Depuis sa naissance dans les années 30 staliniennes, le Géorgien Otar Iosseliani a vécu une existence très romanesque. Musicien, matheux, marinier sur un chalutier, conférencier, cinéaste, bourlinguant de Tbilissi au fin fond de la Sibérie, esprit libre jouant à cache-cache avec les autorités communistes pour finalement s’installer à Paris.
Iosseliani a réalisé une demi-douzaine de films dont Les Brigands au diapason de sa nature, ni pour ni contre le régime, toujours à côté, en décalage. Un cinéma étrangement poétique, doucement ironique, nourri chez Clair, Keaton et Tati.
Je suis né dans les années 30 et à cette époque-là, il y avait encore de très bons profs dans les écoles, c’était l’héritage de l’empire tsariste. Malgré l’existence de toutes les conneries soviétiques obligatoires, malgré les manuels qui déformaient l’histoire et la géographie, c’était une éducation assez large. Si on nous parlait de Gorki, on nous enseignait aussi Maïakovski, Gogol, Pouchkine. A la maison, on apprenait les langues et la musique. Le cinéma, je n’y ai jamais songé. J’étais un très mauvais élève, j’étais plutôt bricoleur. Effrayée, ma mère m’a payé des répétiteurs et ça a porté ses fruits puisqu’à 17 ans, j’ai commencé à m’attacher aux maths, à la physique et aux sciences naturelles. En même temps, j’étais musicien. Ma famille était une vieille famille géorgienne. Paniqué à l’idée de devenir sauvage, j’ai essayé de m’instruire de tous les côtés, essentiellement à la maison.
Pendant cette période d’apprentissage, le sentiment nationaliste géorgien était-il encore fort ?
Je ne pense pas. On était un petit pays colonisé par la Russie depuis deux siècles et c’était une résistance sourde.
Que faisaient vos parents ?
Ça se réduisait à maman parce que mon père était tout le temps au goulag il avait été officier de l’armée tsariste. La plupart des officiers de l’armée blanche avaient émigré, surtout en France. Ceux qui sont restés étaient très sévèrement traités. Il était devenu ingénieur et, à chaque fois qu’une catastrophe naturelle ou un accident se produisait, il était accusé de sabotage. J’ai été élevé par ma mère, ma grand-mère et mes tantes.
Avec un père au goulag, étiez-vous très révolté contre le régime ?
Non, car en Géorgie on ne traitait pas mal les enfants des déportés, ce genre de persécutions n’existait pas. A l’école, il n’y avait pas d’exclusion. La propagande soviétique était très forte. Cette idéologie était très attirante parce que chacun, en grandissant, était censé faire du bien à toute l’humanité. Vers 16 ou 17 ans, on commençait à comprendre et il fallait choisir sa voie : accepter le mensonge qui nous entourait ou le refuser. Mon évolution a été très lente, d’autant plus qu’en Géorgie, il n’y avait pas d’hystérie idéologique, mais toujours de l’ironie. C’est un pays dont l’intelligentsia avait déjà tout vu, elle se doutait du côté provisoire du régime. Ça a quand même duré soixante-dix ans, mais pendant la quarantaine d’années après la mort de Staline, c’était déjà le chaos.
A Moscou, vous avez donc étudié les maths.
Avec les maths, il s’est passé un truc très intéressant car c’est un outil très dangereux pour celui qui le pratique et qui commence à le posséder : ça lui donne une soif de pensée, une véritable dépendance vous ne pouvez plus vous en passer. C’est comme une maladie physique, comme les professionnels des échecs qui sont des gens psychiquement malades.
A l’université, deux vieux professeurs m’ont parlé très sérieusement de mon avenir. Les militaires venaient de passer à la fac pour choisir les têtes qui allaient travailler dans le complexe militaro-industriel et ils m’ont proposé des conditions de vie parfaites, un bon salaire, un appartement. Ces deux vieux professeurs m’ont expliqué que si j’acceptais, j’allais finalement construire des bombes, même sans le savoir. Alors j’ai commencé à rien foutre et décidé d’aller en architecture. Mais juste à ce moment-là, Khrouchtchev a lancé un plan de « bâtiments-types », dont toute la Russie est encore couverte aujourd’hui. C’était tellement répugnant que j’ai d’abord déclaré très naïvement ne plus vouloir faire d’études. C’était très difficile de se détacher de l’université car eux considéraient que l’Etat avait investi beaucoup d’argent pour mon éducation. Alors je me suis inscrit au concours du VGIK, pour faire le moins de mal possible. Mais je ne savais pas que le cinéma (soviétique) était encore pire…
A ce moment-là, aviez-vous une culture cinéphilique ?
Pas du tout. J’ai tout appris au VGIK. Il y avait différents ateliers avec des « maîtres » : Dovjenko, Koulechov… J’étais chez Dovjenko, qui n’était lui-même plus très désirable pour le pouvoir officiel, il était obligé de gagner son pain en enseignant. C’était quelqu’un de très sympathique, avec un esprit naturel fin et profond, mais c’était aussi un paysan, un mal-instruit qui pensait que la révolution allait très vite amener le paradis sur terre. Mais pour le régime, il a très mal interprété la guerre et montré tout le malheur qu’elle avait apporté : ses films n’étaient pas des hymnes à l’armée victorieuse. C’était impardonnable. Il était devenu quelqu’un de malheureux, comme Maïakovski, qui a fini par se suicider enfin, s’il n’a pas été suicidé.
En quoi consistait l’enseignement au VGIK ?
Il était assuré par le prof de montage qui nous emmenait voir les films au célèbre Gosfilmofond, les archives cinématographiques de Moscou, à une centaine de kilomètres. On y allait pour deux ou trois jours, parfois une semaine. Là, il nous montrait Griffith, Keaton il détestait Chaplin, il nous a démontré comment Les Temps modernes étaient copiés sur A nous la liberté de René Clair.
Il ne vous projetait pas Vertov ou Eisenstein, les grands cinéastes soviétiques ?
C’était un homme à part, très différent des autres professeurs, très cultivé. Il méprisait Vertov de tout son corps et nous a contaminés. En fait, le cours de montage était le prétexte pour voir des films et apprendre le cinéma, comme l’ont fait les gens de la Nouvelle Vague dans d’autres conditions. Lui, il choisissait Lang, Lubitsch, Welles, Ford, tous les films américains qui n’étaient pas distribués dans le pays. Le pouvoir nous laissait les voir car il était très conscient que sans possession d’une technique et d’un savoir-faire, nous n’aurions pas pu lui fournir les mensonges bien faits qu’il réclamait. Mais le pouvoir ne se rendait pas compte que nous des gens comme Panfilov ou Tarkovski allions regarder ces films d’une autre façon pour y puiser autre chose. Et de toute façon, la technique, ça ne s’apprend pas (rires)…
Quels sont les cinéastes que vous admiriez le plus ?
J’ai rencontré Boris Barnet à la fin de sa vie un de mes premiers films lui avait plu et c’était une récompense formidable que quelqu’un comme lui me regarde avec sympathie. J’ai ressenti la même chose quand René Clair dont j’ai vu tous les films, comme ceux de Prévert/Carné a vu Il était une fois un merle chanteur, à Cannes en 74. Quant à Tati, il a vu Pastorale en 79. A Moscou, on n’avait pas vu tous ses films, seulement Mon oncle. Mais ça me suffisait…(sur un ton admiratif). Je me souviens aussi avoir vu un film formidable de John Ford, La Route du tabac, tiré du roman d’Erskine Caldwell. Mais tous ces films que m’a montrés mon professeur n’ont influencé que moi, pas mes camarades. Je pense donc que l’éponge était préparée avant, que c’est mon éducation précédente qui m’a permis de les recevoir. S’il n’y a pas d’éponge, rien ne peut s’imprégner.
A votre sortie de l’école, on vous a fait des propositions pour tourner ?
C’était la fin du règne de Khrouchtchev, et les fonctionnaires n’avaient pas d’instructions très nettes, la période était flottante. Par exemple, c’était l’époque de La Ballade du soldat de Tchoukhraï. En Géorgie aussi, on commençait à faire des films un peu différents, plus du tout militaristes. Mais mon film de diplôme, Avril (1962), a eu des problèmes avec la censure. Alors pour les faire chier, je suis parti incognito comme ouvrier à la fonte, dans une énorme usine métallurgique. C’était l’époque où les artistes devaient connaître la vraie vie de la classe ouvrière. Effrayé par les conditions de travail, j’ai tourné La Fonte, où je montrais le travail d’esclave, très dur, très sale. Et Tchoukhraï était le président de la commission des diplômes. Auréolé par tous ses prix patriotiques, il m’a défendu et j’ai eu le droit de continuer à travailler. C’est comme ça que j’ai pu faire mon premier long métrage en Géorgie, La Chute des feuilles, tout de suite interdit. A ce moment-là, un monsieur tout à fait brillant est devenu chef des studios en Géorgie : il nous a permis de faire tout ce qu’on voulait. Il a fini par être chassé mais l’affaire était faite : cinq ou six metteurs en scène étaient nés. A cette époque, j’écrivais toujours deux scénarios : l’un pour passer devant les instances de la censure ; puis, muni du même texte, je faisais un autre film mais en le transformant de telle façon que je leur disais que c’est eux qui n’avaient pas bien lu le premier texte (rires)… Il fallait prouver que j’avais filmé comme j’avais écrit. Très peu sont arrivés à s’échapper de toute cette merde officielle et à pratiquer leur métier honnêtement : Tarkovski, Guerman à Leningrad, Panfilov, les deux frères Chenguelaia…
Pourtant, vos films, Pastorale et les autres, n’étaient pas de la propagande anti-soviétique.
Je voulais faire quelque chose qui les ignorait. Pour eux, c’était déjà trop. Ils considéraient que cet argent devait être dépensé pour la propagande. Maintenant que l’Etat russe n’a plus besoin de cette machine, elle s’est arrêtée, détruite. Avant, tout était parfaitement bien organisé, le système de diffusion était divisé en catégories selon les villes, les régions, les ciné-clubs, les ventes à l’étranger. Par exemple, mes films étaient montrés à l’étranger ; à l’intérieur, ils passaient dans un circuit extrêmement restreint de ciné-clubs qui s’appelait bizarrement « Le Circuit de la propagande du cinéma soviétique » (rires)… Si votre film était interdit, vous n’étiez pas payé, mais ce circuit, animé par des cinéphiles en quête de nourriture spirituelle, vous envoyait avec votre film dans tout le pays, jusqu’au fin fond de la Sibérie. J’animais des débats, on me payait un petit honoraire prélevé sur la vente des billets et après, il y avait des soirées avec le samovar et la vodka, tout le monde s’amusait.
Comment le régime soviétique réagissait au fait que vos films soient vus à l’étranger et dans les festivals internationaux ?
Ça servait aussi à la propagande. Ils envoyaient en Occident des films comme Andreï Roublev ou les miens : ça prouvait au monde la pluralité du cinéma soviétique. En plus, du moment qu’ils l’avaient produit, ils étaient responsables de l’argent dépensé à faire ce « mauvais film ». Ils ne pouvaient donc pas l’interdire complètement.
Mais comment expliquez-vous qu’ils ne vous aient pas empêché tout de suite de tourner ?
Par la séparation du pouvoir entre Moscou et les particularités des bolcheviks géorgiens. C’étaient des serviteurs toujours menacés par le centre du pouvoir mais qui le détestaient à cause de ça. En plus, il y avait des gens qui étaient vraiment attachés à leur culture géorgienne, le cinéma en Géorgie était comme une petite poche d’air frais. A l’époque, on attendait que le système se casse la pipe pour commencer à travailler normalement. Mais en partant, les communistes ont cassé la machine.
Les communistes ou l’intrusion de la loi du marché ?
On aurait pu conserver ce système si merveilleusement organisé, mais des enthousiastes aveuglés par le changement ont tout balayé. Ça a été balayé par l’Union des cinéastes, qui a décidé de rendre le marché cinématographique libre et il est tombé immédiatement aux mains des spéculateurs. La mafia a acheté les bâtiments et maintenant, il n’y a plus de salles de cinéma mais des salles de jeux, avec des roulettes.
Pendant les années 70, en Géorgie, vous n’avez réalisé que trois films. De quoi viviez-vous ?
Le système d’assisté était parfait. C’est pour ça qu’aujourd’hui, la moitié de la Russie regrette la disparition du communisme. On payait très peu de loyer, beaucoup de produits coûtaient dix fois moins cher qu’ils auraient dû coûter en réalité. Les salaires étaient bas mais suffisants pour survivre. Les studios de Géorgie nous protégeaient financièrement, on était toujours consultant de quelque chose… Et puis, je me foutais de ne pas pouvoir tourner le cinéma, je peux tout à fait m’en passer. Quand je n’ai plus travaillé, je suis parti comme marin sur un chalutier, où j’ai gagné beaucoup plus d’argent que dans le cinéma.
Pourquoi êtes-vous alors venu en France ?
Parce que Pastorale a été complètement et catégoriquement interdit. C’était l’arrivée d’une vague de politiciens comme Gorbatchev ou Chevarnadze mais, en même temps, les rétrogrades de Moscou sont devenus plus méchants et plus forts. A partir des trois films précédents, ils pouvaient extrapoler la suite de mon travail. Pastorale, je l’avais filmé mot à mot comme je l’avais écrit. Ils l’ont visionné trois fois et la troisième avec le texte : ils ne pouvaient rien dire puisqu’ils avaient laissé passer le scénario, c’était de leur faute, il leur fallait donc interdire le film complètement. Je n’ai pas pu travailler pendant sept ou huit ans… Huit ans, c’était quand même un peu long. Alors, je suis allé voir Chevarnadze en lui demandant si je devais changer de métier. Cette idée ne lui plaisait pas car c’était un très mauvais exemple vis-à-vis de l’intelligentsia et de l’étranger. Alors, ils nous ont laissés partir, Tarkovski et moi. Et Konchalovski : mais lui, c’est différent puisqu’en partant pour Hollywood, il n’a fait que changer très légèrement de système ! En tremblant face à Andropov, qui dirigeait le KGB, Chevarnadze a pris la décision de nous laisser voyager et la responsabilité qu’on ne fuirait pas. Si je faisais une connerie, il risquait sa tête. Pourtant, tout était contre moi : j’étais bavard, je racontais n’importe quoi sur le régime… Mais leur grande crainte, c’était que je foute le camp. C’était la grande période des dissidents. Je suis donc allé présenter Il était une fois un merle chanteur à Cannes, j’ai rencontré René Clair, qui a essayé de faire quelque chose pour moi et je suis rentré, comme un bon garçon qui ne fait pas de conneries. Du coup, Chevarnadze m’a de nouveau laissé partir en 79, à l’invitation de la Cinémathèque. On m’a aidé à trouver une commande, je suis rentré en disant que j’avais une proposition et suis reparti en France. Je suis venu y vivre quand j’ai vu que tous les studios de cinéma étaient ruinés dans mon pays. Je ne pouvais plus travailler : que vouliez-vous que je fasse ?
C’était après la perestroïka. Mais jusqu’en 90-91, vous faites des allers-retours entre la Géorgie et la France ?
Oui, je n’ai jamais été ni exilé ni dissident je déteste cette catégorie de gens, les révolutionnaires ou dissidents professionnels… Les révolutionnaires savent parfaitement comment guider le troupeau du peuple. Le premier dissident était Lénine, quand même.
Quand vous êtes arrivé en France, quelle sensation avez-vous éprouvée ?
Déception. Il y a un proverbe géorgien qui dit « Mauvaise musique de loin sonne comme pas si mauvaise que ça. » Nous qui vivions dans un immense « camp de concentration », cette situation provoquait l’épanouissement d’une chaleur humaine, d’une solidarité, parce que tout le monde était dans la merde. Je pense que c’était un peu comme la France juste après la guerre, comme la rue d’Hôtel du Nord de Carné, tout le monde vivait ensemble. Mais vous étiez déjà entrés dans une époque de consommation. J’ai visité beaucoup de cafés à Montmartre où sur les murs, sous plastique, on pouvait lire des poésies, voir des dessins et, au milieu, des gens qui mangeaient leur soupe… mais l’atmosphère d’antan avait disparu à jamais. C’est cela qui m’a déçu, j’ai trouvé un Paris figé, muséifié.
Vous avez écrit Les Favoris de la lune. Est-ce qu’il était clair dans votre esprit que vous vouliez faire un film sur Paris et pas un film de dissident ?
Je pense que personne ne connaît cette ville, elle est tellement diverse que chacun peut choisir son Paris à lui et extrapoler selon son expérience. Le cercle culturel russe parisien ressemblait à celui dans lequel j’avais vécu enfant. Paris était rempli de Russes, blancs et rouges. Les communistes essayaient de me récupérer, alors j’étais très prudent, poli. Mais j’ai aussi trouvé un bouclier : Louis Daquin. C’était pas un communiste ordinaire mais un type très chaleureux, avec qui on pouvait parler franchement. Je n’ai pas rompu le contact, notamment avec l’ambassade. A tout moment, ils pouvaient m’enfermer dans une caisse et me renvoyer là-bas. Mais il faut dire que parmi les fonctionnaires russes, il y avait toujours cette résistance sourde, passive… C’était ambigu. Parfois, ils me montraient les limites à ne pas dépasser, mais après l’interdiction de Pastorale, certains me serraient la main en cachette ! Un jour, un fonctionnaire m’a présenté à l’ambassadeur de l’URSS : M. Tchervonenko, un phénomène très étrange. Je lui ai dit tout le mal possible de mon ministre du Cinéma. Eh bien, c’était la bonne méthode, parce que si on leur faisait croire qu’on était obéissant, respectueux du régime, ils ne vous croyaient pas ! En m’entendant déblatérer, l’ambassadeur voyait que j’étais sincère. Un jour, il me propose de venir fêter le 1er Mai à la datcha de l’ambassade. Une voiture officielle m’a emmené là-bas, un énorme château à 40 km de Paris. Il y avait une grande pelouse avec des kiosques où on servait de la vodka, était présent tout ce qui était soviétique à Paris. Arrive l’ambassadeur, il me prend par le bras et me dit « Maintenant, vous et moi allons traverser la pelouse en diagonale et tout ce monde va vous voir. Et ils vont bien comprendre qu’il faut pas vous emmerder » (rires)…
Un sacré metteur en scène, cet ambassadeur.
Tranquillement, en causant avec moi, la main sur mon épaule, nous avons traversé la pelouse dans un grand silence. On est arrivés à un kiosque, il nous a versé de la vodka et nous avons trinqué au 1er Mai. Après, il m’a dit que j’étais libre de quitter la réception si je voulais… Voilà comment je me suis débarrassé de la pression soviétique en France. Quand même, ils étaient nombreux à l’époque, tous ces surveillants, ces agents du KGB… Je souffrais de la maladie typiquement soviétique: la paranoïa. Je pensais que mes téléphones étaient plombés, dès que je voyais quelqu’un avec des lunettes noires, je le soupçonnais tout de suite de me surveiller… Mais les choses n’étaient pas uniformes. Bien sûr, il y avait les cons indécrottables, c’est une loi de la nature, mais il y avait aussi des fonctionnaires plus coulants, comme cet ambassadeur.
Vous disiez avoir été déçu par un Paris figé dans le passé. Pourtant, dans La Chasse aux papillons, vous sembliez faire l’éloge d’une France à l’ancienne.
Ici, il n’y a pas eu de révolution d’Octobre, de purges, mais le malheur est le même partout. Il y a un éparpillement social, on devient de plus en plus séparés, de plus en plus solitaires. Ce n’est pas typique de la France, j’aurais pu tourner ce film en Allemagne ou en Italie… Mais pas en Russie : là-bas, il y a des raisons beaucoup plus concrètes au malheur. Je connais de très vieilles familles en France, la soi-disant aristocratie. Ceux qui sont riches sont répugnants… Selon moi, l’aristocratie est un état d’esprit, ce n’est pas une histoire de châteaux et de palais. Un paysan peut être porteur de signes aristocratiques s’il est généreux, chevaleresque, droit… L’aristocrate qui est profiteur et qui se goberge de sa particule n’est pas aristocrate pour moi. C’est même très mauvais de porter un joli nom à particule et d’être con.
Dans Brigands, vous tendez plutôt à montrer que la barbarie a toujours existé.
En proportion, les saloperies n’ont pas baissé. A chaque époque, on pense que c’est maintenant que le malheur nous tombe dessus. Mais non, ça a toujours existé. Brigands est un film très optimiste qui montre qu’on ne vit pas aujourd’hui une période spécifiquement noire.
Travaillez-vous sur des invariants, qui ne seraient liés ni à un pays ni à une époque ?
Pour ce qui est du terme invariant, chacun de nous se déplaçant sur la surface de la terre finit par trouver que les choses se ressemblent partout. C’est la nature humaine. Et quand beaucoup d’humains sont regroupés ensemble, ça produit à peu près les mêmes effets. Quels que soient les lieux ou les époques. D’ailleurs, quand on se déplace aujourd’hui, on ne change pas seulement de lieu géographique, on change aussi d’époque. Les problèmes contemporains des gens au fin fond de la Sibérie sont les mêmes que ceux des Français au xviie siècle. Brigands est une fiction, même sur les années soviétiques. Quand je raconte les années 30, ce n’est pas la réalité authentifiée, c’est celle que j’imagine. Je ne connais pas les méthodes exactes du KGB des années 30, mais comme le temps a passé et qu’on ne connaît pas ces méthodes, on a tous le droit d’imaginer que c’était à peu près comme ce que je montre dans le film. Ce n’était peut-être pas du tout comme ça, mais à peu près, oui (rires)… Chaque fois qu’on fait une reconstitution, que ce soit La Reine Margot, Jeanne d’Arc ou la bande à Baader, on se confronte à une question éthique.
Vous n’aimez pas les reconstitutions historiques ?
Pas quand on fait comme si c’était vrai, quand on nie le bluff et qu’on prétend à l’exactitude historique. Surtout dans notre métier, où le faux a l’air très vrai. Quand Shakespeare écrit Richard iii ou Henry v, c’est à l’évidence un spectacle. Mais éthiquement, ses uvres les plus propres sont Othello ou Hamlet, sur des personnages qui n’ont jamais existé. Revenons à l’exemple de la bande à Baader. Ces gens sont morts, quasiment avant-hier. Un cinéaste se permet de les faire jouer par des acteurs et avec la prétention de raconter une histoire qui va faire réfléchir les spectateurs. Ethiquement, je trouve cela très discutable. Et du point de vue du métier, je ne trouve pas cela intéressant. Comme je ne trouve pas intéressant d’adapter un fait divers ou un roman. Surtout si c’est un livre brillant : ça signifie que son auteur a réussi pleinement dans son entreprise et ça ne nécessite pas quelqu’un qui va illustrer cette uvre. En plus, c’est très dangereux pour les jeunes : s’ils voient un film et lisent ensuite le livre dont est tiré le film, ils ne peuvent plus se débarrasser de l’impression première du film et cela appauvrit la lecture. Par contre, adapter des romans sans talent, oui, autant que vous voulez (rires)… Lire et voir sont deux langages différents. Au Japon, le public était enchanté de voir le Guerre & paix de Bondartchuk en pensant qu’il avait inventé cette histoire (rires)… Comme cinéaste, j’ai des critères simples : ne jamais faire d’adaptation de bons textes ; ne pas trop faire parler les personnages parce que quand même, le dialogue détruit un peu le tissu cinématographique.
Chez vous, on sent une filiation forte au cinéma muet.
Au cinéma tout court ! Je pratique un cinéma sonore où les dialogues sont peu abondants. Le cinéma muet, c’est autre chose : les acteurs ouvrent la bouche et on n’entend rien ! Notre pauvre appareillage de cinéma, il faut essayer de l’utiliser pleinement.
Votre formation de mathématicien, d’architecte, vous a-t-elle aidé ou influencé ?
Quoi qu’on fasse quand on est jeune, ça laisse des traces dans l’esprit, ce qu’on appelle des algorithmes : une certaine formation de l’esprit par laquelle va couler la pensée. Les mathématiques sont censées aider les gens à trouver le chemin le plus court entre une question et sa réponse. Mais parfois, ce chemin est le résultat de longues obsessions.
Dans Brigands, vous faites une critique très virulente du stalinisme. Pourquoi si tard, alors que ce régime a chuté et été jugé par l’Histoire ?
La raison essentielle est que lorsque vous avez un tel phénomène devant votre nez, il vous effraie tellement que vous êtes privé de possibilités de l’analyser. Il faut du recul. Au plus fort du régime soviétique, la majorité était persuadée que les purges étaient nécessaires, que c’était pour le bien. Quand Robespierre a fait marcher la guillotine comme une machine à coudre, il pensait que c’était pour le bien. Les jacobins ont un peu l’esprit communiste, ils font tout pour le bien. Ce type de jacobins n’a pas disparu : ce sont tous les terroristes qui sillonnent la terre et posent des bombes pour le bien. Il y a un autre phénomène dans le cinéma russe d’aujourd’hui : cracher ou spéculer sur le passé, vendre le sang, la torture, le carriérisme, etc. Certains cinéastes étaient compromis avec ce régime : quand il a disparu, ils étaient les premiers à le piétiner. Le cinéma de l’époque soviétique n’a produit qu’un seul Boris Barnet un type génialement indépendant. Dans la dernière période, on peut ajouter deux ou trois cinéastes qui peuvent se regarder en face tranquillement, pas plus. Maintenant qu’il n’y a plus d’idéologie ou de maîtres à servir, qu’est-ce qu’il reste ? L’argent, le capitalisme, l’Occident, qui adore quand on crache sur le communisme. Faire des films dans ce but, c’est le prolongement de la charmante tradition du conformisme.
Vous vous incluez dans ce groupe ? Sinon, comment y échappez-vous ?
Je ne pense pas que j’aie complètement échappé à ce travers. J’aurais pu faire Brigands en France, sans rentrer en Géorgie. Mais le temps a passé et il est devenu possible de parler du stalinisme par l’instrument de l’analyse. J’ai essayé de ne pas dramatiser, de ne pas être grandiloquent, de ne pas donner en spectacle les aspects les plus sanglants. J’ai essayé de repeindre tout ça aux couleurs de la banalité humaine. Je n’ai pas montré des révolutionnaires flamboyants, j’ai mis l’accent sur un voleur qui devient commissaire du peuple : c’est beaucoup plus proche de la vérité que de montrer un idéaliste. Les idéalistes, on connaît… Beaucoup pensent que Trotsky était idéaliste ; c’était surtout une bête féroce. C’est lui qui a théorisé la soviétisation de la terre entière. Par la force.
Et vous, vous vous situez où par rapport à tout ça ?
On est tous des observateurs de cette comédie.
Le cinéma serait alors l’art du scepticisme ?
Peut-être. Ou devrait être ça. Ce qui est propre au cinéma, c’est la comédie… Quand Tati plonge son personnage au milieu de la révolution technologique, il n’a pas d’autre but que de montrer comme c’est marrant. Il n’est pas agressif, ne se prend pas au sérieux. Il plonge un monsieur gentil, inadapté, venu d’une autre époque, dans le monde moderne. Et c’est ridicule, mais dépourvu de méchanceté. C’est ce que j’essaie de faire, de toutes mes forces.
Les personnages de Brigands ne s’en sortent qu’en inventant une forme de marginalité l’alcool par exemple.
L’alcool est l’issue la plus noble de la situation. L’alcoolique ne veut plus rien, ne réclame rien. Quand on ne veut rien du monde, c’est déjà très bon. Car c’est le désir qui nous détruit. Le désir de posséder, de s’installer… Quand on veut rendre les êtres humains heureux, nobles, justes, prospères, tout ça de force, il arrive inévitablement le désir de les éliminer tous jusqu’au dernier.
Brigands montre la pérennité du Mal mais, en même temps, on sent que votre Moyen Age semble plus doux, moins affreux que les temps plus modernes. Pensez-vous que le passé est un paradis perdu ?
En tout cas, c’était plus touchant, parce que plus naïf. L’Inquisition était beaucoup plus naïve que les camps de concentration de Staline ou d’Hitler. La barbarie existait déjà, mais elle était moins complexe, moins performante.
Dans Brigands, vous filmez une situation de guérilla en Géorgie. Vouliez-vous vous confronter aux guerres civiles actuelles de l’ex-bloc de l’Est ?
Non. La guerre civile en Géorgie était tragicomique, comme tout ce qu’on fait en Géorgie. C’est comme l’armée italienne : elle court, mais c’est assez comique. Cette guerre civile s’est passée dans quelques rues autour du palais du gouvernement ; le reste de la ville s’en foutait totalement (rires)… Les mères promenaient leurs enfants dans les parcs, les magasins étaient ouverts, etc. Ça avait un côté folklorique, bien qu’il y ait eu des morts. La guerre en Tchétchénie est encore plus grotesque. Les intérêts en jeu sont de niveau mafieux, c’est la route de la drogue. Et la population qui est au milieu ne comprend rien, elle est mutilée… C’est grotesque, mais moins comique qu’en Géorgie.
Etes-vous un nostalgique ?
L’idéologie soviétique aimait beaucoup ça. On me reprochait souvent « l’idéalisation du passé ». Pourquoi le passé semble mieux ? Parce qu’on n’y a pas vécu. Ce n’est pas propre à moi, chacun porte un peu ce sentiment en lui. Tout le monde pense de temps en temps à la douceur de vivre d’autrefois… Même le naufrage du Titanic est une chose très romantique. Mais le Mal a toujours existé et comme il va durer, il prendra une forme différente selon les époques.
Ce sera toujours pire ?
La méthode d’extrapolation est fondée sur une chose précise. Après avoir observé un phénomène, puis un deuxième, puis un troisième, si on vous demande quel sera le énième, vous répondez « la même chose ».
Que signifie le sous-titre de votre film, chapitre VII?
Sous une forme ou une autre, mes films ont toujours décrit le même phénomène, c’est-à-dire tout un éventail des saloperies humaines. C’est mon septième long métrage de fiction, peut-être qu’il clôt un cycle thématique.
Vous sentez-vous isolé ou, au contraire, proche de nombreux cinéastes ?
Il y a au moins une dizaine de cinéastes dont je partage l’approche générale. Ce qui est dangereux pour chacun, c’est d’être enfermé dans un type de création par exemple, ne produire que des armoires, ou des cuillères. C’est quand vous possédez votre métier que commencent les difficultés. Et comme le cinéma est un métier techniquement très simple (pas comme maîtriser le violon), c’est encore plus difficile de faire quelque chose de bon ou d’original. Vous ne pouvez pas savoir comme il est difficile de traduire ses idées dans une forme plastique acceptable et qui soit lisible par un public.