Ecartelé entre ses racines arabes, son ouverture au monde et sa fascination pour Hollywood, Youssef Chahine fait du cinéma depuis quarante – cinq ans. Présentation d’une uvre hétéroclite visible jusqu’au 3 novembre à la Cinémathèque, puis du 9 novembre au 29 décembre à l’Institut du monde arabe et portrait d’un cinéaste humaniste, natif d’Alexandrie et citoyen du monde.
Yusuf Chahin selon les uns, Youssef Chahine selon les autres. De toute façon, il se fait appeler Jo. Car pour Chahine, Arabe pétri de culture occidentale, le parallèle est évident : Youssef, c’est Joseph… Une raison pour voir dans L’Emigré, adaptation masquée de l’histoire biblique de Joseph, fils de Jacob, une autre de ces facettes autobiographiques dont Chahine a le secret. Le film présente un parallèle avec les débuts professionnels du cinéaste. Le héros est un fils de Bédouin qui aspire à la nouveauté. Il cherche à dépasser les contingences et les calamités naturelles qui sont le lot de sa tribu et veut apprendre l’agriculture, thème chahinien typique. Ainsi le jeune Chahine rêve-t-il à la fin de l’adolescence d’accéder au monde des stars hollywoodiennes. Et, comme Ram qui émigre pour l’Egypte des Pharaons, il part pour les Etats-Unis en 1945. Il apprendra l’art dramatique au Pasadena Playhouse, près de Los Angeles, pendant un an et demi. Et, tel l’enfant prodigue (titre d’un film de 1976, Le Retour de l’enfant prodigue), il reviendra en Egypte et s’intégrera immédiatement au cinéma local. Cette anecdote, ce parallèle entre la vie et l’ uvre peuvent sembler insignifiants. Pourtant, ils sont l’une des clés du travail du cinéaste, constamment tiraillé entre la frivolité clinquante de l’Occident (les paillettes d’Hollywood) et la réalité politico-économique du tiers-monde. Homme de gauche au sens large, qui alla presque jusqu’à l’autre pôle, celui du réalisme socialiste soviétique, Chahine est indissociable de ce cosmopolitisme une caractéristique traditionnelle des natifs d’Alexandrie qu’il revendique ardemment et que les siens lui reprochent régulièrement. On retrouve cela dans ses films hybrides qui font de lui la figure la plus charismatique, la plus universelle du cinéma arabe en Occident. Enfant gâté du cinéma égyptien avec ses caprices, ses coquetteries, son narcissisme, sa sentimentalité, il est aussi son phare. Rentrant donc en Egypte en 1948, Youssef Chahine, Arabe chrétien issu de la bourgeoisie d’Alexandrie (son père est avocat) qui fit ses études secondaires en langue anglaise, entre rapidement dans le milieu du cinéma grâce à un célèbre chef-opérateur local, Avise Orfanelli. Il s’intègre aussitôt à un système de production quasi industriel (comme en Inde) et devient assistant, y compris sur des films américains. A 24 ans, il réalise son premier film, Baba Amine (1950), une comédie. Il ne s’éloignera que graduellement du moule du cinéma de genre stéréotypé. L’arrivée de Chahine coïncide avec une volonté inédite de réalisme dans le cinéma égyptien, due à l’impulsion de véritables écrivains qui se mettent à travailler pour le cinéma. C’est ainsi que le célèbre Naguib Mahfouz, aujourd’hui prix Nobel, collaborera à trois films du cinéaste. Ses débuts coïncident à peu près avec l’arrivée au pouvoir en 1954 de Gamal Abdel Nasser, le De Gaulle arabe, auquel Chahine, comme de nombreux Egyptiens, vouera un véritable culte jusqu’à la désillusion de 1967, l’échec de la guerre des Six Jours. Culte qui s’étendra aux priorités sociopolitiques du gouvernement : réformes agraires, nationalisme arabe et première tentative d’un pays du tiers-monde de se hisser au niveau de l’Europe et de l’Amérique dans leur marche résolue vers le modernisme. D’où une contagion progressive, dans les premières comédies musicales et mélodrames conventionnels de Chahine, des idées de l’intelligentsia égyptienne sur la science et le progrès. Dès Ciel d’enfer (1954), mélo de facture encore hollywoodienne, où Omar Sharif tient son premier rôle, la science triomphe du système féodal : l’ingénieur agronome (Sharif) aide les paysans à améliorer leur rendement malgré la haine du pacha. Et bien que mettant en scène quelques comédies musicales avec le Luis Mariano égyptien, Farid El-Atrache, Chahine tourne (toujours avec le fade Sharif) en 1956 Les Eaux noires dans le port d’Alexandrie, premier film arabe traitant de la condition ouvrière.
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Mais les contradictions faisant le charme du cinéaste, sinon sa spécificité, il ne faut pas oublier que le musical américain reste l’une de ses plus tenaces obsessions. Il cite régulièrement dans ses interviews Esther Williams, Busby Berkeley et Gene Kelly. Cinéaste impur avant toute chose, perméable à toutes les influences, il va oser un mélange des genres de plus en plus débridé. Il n’ira au bout de son fantasme originel qu’à l’âge de 63 ans dans son vingt-neuvième film, Alexandrie encore et toujours, troisième volet de son autobiographie où, incarnant son propre rôle, il esquissera quelques pas de danse. Car on ne doit pas perdre de vue que la première vocation de Chahine est le métier d’acteur. C’est justement au moment où il joue le rôle principal (et mémorable) de son film Gare centrale (1958) qu’il devient un grand cinéaste. Dans un style proche du néoréalisme, il y décrit la vie grouillante dans une grande gare : le peuple des paysans montés à la capitale et celui des petits boutiquiers qui travaillent dans l’enceinte de la gare. La dimension un peu scandaleuse du cinéaste (qui dure jusqu’à aujourd’hui), trublion du cinéma arabe, fait une première apparition car il traite ouvertement dans Gare centrale de la frustration sexuelle. Mais le plus important avec ce film jalon est l’abandon de la narration linéaire. Ainsi, dans ce récit éclaté, forme qui finira par devenir une constante de son uvre foisonnante, le cinéaste ne suit pas un personnage mais plusieurs, dont il étudie successivement les états d’âme. De même, il commence à confronter régulièrement le microcosme au macrocosme, le destin individuel le plus prosaïque à l’Histoire. Quand il mettra en scène la campagne d’Egypte de Napoléon, il éprouvera le besoin de décrire en parallèle l’existence d’un obscur petit mitron. Visuellement, Chahine met au point dans Gare centrale un style d’une grande souplesse : rythme soutenu du montage, plans courts, cadrage mouvementé en arabesques. Il persévérera dans cette direction en y ajoutant par la suite les effets de zoom brusques et voyants, typiques des cinémas du tiers-monde. Mais on ne doit pas ignorer la qualité très inégale des films suivants de Chahine jusqu’en 1967, année charnière aussi bien dans son uvre que dans la vie politique du pays. Tout au plus peut-on signaler dans cette période son film historique, Saladin (1963), premier film égyptien en scope et en couleur, qui se veut en filigrane un hommage à Nasser.
En 1967, juste au moment où le raïs perd son aura quasi divine, Chahine rentre en Egypte après un curieux exil hispano-libanais de deux ans. Il participe alors à la montée en puissance des Soviétiques en Egypte avec Les Gens et le Nil, hymne soviético-égyptien à la construction du haut-barrage d’Assouan le film ne sortira qu’en 1972, le cinéaste refusant de se plier aux directives politiques. Puis il réalise La Terre, drame rural où il reprend avec une ampleur polyphonique inédite des thèmes amorcés dans ses tout premiers films : la lutte à propos de l’irrigation entre petits paysans et gros propriétaires fonciers alliés aux Anglais. Mais dans ce film, les tenants du progrès n’auront plus le dernier mot contre les paysans. Déçu du socialisme à la Nasser (il pensera pis que pendre du successeur Sadate, dont il décriera la censure), Chahine a perdu toute croyance dans la politique et la technocratie.
Dans les années 70, Chahine aborde la partie la plus personnelle, souvent autobiographique, de son uvre. Désabusé, il devient aussi plus humain, plus sincère. Il se mettra à nu comme peu de cinéastes dans son triptyque Alexandrie pourquoi ? (1978), La Mémoire (1982) et Alexandrie encore et toujours (1990).
Il semble avoir pris conscience de la réalité de manière plus aiguë après 1967. S’il avait bien tenté d’évoquer avec lyrisme la guerre d’Algérie (côté arabe) en 1958 dans Gamila l’Algérienne, c’était en vase clos, sans repères crédibles, dans un mélo de style réaliste-socialiste où il reconstituait une Algérie toc en Egypte. Mais avec Le Moineau (1973), pour lequel il fonde Misr International, sa propre compagnie de production, il frappe juste et fort. Dans ce nouveau récit éclaté, il montre cette fois une enquête quasi policière d’un journaliste sur la corruption et les escroqueries qui minent le pouvoir politique : « l’histoire d’une blessure à cicatriser, celle de la défaite de 1967, puis l’abandon d’un chef, Nasser ».
Mais en 1975, le cinéaste frôle la mort à cause de problèmes cardiaques : « On m’a dit « Il faut te faire opérer à c’ur ouvert. » A ce moment de ma vie, j’ai su que je serais peut-être sous terre dans quelques heures. Je me suis demandé « Qu’est-ce que tu as laissé, finalement ? » On se demande ce qu’est la postérité. Je meurs, je laisse des films. Qu’est-ce que j’ai dit dans ces films ? Est-ce que j’ai vraiment dit quelque chose ou est-ce que je n’ai fait que m’amuser tout en disant : je ne suis pas un amuseur, je veux démythifier ? Alors j’ai décidé de tout dire, malgré ma honte, car je suis très timide… » Chahine évoquera donc son homosexualité dans Alexandrie pourquoi ? Dans La Mémoire, il abordera pêle-mêle toutes sortes de préoccupations : son irrépressible attirance pour Hollywood, sa frivolité de star frustrée, son opération du c’ur. Et il incarnera finalement son propre rôle dans Alexandrie encore et toujours, uvre autobiographique au présent utilisant des passages presque documentaires comme les longues scènes de la grève des professionnels du cinéma égyptien filmée sur le vif. Autrement dit, partant de Fellini (Huit et demi et Amarcord), chez qui il puise le courage de se mettre lui-même en danger (y compris de ridicule) devant son public, il finit presque par rejoindre les idiosyncrasies de Nanni Moretti. Mais Chahine a toujours d’autres cordes à son arc, notamment lorsqu’il revient aux studios en 1986 et tourne avec la chanteuse Dalida (ex-star égyptienne) un austère kammerspiel, Le Sixième jour, rappelant de loin ses mélos d’antan ; ou bien quand, opportuniste, il filme Adieu Bonaparte (1984), sorte de pendant cuménique à Saladin, vision bizarrement aseptisée et conciliante de la violente campagne d’Egypte du futur Napoléon. Reste L’Emigré, pour la sortie duquel il achète une salle au Caire qui ne désemplit pas malgré la polémique politico-religieuse suscitée par le film. Une épopée antique apparemment très classique, mais s’attaquant de manière transparente à la montée en puissance de l’intégrisme musulman, une des bêtes noires de ce chrétien d’origine qui a passé son enfance en parfaite intelligence avec musulmans et juifs : « Les rapports que nous avions, Juifs et Arabes à Alexandrie, étaient les meilleurs qui soient. On baisait ensemble quand l’Occident, à la même époque, massacrait les Juifs. »
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