte contre son expulsion, et Inès, elle, se mobilise au gymnase Roquépine. “Je dors ici le plus souvent possible, et je me réveille tôt pour rentrer et emmener mes enfants à l’école. Il s’agit d’être solidaire avec les autres familles. Tout en sachant, que, bientôt peut-être, nous serons sans toit, nous aussi.”
Début avril, la rapporteure spéciale de l’ONU pour le droit au logement s’est déplacée au gymnase Roquépine, sous une pluie d’applaudissements des habitants temporaires. Son jugement est sans appel : l’Etat français est coupable de violations des droits humains. “Sur le plan du droit, la France est exemplaire, mais elle méprise sa mise en œuvre”, résume Leilani Farha au Monde, après dix jours de visites sur le territoire français.
Le président du DAL, Jean-Baptiste Eyraud, appelle l’Etat, mais également le département à prendre leurs responsabilités. Dans sa ligne de mire : le droit au logement opposable (le fameux DALO qui devrait obliger la préfecture à reloger les personnes concernées) et la loi de réquisition des logements vacants. Cette dernière, rarement appliquée, n’est pas sans précédent dans un pays où on en compte environ 3 millions. “Après les élections présidentielles de 1995, Chirac avait réquisitionné 1000 logements, rappelle Jean-Baptiste Eyraud. C’est une question de volonté.” Danielle Simonnet, conseillère municipale La France Insoumise de Paris, a suivi le dossier depuis le début. “La mairie est d’une hypocrisie crasse, dénonce Danielle Simonnet aux Inrocks. Compter les sans-abri est une chose, maintenant il faut prendre des mesures pour leur trouver des solutions de relogement.”
Devant le gymnase Roquépine occupé par @federationdal et plus de 100 familles : « Le logement est un droit ! si y’a pas de solution on va chez Macron ! Benalla y a droit, nous aussi on veut un toit ! » pic.twitter.com/nwdqDD8pe6
— Danielle Simonnet (@SimonnetDeputee) February 13, 2019
La préfecture de Paris affirme que les dossiers des familles du gymnase Roquépine “font l’objet d’un examen attentif et constant” afin de trouver des solutions de relogement “dans le cadre des possibilités dont la préfecture dispose”. Elle précise que celles-ci “s’ajoutent à celles qui peuvent être formulées par la mairie de Paris et les mairies d’arrondissement”. Quant à la ville de Paris, elle récuse sa responsabilité vis-à-vis des ménages installés au gymnase Roquépine. “Aucune personne du gymnase ne relève de la compétence de la ville (femmes isolées avec enfants de moins de 3 ans ou mineur isolé)” a-t-elle indiqué aux Inrocks. Bien qu’elle reconnaisse que la mobilisation du gymnase “ne peut plus durer”, la mairie de Paris ne “souhaite pas demander l’expulsion du gymnase tant que les familles ne se sont pas vues offrir une solution”. Jean-Baptiste Eyraud du DAL admet la “clémence” de la mairie de ne pas les expulser. “Mais ils n’ont pas été relogés non plus ! Ils nous laissent juste là.”
Dans la longue attente de réponses institutionnelles, les habitants éphémères du gymnase Roquépine s’entraident. Moufida, une jeune maman en attente d’expulsion, constate que venir quelques jours par semaine agit comme un “baume au cœur” : “Je me suis rendu compte que nous étions nombreux dans ma situation et que je n’étais pas un cas isolé. J’ai vu le pire ici, et j’ai vraiment compris que le logement, c’est primordial.” La perspective d’un vrai logement fait espérer tout le monde, au gymnase. En attendant, la solidarité redonne le sourire. “Il faudrait faire une fête des voisins, propose Lila, la septuagénaire. Et on invitera Macron, il habite à côté !”
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