Des premiers concerts de Suicide, en 1971, au récent Cubist blues, Alan Vega aura mis tout en uvre pour « rater » sa carrière. Jugée trop passéiste par les uns, trop expérimentale par les autres, sa musique dont il est difficile de se faire une idée juste à travers une discographie pour le moins anarchique témoigne surtout d’une inspiration paradoxale, qui puise aux sources du rock’n’roll en même temps qu’elle annonce la techno.
Au final, ce showman imprévisible vedette attendue des Transmusicales de Rennes cru 96 aura survécu à l’insuccès comme à ses imitateurs en s’affirmant comme un contemporain permanent.
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La scène a lieu à Paris au cours de l’été 1979. Malgré un échec commercial retentissant, le premier album de Suicide, sorti deux ans auparavant en pleine vague punk, est déjà considéré par beaucoup comme un classique. Alan Vega et Martin Rev donnent un concert aux Bains Douches. Ce devrait être un événement. Une fois de plus, c’est un fiasco. Le public, d’abord indifférent, devient carrément hostile au bout de trois morceaux et reflue en masse vers le bar lorsque Vega commence à invectiver les premiers rangs. Comme chaque soir depuis les débuts du groupe, neuf ans plus tôt à New York, l’incompréhension est totale. Tout le monde sait que Suicide est fondamental mais, à l’épreuve de leur musique, plus personne ne veut croire en eux. Leur mélange d’archaïsme rock’n’roll et de futurisme techno ne passe pas. Seuls quelques très jeunes fans restent dans la salle pour suivre le show jusqu’à la fin, trop impressionnés pour se rapprocher de la scène ou même applaudir entre les morceaux. Le spectacle est inoubliable : Martin Rev, tout raide, engoncé dans un blouson ridiculement serré, enfonce de temps en temps une touche de son petit clavier (et jamais plus d’une touche à la fois) pendant que Vega se démène littéralement dans le vide, poussant ces cris extraordinaires les plus beaux cris entendus depuis Iggy à son apogée, comme l’a écrit Lester Bangs , nés d’un chuchotement avant de se résorber électroniquement dans leur propre écho. Sans le savoir, nous assistons là aux dernières interprétations en public des classiques du groupe : Ghost rider, Cherree, Frankie Teardrop : des titres que Martin Rev et Alan Vega ne joueront plus, lors de leurs rares apparitions ultérieures, que dans d’ironiques versions de quinze secondes. En ces années-là, Suicide sur scène, c’est Elvis jammant avec Kraftwerk : vingt-cinq années d’histoire du rock ramenées à la formule la plus concentrée et minimaliste qui soit. Une formule à partir de laquelle il serait possible, plus tard, de tout reconstruire. Mais qui avait envie d’entendre ça en 1979 ? Avec le changement de décennie, on remet les compteurs à zéro. Suicide devient une sorte de légende négative, pour la pire des raisons : son insuccès. Pourtant, le son des deux premiers albums commence à faire son chemin dans les esprits et pendant que Martin Rev et Alan Vega se tournent vers des projets solo, le pillage du groupe s’organise pour les dix années à venir. Derrière la valse des étiquettes new-wave, cold-wave, rock industriel, techno-pop, noisy-pop, on retrouvera constamment cette référence : Suicide. De son côté, Vega vient d’enregistrer, avec un jeune guitariste texan, un disque de rockabilly moderne qui lui vaut, grâce au tube Jukebox babe, un quart d’heure de gloire inattendu. On le voit alors, dans des lieux parfois étranges, se livrer à des performances kamikazes où il s’accompagne de cassettes préenregistrées. Certains soirs, la bande se bloque dans le magnétophone. Le public hue ou s’en va en haussant les épaules, éc’uré par ce bouffon et son aberrante stratégie de l’échec. Avec ou sans Suicide, la carrière d’Alan Vega file dans une même direction : nulle part. Il sort un disque tous les deux ou trois ans, dont le niveau oscille entre le chef-d’ uvre parfait Collision drive, 1981 et le chef-d’ uvre manqué Saturn strip, 1983, malgré Wipeout beat, peut-être le morceau le mieux chanté de toute sa discographie.
On ne saura évidemment jamais dans quelle mesure Vega a fui sciemment le succès pour rester libre, ou si c’est le succès qui n’a pas voulu de lui, précisément parce qu’il était trop libre et imprévisible. De fait, à partir de Jukebox babe, sa musique se développe dans toutes les directions à la fois, explorant les différents registres que le premier Suicide contenait en germe. Il travaille alternativement avec un groupe ou seul avec des machines. De temps à autre, Martin Rev refait surface et un nouvel album de Suicide voit le jour, comme A Way of life en 1988, qui a l’avantage de démontrer, dix ans plus tard, que leur son immuable a toujours dix ans d’avance. En solo, la veine technologique d’Alan Vega, désormais associé à la belle Liz Lamere, sa compagne, donne lieu en 1990 à l’immense Deuce Avenue véritable ovni sonique qui mériterait de figurer dans toutes les listes des « meilleurs albums » de la décennie. Vega invente là une musique purement percussive, aussi complexe que dansante, dont on commence à trouver aujourd’hui les échos chez quelqu’un comme Tricky difficile de ne pas entendre l’ombrageux Tricky kid, sur Pre-millennium tension, comme un hommage à l’auteur de Deuce Avenue. A la sortie de cet album, interrogé sur ses préférences musicales du moment, Alan Vega déclare que Public Enemy est un groupe aussi important que le furent les Rolling Stones en leur temps. Et Deuce Avenue s’avère, en effet, être l’un des rares disques dont on peut supporter l’écoute après l’oppressant Fear of a black planet de Public Enemy. La parenté apparaît évidente entre les échafaudages sonores d’Alan Vega et ceux du groupe de Chuck D. Dans l’un comme dans l’autre cas, les voix se sont émancipées de la matière musicale exactement comme au commencement de l’art moderne, les peintres ont soudainement détaché les figures du décor, transformé en un fond abstrait, autonome. Mais alors que Public Enemy remplit à Paris le Zénith à ras bord, Alan Vega doit se contenter d’un petit club du xviiie arrondissement pour tester son sound-system d’un nouveau genre. Sa musique a beau swinguer comme jamais, personne ne danse. On sent bien que le public est gêné par la présence scénique excessive de ce rocker du troisième type car il s’agit finalement toujours de rock’n’roll avec Alan Vega, un idiome qu’il est peut-être le seul à maintenir vivant, en le renouvelant de toutes les façons possibles. A la fin du concert, quelqu’un prononcera le mot « clown », et en la circonstance cela ne ressemble vraiment pas à un compliment.
Les malentendus persistent, mais artistiquement la période est faste. Dans la foulée de Deuce Avenue, deux disques sortent coup sur coup. Power on to zero hour, passé inaperçu, prolonge l’expérience de Deuce Avenue, à laquelle Vega incorpore cette fois des instruments. Quant à Why be blue, le sensationnel quatrième album de Suicide, il fournit à Alan Vega et Martin Rev l’occasion de reconstituer sur scène leur légendaire duo fantôme. Fin 1992, on peut donc les voir aux Transmusicales de Rennes, en conclusion d’une soirée qui est un modèle de programmation : DC Basehead, Disposable Heroes Of Hiphoprisy, les Last Poets (qu’Alan Vega adore) et, vers 1 h du matin, Suicide. L’organisateur du concert, visiblement ému, les présente comme « le plus grand groupe de New York » ce qui n’empêche pas la salle de commencer à se vider. Reste le dernier carré des amateurs de hip-hop, qui attendent la suite des événements avec confiance. Ceux-là n’ont jamais entendu parler de Suicide et ignorent tout de la mauvaise réputation d’Alan Vega. Face à cette centaine de gamins sans préjugés qui voient cependant débarquer avec incrédulité ces deux extraterrestres hors d’âge , il se produit finalement le phénomène inverse du concert de 1979. L’équipement de Martin Rev semble toujours aussi désuet, mais les sons qu’il en tire, loin du grésillement caractéristique de jadis, sont devenus redoutablement clairs et puissants. Les gamins apprécient. Vega, très en voix, allume des Marlboro longues (qu’il ne fume pas) en arpentant la scène comme un vieux matou. Quand il sort ses griffes pour une rapide démonstration de kung-fu avec son pied de micro, les gamins se regardent interloqués et ravis. Ce soir-là, Suicide frôle le triomphe et, après le concert, ce n’est plus le mot « clown » qu’on entend, mais « respect ».
On croit avoir fait le tour du style Vega quand la cassette d’une collaboration avec les Américains de Mercury Rev Dead man, 1994 arrive entre nos mains. Neuf minutes durant, on y entend notre homme parler/chanter sur un fond musical d’une grande beauté, avec des accents qui rappellent d’abord les lectures jazzy de Jack Kerouac, puis avec un déploiement de diction et d’interprétation d’une telle richesse qu’on mesure, quelque peu effarés, l’étendue du talent inemployé de ce type. La même année, il s’enferme pendant deux jours dans un studio new-yorkais avec Alex Chilton et Ben Vaughn. Le disque qui résulte de leurs improvisations ne paraît qu’aujourd’hui. Il s’appelle Cubist blues. On ne saurait mieux dire. Après Suicide en 1977, Jukebox babe en 1980, Deuce Avenue en 1990, la voix d’Alan Vega se situe une nouvelle fois au centre d’une tentative radicale de libération du son. Que l’inspiration vienne du rock garage des sixties, du rockabilly ou du blues, l’idée de base de ces différents projets reste la même : redonner vie aux racines en les libérant des formats établis. Il ne s’agit surtout pas de fignoler un bel objet musical. Seule compte la recherche, à un moment donné, d’une coïncidence aussi étroite que possible entre la pensée et le geste. Tout le contraire de ces musiciens anglais qui courent de génération en génération après « la chanson pop parfaite ». D’ailleurs, Vega ne met plus les pieds en Angleterre depuis longtemps : « Ils ont toujours été cons ces Anglais, je les emmerde ! »
Depuis plus de vingt-cinq ans, la musique d’Alan Vega flirte avec le bruit blanc. Sa méthode consiste à jouer avec le chaos mais là où tant d’autres finissent par épuiser leurs facultés créatrices dans l’informe et la répétition, Vega possède l’art d’en retirer des formes toujours neuves. Il est le Picasso du rock. Comme Picasso, il a le temps de son côté, une longue mémoire, l’amour des grands maîtres, la capacité de s’approprier la tradition sans la détruire, un attrait égal pour la figuration et l’abstraction, le goût des collaborations multiples et suffisamment d’instinct pour mener les expériences à leur terme. Il ne cherche pas : il trouve. Alan est grand, et il ne lui manque plus que la gloire pour qu’il le soit autant que Picasso.
Alan Vega Cubist blues avec Alex Chilton et Ben Vaughn (Last Call/WMD)
Jean-Hubert Gailliot
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