Récemment révélée par l’impressionnant What would the community think, la plume ébouriffée de Chan Marshall âme trouble de Cat Power compte déjà parmi les plus aiguisées de la jeune Amérique. Un disque bilieux et pourtant calme, sombre et pourtant lumineux, épineux et pourtant accueillant : à l’image de la frêle chanteuse, déjà interdite, à 24 ans, de toute nostalgie.
On se repose, sans le savoir, sur de l’or en barre. D’autres en ont fait un métier. Ainsi la jolie Fiona Smith. Toutes les stars du rock alternatif se sont allongées sur son lit, avant de lui confier leurs soucis et leurs peines. Groupie ? A 800 f l’heure, même les paillards richards d’Oasis renâcleraient à cracher au bassinet et puis, un groupe de huitième division de Wolverhampton peut toujours lever une craquette gratos à la fin d’un concert. Journaliste ? Incapable d’ouvrir une bière avec les dents, Fiona Smith aurait été refoulée au concours d’entrée du NME. Fiona Smith est psychiatre. Spécialisée dans les troubles mentaux des groupes de rock alternatif anglais, devant régler avec eux des problèmes aussi cruciaux que « Je deviens chauve, que faire ? » ou « Je suis paumé : jamais je ne pourrai écrire une chanson aussi bonne que notre dernier single. »
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A quelques centaines de mètres du bureau londonien de Fiona Smith, Chan Marshall la chanteuse et la plume ébouriffées de Cat Power s’est visiblement trompée de porte. Mais on ne lui dira rien de sa méprise, la laissant, pendant trois heures graves et dérangeantes, vider son sac en un monologue en crue, plein de cascades, de faux plats et de récifs. « Quand j’étais petite, j’étais toute seule, je n’aimais pas me considérer comme une petite fille, je détestais la compagnie des autres. Je n’ai embrassé un garçon qu’à 15 ans sa langue m’a donné envie de vomir. J’avais honte d’être vierge, je mentais aux garçons… Je passais ma vie à rêver, à me balader dans la nature. Dans la forêt derrière chez nous, je m’étais inventé un monde de rêve. Pendant des semaines, au bord de la rivière, j’ai arraché la mousse de chaque pierre pour en faire un gigantesque tapis au fond des bois, dans lequel je m’allongeais pendant des heures. Je me prenais pour la reine d’Angleterre, chassée par des bandits, sur la lune… Mon seul ami était mon chien d’arrêt, je passais des heures avec lui dans sa niche. J’adorais écrire de petites histoires. Je me souviens d’une en particulier. L’histoire d’une petite fille emmurée vivante par son père dans une maison abandonnée au fond des bois. Son père qui était alors pour elle le symbole même de l’amour la poursuit avec une hache parce qu’elle a fait ses besoins sur le plancher. Et après plusieurs semaines, elle est tellement seule qu’elle en oublie comment parler. Là, elle réussit à casser la cuvette des toilettes et avec un gros éclat de céramique, elle transperce l’œil de son père, lui crève le cerveau et le tue. Cette histoire, je l’aime bien, elle a un happy-end. Car la petite fille s’en sort bien. »
Il faudra vingt minutes à Chan Marshall pour réciter, jusque dans ses détails les plus malades, cette histoire écrite à 12 ans vite suivie de deux autres tout aussi effrayantes, où il ne sera question que de meurtre, d’odeurs corporelles, de vomi. Pour la première fois, on a franchement eu peur pendant une interview. Après quoi, la sauvage chanteuse de Cat Power reviendra enfin sur terre. Une terre amochée, cabossée par les doutes, où l’amour-propre ne pousse plus depuis des siècles. Un monde pas du tout fanfaron, loin des crâneries et provocations vermoulues des filles couillues dont l’Amérique s’est récemment entichée. « Je vis un enfer : partout, je lis des articles encensant ma musique et je suis certaine que ces gens se trompent. On attend beaucoup trop de moi. Je suis sûre que ces journalistes font ces compliments pour être gentils, pour ne pas me blesser. Pourtant, qu’ils ne s’inquiètent pas : il n’y a aucun ego derrière mes chansons, ils peuvent taper. Je les écris uniquement pour moi. Je suis mon unique interlocuteur, je me purge. »
Depuis que quelques filles se sont mises en colère jusqu’au sommet des charts, ont poussé de longues plaintes jusqu’au triple album de platine, pas facile d’être chanteuse-songwriter sans ambition en Amérique. Chaque label veut sa Liz Phair, son Alanis Morissette. Autrefois confiné à quelques bars libéraux de New York, l’antifolk est devenu un marché juteux. Miracle billclintonien, les femmes ont le droit de vote dans la surenchère du rock : et telle autre de raconter en détail ses règles, et telle autre de répertorier in extenso sa collection de prouesses sexuelles. Mais tout ça sent le semblant, la grande gueule revendicatrice des pudibondes en lutte féroce contre leur nature. Ce folk furieux réclame toutes les libertés, on le sent pourtant en cage, menteur, frimeur. « Je suis seule dans ma chambre quand j’écris. Je ne cherche pas à choquer l’auditeur mais à résoudre mes problèmes. Ce n’est pas un jeu
chez moi. Chez d’autres, peut-être. J’ai l’impression qu’Alanis Morissette est une star parce qu’on a décidé d’en faire une star. Ani DiFranco, Alanis Morissette, j’ai vraiment l’impression qu’elles se forcent à être méchantes, en colère. La rogne est leur créneau, la guitare est leur flingue. C’est le triomphe de MTV : les filles font vendre, il faut donc alimenter la machine en inventant de nouvelles têtes. Nous sommes tellement habitués à voir des femmes vendre du dentifrice ou du chocolat dans les publicités que personne n’est choqué de les voir utilisées pour fourguer de la musique. Car traditionnellement, les femmes ne sont pas rockeuses, elles sont là pour faire des enfants. Nous sommes des objets depuis des siècles, il faudra des années pour qu’on nous prenne au sérieux, qu’on nous reconnaisse en tant qu’artistes. Heureusement, une fille comme Madonna a accéléré le processus en abordant des thèmes inédits. Les filles de mon âge ont fredonné Like a virgin quand elles étaient gosses : c’est normal qu’on écrive aujourd’hui des paroles si personnelles. Soudain, des centaines de filles ont osé admettre des choses inavouables dans les années 50 ou 60. Toutes ces vieilles histoires cachées de viols, de violences sont remontées à la surface. On peut désormais le chanter. Mais si j’écris des chansons, ce n’est pas pour choquer. Uniquement pour crever des abcès, trouver un peu d’équilibre. Je ne suis pas une missionnaire en guerre contre les hommes, je ne cherche pas à trouver des solutions universelles. Si seulement j’en trouvais pour moi, ce serait déjà un miracle. »
Un miracle espéré depuis ses dix-sept ans, quand Chan Marshall cesse une bonne fois pour toutes de croire que la famille est autre chose qu’une maladie sexuellement transmissible. Après un désastre du côté maternel, c’est son père musicien qui la jette cette fois-ci à la rue. « Quand j’habitais chez ma mère, je fuguais sans arrêt. Je suis passée par douze écoles avant de rejoindre mon père, à 15 ans. Même s’il n’avait jamais été là pour m’élever, je l’avais placé sur un piédestal. A cette époque, j’étais un peu cinglée, je vivais repliée sur mes secrets… Ça l’exaspérait, surtout que mes états d’âme bousillaient ma vie scolaire. J’étais tellement fatiguée par mes nuits blanches que je ne pouvais pas me concentrer en cours. Au bout de deux ans, il ne savait plus comment me parler. Pour lui, je n’étais qu’une petite fille, incapable de comprendre ce qui s’était passé dans ma vie. Il croyait que j’étais juste une paresseuse, une ratée. Il a fini par me jeter sans même me laisser parler. »
Sur les quinze premières années de la vie de Chan Marshall, on ne saura que peu de choses, les mots vite battus à mort par une crise de larmes effrayante, hystérique. Convaincue d’en avoir déjà trop dit sur le mal qui a rongé sa jeunesse l’alcoolisme de sa mère , la frêle Chan, parfaitement paniquée et possédée, continuera pourtant de racler son propre fond, en direct, sans gants, les ongles tailladant la mémoire sensible. Terrible à voir, éprouvant à entendre. On vient de rencontrer, pour la première fois, quelqu’un qui ignore parfaitement la nostalgie. « C’est un blasphème terrible d’insulter sa propre mère… Elle s’est remariée quand j’avais 5 ans et peu de temps après, elle a accouché d’un enfant handicapé… Elle l’a pris comme une punition. Et elle s’est mise à boire… A partir de là, j’ai dû faire attention à chaque mot, à chaque geste, car tout était prétexte à violence… « Qu’est-ce que t’as foutu de mes clés de voiture, Chan ? Je suis sûre que tu les a vendues. » Et moi, plutôt que de discuter, je portais ma croix, acceptais tout en bloc. Je m’accusais de tous les maux, juste pour avoir la paix. « Oui, je les ai vendues, vas-y, engueule-moi. » Elle pensait que j’étais le diable en personne. Il suffisait que je la voie pour savoir dans quel état elle était et quel rôle je devais jouer pour contrer ses différentes personnalités nées de l’alcool. Je n’avais pas le droit d’avoir une individualité. J’avais si peur… J’aurais dû être dans ma chambre en train de jouer avec mes Barbie et je me suis retrouvée propulsée malgré moi dans le monde des adultes. Je fais ma fière, j’écris des chansons, mais au fond de moi, je suis une catastrophe. Et pourtant, même si on ne se parle plus beaucoup, j’ai appelé mon précédent album comme elle : Myra Lee. »
Il faudra une bonne heure pour sortir Chan Marshall de l’ornière gluante dans laquelle on l’a poussée par mégarde. Difficile, après cette dégringolade, de retourner à la banalité des discussions géographiques, discographiques. Mais comme Chan insiste pour revenir coûte que coûte à l’interview « Je n’ai jamais voulu suivre de psychanalyse mais maintenant que je suis lancée, allons-y » , on avancera désormais loin des terres minées de l’enfance, de ce marécage aux contours douteux que l’on recroisera plusieurs fois, par hasard. A l’occasion, par exemple, d’une badine discussion sur l’éducation musicale commencée sur le tard Chan a 19 ans et a quitté depuis belle lurette le bourbier familial quand elle joue pour la première fois de la guitare. « Ma mère m’interdisait d’écouter des groupes comme les Go-Go’s, elle hurlait que ce n’était pas de vraies musiciennes, que les femmes ne pouvaient pas jouer du rock, que c’était forcément des hommes qui tenaient les instruments en studio. C’était pourtant elle qui, quelques années auparavant, m’avait communiqué sa passion pour la musique en m’offrant deux albums : un best of d’Otis Redding et Destroyer de Kiss. J’écoutais ces deux albums en permanence, pour ne pas avoir à parler. Mais elle est restée scotchée à Mick Jagger et Bowie, ne supportant pas que j’évolue, que j’écoute ma propre musique, des choses comme X, REM, Black Flag, Hüsker Dü, Pussy Galore… Un jour, elle est allée voir Zappa en concert, qui l’a embrassée sur les lèvres jusqu’au sang. Elle en était si fière… »
On le comprendra : il fallait quitter les sables mouvants d’Atlanta, trouver une terre ferme, n’importe où, du moment que c’était très loin de ce home sweet home repeint au vitriol. C’est finalement à New York seul endroit au monde où Chan Marshall connaît vaguement quelqu’un hors de la Géorgie qu’elle échoue il y a quatre ans. « A Atlanta, je voyais tous mes copains sombrer les uns après les autres dans l’héroïne, se bousiller. En quelques mois, ma meilleure copine, ma confidente, s’est tuée dans un accident de la route, puis j’ai dû subir un avortement : je ne pouvais plus vivre dans la même maison, j’ai tout plaqué pour New York. Pour grandir, il fallait faire table rase. » Débarquée à New York, Chan Marshall y découvre la survie en milieu hostile : après quelques concerts épars, elle range Cat Power dans son étui de guitare et apprend comme des milliers de canards sauvages bernés par l’appeau de la Grande Pomme à s’en sortir par le bricolage : deux boulots qui se chevauchent parfois, l’un à faire des photocopies pour les étudiants, l’autre pour leur servir des plats dans un bistro. « En débarquant à New York, j’ai abandonné la musique pendant presque un an. Je n’étais pas venue pour ça, j’avais renoncé à ma carrière, ne jouant plus que pour moi. Je voulais juste être enfin seule pour dénouer les n’uds de ma vie. Je haïssais la ville, mais je ne voulais pas m’avouer vaincue et rentrer, penaude, à Atlanta. Surtout que là-bas, mon ancien copain, le grand amour de ma vie, s’était marié : je l’aurais très mal vécu. » Mais une bonne étoile veille sur Cat Power : l’étoile de Marshall. Invitée par un copain à assurer la première partie de Liz Phair et des Raincoats, la timide et peu sociable Chan y discute, après sa balance, avec un quadra débonnaire. Il lui faudra plus d’une heure pour reconnaître un de ses héros d’adolescence, le batteur de Sonic Youth, Steve Shelley. « Ce concert a été un véritable triomphe, les gens tapaient du pied, hurlaient. Je me suis malheureusement vite rendu compte qu’ils m’avaient prise pour Liz Phair. Quand je leur ai dit qui j’étais, ils m’ont tous tourné le dos. Ça m’a brisé le c’ur. » Heureusement, Steve Shelley et les têtes chercheuses du label Matador sont là, aussi enthousiastes mais plus physionomistes : le premier propose à Chan de sortir son premier album, Myra Lee, sur son propre label et s’offre comme batteur ; les seconds lui proposeront quelques mois plus tard son premier véritable contrat.
La rumeur, entretenue par ces parrains à la probité incontestable, fait vite le tour d’un New York avide de sang neuf, surtout si féminin. On prédit alors à Cat Power tous les destins possibles, de Liz Phair à Dylan, d’Alanis Morissette à PJ Harvey. « Comme on n’arrêtait pas de me comparer à une certaine PJ Harvey, je suis un jour allée écouter son premier disque : je l’ai trouvé trop masculin, trop brut. Je me sens beaucoup plus proche de Palace, j’aime leur façon indirecte de dire les choses. Ça change de toutes ces filles qui beuglent « Yeah, mec, je vais te faire la pipe de ta vie. » On sent vraiment un c’ur battre dans les chansons de Palace, pas le moindre calcul. » C’est finalement à Memphis que Cat Power enregistrera son premier véritable album, après deux bacs blancs aujourd’hui reniés (Myra Lee, 1995, et Dear Sir, sorti en même temps, en Italie uniquement) et après des mois d’étourderie chronique et de pénibles hésitations pendant lesquels Chan fera tourner Matador et son groupe en bourriques les premiers en oubliant systématiquement de signer son contrat ; les seconds en négligeant copieusement les relations humaines. « Je ne les ai appelés que la veille du départ en studio. Je croyais qu’ils étaient au courant de tout. Eux étaient furieux : comme je ne les avais pas prévenus, ils pensaient que je partais enregistrer seule. J’avais complètement oublié de leur faire écouter les nouvelles chansons composées pour cet album. »
C’est en conduisant de New York à Memphis pour y enregistrer What would the community think que le groupe se ressoudera, coincé dans sa voiture par une tempête de neige. Chan y perd sa voix étranglée sur l’album mais y gagne un vrai groupe, entièrement au service de ses chansons dérangées, qui grignote chaque jour du terrain dans l’underground américain : de Guided By Voices à Liz Phair, on se bat pour accueillir désormais Cat Power en première partie. « Je n’arrive pas à croire que tous ces gens s’intéressent à moi. Car je suis certaine que personne parmi ceux avec qui j’ai grandi ne se souvient de moi tellement j’étais rien, inintéressante, transparente… Je hais ces sentiments dégoûtants que sont la vengeance ou la jalousie mais là, je tiens sans doute ma revanche sur tous ceux qui m’ont empoisonné la vie. J’ai honte d’avoir blasphémé en parlant de ma mère, mais maintenant que je m’en suis sortie, que j’ai trouvé un équilibre, je pourrai peut-être la regarder en face. Car là, j’ai enfin un peu de respect pour moi. »
What would the community think (Matador/Pias)
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