L’homme des hautes plaines qui s’est éteint le 31 décembre dernier après une vie de bâton de chaise n’était pas une simple antiquité d’un genre mourant de ridicule, la country.
Townes Van Zandt et quelques amis texans à l’humour tordu et à la mélancolie collante ont inventé, il y a des siècles, la road-music comme on dit road-movie aujourd’hui colportée par Nick Cave, Palace ou les Tindersticks, les enfants bâtards de cette immense plume sans port. Si ce n’est le port d’armes. Quelques mois avant sa mort, dans l’une de ses toutes dernières interviews, il raconte comment on peut devenir, en marge de tout système, un rebelle misanthrope.
Les signes de modestie abondaient. Sa manière, en récital, de glisser ses chansons au milieu de reprises qu’il présentait longuement, avec admiration. Son art de faire rire le public le plus indifférent, qui faisait de lui le contraire du triste sire que pourraient évoquer les tronches de son fan-club dépressif. Même ses fausses notes systématiques dans les graves. Ce besoin de peu pour exister à la perfection : guitare, cheval, familiers, un peu d’argent pour acheter quelques produits manufacturés outils, alcools, disques et livres. Les folksongs, si américaines, de Townes Van Zandt restaient totalement étrangères à la notion d’impérialisme, à sa glorification (Presley, Springsteen) comme à sa critique (Springsteen, Dylan, Ochs). Les rivières, les vallées, les rochers, les routes qui y sont cartographiés ne sont pas les lieux de révélation d’une vérité universelle. Ici, c’est no place to fall (sur Flyin’ shoes, son plus bel album studio) ; c’est juste our mother the mountain (sur l’album du même titre, son autre plus bel album studio).
Il y a des lieux pour habiter, d’autres pour voyager, mais pas d’empire. A le voir jouer en concert (et à écouter Live at the Old Quarter, Houston, Texas, son plus bel album), on comprend qu’existent, pour lui, sans l’ombre d’un doute, des Townes Van Zandt kazakhs, marocains, guaranis, chantant leurs propres histoires, tantôt assez gaies, tantôt incomparablement tristes, dans leurs propres idiomes et avec leurs propres outils, assis sur d’autres chevaux. L’interruption du concert avive le désir de l’amateur de tenir enfin avec soi le songbook intégral, avec les paroles, les notes et les accords de guitare. Mais le souvenir des fausses notes et du reste le rappelle à la nécessité modeste d’inventer le sien propre, en bon kazakh. Michel Jourde
Townes Van Zandt J’ai commencé très jeune à jouer de la guitare. Un jour, je me suis rendu dans une église avec une femme noire amie de ma famille. Là, entouré de toutes ces femmes noires qui chantaient des cantiques à tue-tête, j’ai eu ma première révélation musicale. Puis j’ai accompagné mon père sur les routes. Il était avocat pour l’industrie pétrolière. Nous n’arrêtions pas de faire des allers-retours entre le Wyoming et le Texas et à la radio, ils passaient sans cesse les chansons d’Hank Williams. Je ne m’en suis jamais remis. Peu de temps après, il y a eu la découverte de Lightnin’ Hopkins, qui m’a définitivement conforté dans l’idée que je voulais devenir un chanteur folk. Il m’a beaucoup appris, notamment dans le jeu de guitare, mais aussi en matière d’humour. Un jour où j’ai eu la chance de le rencontrer, je lui ai demandé sa définition du blues. Avec un ton très pince-sans-rire, il m’a répondu que, sur la gamme chromatique, le bleu se situait entre le vert et le jaune (rires)… Enfin il y a eu The Times they are a changing de Bob Dylan. Cette chanson m’a bouleversé. J’ai alors compris qu’il était possible de toucher quelqu’un en profondeur avec des mots et de la musique. Quant à mes autres influences, elles sont multiples. L’herbe, les fleurs (ton rêveur)…
Avec trente ans de recul, qu’est-ce que les années 60 ont représenté pour vous ? L’utopie, la luxure, la liberté ? Etes-vous nostalgique de cette époque ?
A cette époque, il n’y avait qu’à prendre sa guitare et un vieux sac pour partir n’importe où. Un seul mot d’ordre si on voulait imiter les chanteurs folk : bouger. Tout ça est bel et bien fini. Enfin, cela a duré assez longtemps pour qu’on grandisse (soupir)… Les gens allaient où ils voulaient, de ville en ville. Il était possible d’auditionner le mercredi ou le jeudi et de jouer le vendredi ou le samedi pour un cachet de trente dollars, ce qui était suffisant pour vivre pendant une semaine. C’était notre quotidien, à Guy Clark et moi. A l’heure actuelle, il suffit d’aller dans un garage pour enregistrer une cassette. Si elle est assez bonne, on l’envoie à une maison de disques puis, avec un peu de chance, on fait une vidéo et on passe sur MTV. Je ne sais pas si c’est pire ou meilleur mais, en tout cas, j’ai eu la chance de passer à travers ça. La recette pour devenir un folk-singer ? Il faut méditer le parcours de gens comme Woodie Guthrie ou Robert Johnson : « Tu dois bouger » (You gotta move)… J’ai de nombreux amis à Houston et à Austin qui sont d’excellents musiciens mais qui, pour rien au monde, ne quitteraient leur foyer. En ce qui me concerne, j’essaie, autant que possible, de tailler la route, comme Jack Kerouac.
Vous avez dit un jour que pour être un chanteur folk, il fallait tout sacrifier famille, amis. Le regrettez-vous aujourd’hui ?
Je n’ai jamais eu à le regretter. La famille, le confort, l’argent, tout ça doit être sacrifié. Il faut juste garder sa guitare, qui doit rester en toutes circonstances la meilleure amie. Tôt ou tard, avec un peu de chance, si l’on ne meurt pas, on parvient à décoller. Aujourd’hui, je suis établi. J’ai quelques dollars sur mon compte en banque, une petite maison en dehors de Nashville, mais la seule chose qui compte pour moi est de vivre et de respirer pour ma musique, pour l’écriture.
Quels sont les endroits où vous vous sentez bien, où vous parvenez à puiser votre inspiration ?
La scène me procure un sentiment de sécurité intense. Comme lorsque je suis dans les bras de mon amie… A part la scène, il n’y a pas un endroit au monde où je ne me sente mieux qu’en voiture sur l’autoroute, entre deux concerts. C’est dans ces instants privilégiés que la poésie et les vrais chansons affleurent. Le monde extérieur n’a alors plus aucune importance. Plus de stress, plus de karaoké.
Karaoké ?
J’y ai participé pour la première fois de ma vie il y a quelques semaines lors d’une tournée en Irlande. Je n’ai jamais vu un truc pareil (rires)… C’était fantastique de voir tous ces gros types à l’ uvre, accompagnés de leurs femmes. Après quelques bières, je me voyais bien aller chanter Great balls of fire sur scène, mais mes amis m’ont vivement conseillé de rester à ma place. J’y suis quand même allé et je n’ai pas trouvé ça honteux. Les filles qui étaient avec nous, notamment ma petite amie, ont trouvé que ma conduite représentait le comble du ridicule. Je ne suis pas aussi sévère qu’eux, ces gens avaient l’air heureux (rires)… Moi, j’étais juste surpris et fasciné. Puis les deux gros types qui m’avaient demandé de les rejoindre sont venus me féliciter. Ils étaient hilares et complètement soûls. C’était plutôt amusant d’avoir ces deux gros types dans mon camp.
Etes-vous toujours un adepte de la méditation solitaire dans le Colorado, avec votre guitare et votre cheval ?
Je n’ai malheureusement plus le temps de m’adonner à cette activité, d’autant plus que je possède désormais une voiture. J’ai vieilli, et monter à cheval devient dangereux pour moi. En moins de deux, je pourrais me casser une jambe ou me prendre un coup de sabot dans la figure. Ce qui, étant donné mes obligations, pourrait devenir problématique… Ma seule ambition à l’heure actuelle est de pouvoir faire du poney à Nashville.
L’allergie que vous manifestez pour la hiérarchie sous toutes ses formes a-t-elle un lien avec l’expérience que vous avez eue dans un lycée militaire ?
Pas vraiment, même si je suis allé très loin dans la rébellion. Les autorités de ce collège savaient bien que j’étais un des orchestrateurs du chahut, mais ils n’ont jamais pu me prendre en flagrant délit. A cette époque, mes amis sortaient avec des filles, allaient dans les drive-in. Moi, je m’adonnais au sport. J’étais un assez bon lutteur et me débrouillais plutôt pas mal au base-ball. Au football, j’étais seconde ligne. Dans ce sport, pour s’imposer, il faut vraiment avoir un instinct de tueur ce que je n’ai jamais eu. Les footballeurs américains n’ont qu’une chose en tête au moment de pénétrer sur le terrain : « Je vais tuer cet enculé de sa mère. » Pour ma part, tout ce dont je rêvais était de sortir de ce collège afin d’aller faire mes études de droit dans le Colorado et devenir avocat. C’est ce que j’ai fait. Mais une fois arrivé là-bas, j’ai disjoncté. Je me suis rendu compte de ce que serait mon quotidien si je devenais avocat. Le déclic a eu lieu en revenant chez moi un week-end. A mi-chemin, j’ai entendu Lightnin’ Hopkins à la radio et me suis dit « Je ne veux plus être avocat, je veux jouer le blues. »
Qu’est-ce qu’un rebelle selon vous ?
Il existe différentes façons d’être un rebelle. Pour ma part, je me définirais comme un « rebelle misanthrope », une sorte d’ermite. Sauf quand je suis sur la route, ce qui représente tout de même la moitié de mon temps. Bien sûr, j’ai des projets, une famille, ma copine, mais la seule façon pour moi de me sentir libre est de me retrouver seul chez moi avec ma guitare, mon chien et les oiseaux tout autour de moi.
L’alcool et la drogue sont-ils de bons compagnons pour le songwriting ?
En aucune façon l’alcool ou la drogue ne peuvent favoriser la création. Au contraire, la mort est au bout. Si vous avez réussi à ne pas toucher à ces merdes, ça peut vous tomber dessus plus tard, comme Hank Williams. La seule conséquence de la drogue est le maintien dans la déchéance. Cela dispense d’avoir à penser… Quand je prends du recul, que je vois le monde tel qu’il est, pfuitt… Si j’exprimais sincèrement ma façon de penser sur ce monde, je crois que j’exploserais et que ça me tuerait. Certaines personnes pensent qu’il est nécessaire de se droguer ou de se soûler à mort pour poursuivre son chemin. Elles se trompent. Tôt ou tard elles exploseront comme du pop-corn.
Que pensez-vous de ces groupes qui, comme les Cowboy Junkies, Palace ou Tarnation, reviennent aux racines de la musique américaine, la country ou le blues, avec une approche mélancolique et désenchantée ?
Je connais bien les Cowboy Junkies pour les avoir accompagnés sur une tournée. Pour la première fois de ma vie, je leur ai même écrit spécialement une chanson. Je sais qu’un certain nombre de musiciens et de chanteurs apprécient mes chansons. Ça me flatte beaucoup.
Que représente pour vous l’amitié que vous entretenez avec le songwriter Guy Clark depuis plus de trente ans ?
L’amitié avec Guy est gravée dans nos c’urs, incrustée au plus profond de moi. Je n’ai aucune idée du lieu où Guy peut être en ce moment et lui ne sait pas où je suis. Mais une partie de lui est en moi et une partie de moi est avec lui. Il est vraiment étrange de voir comment l’amitié et l’amour fonctionnent (silence)… Fondamentalement, nous sommes seuls sur terre, mais il n’est pas nécessaire d’avoir les gens aimés autour de soi pour savoir qu’ils sont nos amis.
Le countryman fait souvent référence à Dieu. Etes-vous un homme religieux ?
Je ne vais pas à l’église mais je suis persuadé qu’il n’y en a qu’un, juste un. Dieu est une expression humaine qui permet aux gens de se sentir plus rassurés. C’est un parmi le tout, à travers une théière, un cheval, dans une étoile, dans l’univers, dans chaque chose. C’est pour ça qu’il est déplorable de voir musulmans, catholiques, baptistes ou juifs se quereller. Il n’existe qu’un seul Dieu.
Vous aviez l’intention de sortir un coffret de vos chansons avec l’aide de Willie Nelson et de Bob Dylan. Où en est ce projet ?
Ce projet est ajourné pour l’instant, il prend beaucoup de temps. En revanche, je me suis promis, avant que je ne quitte cette terre, de publier l’intégralité de mes textes. Ça s’appellera simplement Lyrics, Townes Van Zandt. Auparavant, j’ai le projet de composer la bande originale d’un film.
Vous avez dit un jour que vous n’aviez pas fait le maximum pour devenir plus célèbre. Le regrettez-vous maintenant ?
Absolument pas, même si je ne sais pas ce qui se passerait si j’avais le sentiment un jour que je n’ai pas fait assez bien. Je crois que ça me navrerait. Je n’ai pas besoin d’ovation. Je ne sais pas si j’arriverai à faire toujours assez bien. Mon secret est de toujours continuer à essayer.
Pensez-vous enregistrer un nouvel album un jour ?
J’ai pratiquement terminé l’écriture du prochain. L’enregistrement se fera probablement à Seattle ou à New York. Nashville est une ville un peu asphyxiante. C’est pour ça qu’il m’est impératif de bouger. D’ailleurs, je suis en train de virer grunge (rires)… Le grunge m’a « approché » à travers le batteur de Sonic Youth, qui a des projets de collaboration avec moi. Je vais peut-être devenir la passerelle entre le grunge et le folk. En fait, je dois être grunge depuis longtemps, sans même le savoir. Un statut plutôt plaisant : on est dispensé de se raser le matin, de se laver les cheveux ou de changer de vêtements tous les jours. Je suis le parrain du grunge.
Eric Delon