Dans le pays d’Erdogan, consulter des sites pornos est interdit. Face à la censure, la résistance s’organise et certains se sont spécialisés dans la protection des données pour réussir à se branler tranquille.
Emre (1) n’est pas un blogueur. Et quand il se connecte sur Tumblr, c’est avant tout pour trouver des vidéos pornos. “Il suffit de connaître les bons mots-clés : gay, sexe, oral, sourit-il. Les vidéos sont courtes, ça me suffit. Mais j’ai quand même changé mon adresse DNS (serveurs qui permettent de changer son adresse IP – ndlr), depuis que je possède un ordinateur.” Il récite de tête : “Celle de Google, c’est 8.8.8.8. Ça fait au moins dix ans. En fait, je n’arrive même pas à imaginer une vie sans. Je suis homosexuel et je regarde du porno. Ce sont deux choses qui sont doublement réprimées ici.”
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Car en Turquie, la consultation de sites pornographiques est interdite. Comme Wikipédia, Booking ou Craigslist, PornHub, YouPorn, xHamster et des milliers de sites X sont inaccessibles : quand on essaie de se connecter, la fenêtre internet tourne en boucle et finit sur une page d’erreur. La censure a débuté progressivement.
Nombre d’habitants sont spécialisés dans la protection des données
La loi 5651 votée en 2007, pour la “protection de la famille, des mineurs et des valeurs de la famille”, définit ce qui n’est plus acceptable, notamment en ligne. Sont pointés du doigt, entre autres, les contenus “obscènes”. Charge ensuite à la cour de déterminer ce qui relève de l’interdit. Récemment, les pratiques orales, anales ou homosexuelles ont été définies comme étant contraires à la morale.
“La censure a commencé avec la pédophilie. Ça peut se comprendre, indique un journaliste. Puis les sites pornos ont été interdits. Et aujourd’hui, Wikipédia ou les sites d’infos sont censurés.” Il y a tellement de sites qui sont désormais interdits en Turquie que le porno est loin d’être prioritaire dans la lutte pour la liberté d’expression.
Contourner la censure est souvent générationnel
En tout, “120 000 sites internet et 90 000 URL sont bloqués ici”, résume Yaman Akdeniz, juriste spécialisé dans les libertés numériques. Dernière victime en date : Wikipédia. “J’utilise un VPN (Virtual Private Network, un réseau privé virtuel – ndlr) pour consulter l’encyclopédie en ligne, sourit Semih1. Mais j’en avais déjà un avant : pour regarder du porno.”
Désormais, dans l’ex-Empire ottoman, pour quelques minutes de vidéo coquine, il faut savoir s’organiser. Nombre d’habitants se sont donc spécialisés dans la protection des données pour réussir à se branler tranquille. Contourner la censure est souvent générationnel.
Twitter ou Tumblr deviennent des niches
Les plus âgés tentent de trouver des sites tunnels “qui ne sont pas encore interdits”, indique un quinquagénaire, quand les trentenaires utilisent tous un VPN, qui permet de faire localiser son adresse IP ailleurs qu’en Turquie, et donc de pouvoir consulter les sites prohibés.
Opera, Hola, ZenMate, Hotspot Shield, etc., les “bons VPN” s’échangent comme les bons plans. “J’en ai deux ou trois qui marchent bien”, indique Semih. Quand un autre s’inquiète : “Ça ne va pas durer. Ils vont aussi réussir à interdire les VPN.”
Pour les plus jeunes, Twitter ou Tumblr deviennent aussi des niches. Et là, pas besoin de se cacher : le gouvernement n’a pas – encore – réussi à bloquer les réseaux sociaux durablement. Twitter fourmille de comptes à destination des internautes turcs. La page Twitter “Turkish Porn” compte, par exemple, plus de 22 000 abonnés.
Chaque vidéo, assez courte, est relayée au moins cinquante fois. On trouve de tout : sodomie, amateurs, éjaculation faciale… La biographie de Twitter renvoie d’ailleurs vers un site qui explique comment changer ses adresses DNS, et donne donc le mode d’emploi pour consommer du porno librement.
Même les dessins coquins deviennent la cible du régime
“La censure des contenus pornographiques a entraîné la mobilisation de groupes plus souterrains (…) qui sont devenus une forme de résistance : résistance non seulement contre la régulation de la sexualité, mais aussi contre le gouvernement lui-même”, souligne Veronika Tzankova, auteure du texte “Regarder du porno en Turquie – Les femmes, le sexe et les changements de paradigme”.
La chercheuse y voit même un parallèle avec la thèse de Georges Bataille, qui distinguait la sexualité animale de la sexualité humaine, grâce à l’idée de transgression. “Plus la sexualité est régulée à un niveau gouvernemental, plus la transgression des règles devient attirante”, détaille-t-elle.
Pour l’ancien acteur porno Sahin K., véritable célébrité en Turquie, “la religion a toujours été utilisée par le gouvernement pour que les gens restent pauvres et inéduqués. Le porno est une façon de s’opposer à ces codes.” Il a récemment tourné dans une publicité pour faire la promotion d’un VPN, Hotspot Shield.
Même les dessins coquins deviennent la cible du régime. Le célèbre caricaturiste Memo Tembelçizer a été poursuivi des dizaines de fois pour ses illustrations lubriques dans les journaux. “Aujourd’hui, on s’autocensure”, confie-t-il, en faisant la liste de ce qui est acceptable : “une femme nue, OK. Un pénis au repos, OK. En revanche, pas question de dessiner un vagin ou une verge en érection”.
Des milliers d’internautes connectés chaque jour
La première plainte a été pour lui “comme un traumatisme. Avant, faire des scènes de sexe, c’était normal dans les magazines (…). J’ai toujours été conscient d’une certaine censure en Turquie, notamment sur la religion ou le nationalisme. Mais le sexe, c’était nouveau.” Pratique, pour le gouvernement, selon lui. “Si tu interdis de tels instincts, tu finis par penser que le sexe est un péché.”
Mais les sites ne s’y trompent pas. Malgré la censure, des milliers d’internautes se connectent chaque jour à des sites de streaming gratuit. “On arrive à savoir qu’ils sont turcs, même s’ils utilisent un VPN. Principal indice : la langue du serveur”, indique la communication de xHamster (PornHub et YouPorn n’ont pas voulu répondre à nos questions).
“Chaque jour, nous recevons des films amateurs depuis la Turquie” Xhamster
Le site arrive même à connaître les mots les plus utilisés par les internautes ottomans pour accéder au plaisir solitaire : arrivent en tête toutes les déclinaisons du mot “turc”, ainsi que les traditionnels “teen” ou “mature”, les plus orientaux “turban” ou “hijab”… mais aussi “maman” ou “sœur”. “Et chaque jour, nous recevons des films amateurs depuis la Turquie”, précise xHamster. De fait, quand on tape “turc” dans son moteur de recherche, on tombe sur des centaines de vidéos, souvent tournées au smartphone.
La scène porno, en revanche, est devenue inexistante en Turquie. “Je ne connais pas de réalisateurs ni d’acteurs, confirme un professionnel du cinéma. “Il n’y a plus aucune industrie du porno ici, renchérit l’ex-porn-star Sahin K. Nous n’en aurons d’ailleurs sans doute plus jamais, à cause de cette politique.”
Malgré les lois, les Turcs accèdent aux contenus illicites
De même, impossible de trouver des DVD dans les sex-shops turcs. “On n’a pas le droit !”, rappelle un vendeur qui, après plusieurs demandes insistantes, admet qu’il n’en a même pas à fournir “sous le manteau”. “La production, l’importation, la vente ou le stockage de tels produits ne sont pas seulement illégaux, c’est aussi une activité criminelle, passible d’une peine allant de un à quatre ans de prison, rappelle Veronika Tzankova. Même la diffusion de vidéos est un crime.”
“C’est totalement hypocrite”, critique le caricaturiste Memo Tembelçizer. Pendant plusieurs années, il a été à la tête du mouvement “Pornoma dokunma” (“Touche pas à mon porno”). Et, en 2011, alors que des milliers de manifestants descendent dans la rue pour défendre la liberté sur le net, certaines pancartes reprennent son slogan. “J’ai été très surpris, rigole-t-il. Il y avait plus de 15 000 personnes dans la rue et une immense pancarte ‘Ne touchez pas à mon porno’.”
“Tout ça va finir par vous exploser dans le cul”
La manif est bon enfant, mais reste vaine. Depuis, des milliers de sites ont été à nouveau interdits. Qu’importe les lois, les Turcs réussisent à accéder aux contenus illicites. Sahin K. connaît. “J’ai fait un film entier là-dessus, en 2011. A l’époque, le porno était déjà illégal. Mais la Turquie était le deuxième consommateur mondial, après le Japon !”
Pour l’acteur, “si je suis aussi célèbre, c’est parce que je résiste contre ces tabous préhistoriques. Je redéfinis la frontière entre la liberté et l’interdit”. Il n’empêche. “Ça me met en colère, admet Memo Tembelçizer. Pour que la société soit plus démocratique, la sexualité doit être libre. Et la pornographie est un des moyens.” Avant d’ajouter, malicieux : “J’ai fait un dessin pour parler de ça. Ça se terminait par : ‘Tout ça va finir par vous exploser dans le cul’.”
1. Certains prénoms ont été modifiés
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