Après trente ans d’une vie passée à fuir pour mieux se trouver, Natalia M. King s’est posée à Paris, ville-refuge de nombreux artistes afro-américains, pour y accomplir l’acte le plus important depuis sa naissance : son premier album, Milagro. Ce miracle d’électricité anxieuse devrait faire d’elle une icône rock et existentialiste.
« I want to love you. » Entrer dans notre monde avec ces mots nous inspire au moins l’envie d’en savoir plus sur cette féline lippue dont le visage, plein pot sur la pochette de Milagro, est comme braisé par le soleil couchant.
Frileusement lové dans cette musique qui avance par lentes reptations à la manière des glorieux ensembles de la Californie d’autrefois, aux noms brefs et absolus (Doors, Love, Spirit), on devine pourtant qu’il ne faudra attendre de Natalia aucune surcharge romantique, nulle célébration d’un amour qui se suffirait à lui-même. Le « bliss », dont la première chanson de cet album emprunte le titre, ne correspond à aucun moment à la béatitude communément incarnée par les saints ou les amants. Il lui manque cette assurance convenable aux professions de foi et aux serments définitifs, avantageusement remplacée ici par une sensuelle anxiété où circulent le désir cru, le vertige de sa propre mort et un appétit à vivre qui ne va cesser de vagir et de s’évaser au long des neuf pièces (plus une « chanson fantôme ») que compose l’ensemble.
Sur cette photo solarisée, le regard qu’elle pose sous-entend que la jeune femme s’est promis de faire partager sa « totalité », de répercuter, « body and soul », le moindre spasme qui la traverse. C’est avec la même sainte impudeur qu’elle avoue n’avoir « rien à cacher », ni ses boutons d’acné ni le fait qu’elle guette, la nuit, le porno sur Canal+.
Pourtant c’est bien simple, si Natalia agit, pense et s’exprime avec l’innocence que l’on reconnaît aux enfants, c’est qu’elle vient, avec cet album, de s’accorder une seconde naissance. Et ce n’est plus le portrait d’une beauté cuivrée que l’on reçoit sur la pochette, mais le visage ensanglanté d’une enfant qui jaillit d’un noir d’entrailles. Et imperceptiblement, les trois syllabes de son prénom s’augmentent d’une terminaison qui va le transformer en « natalité ».
A-t-elle à ce point raté sa première entrée qu’il ait fallu, trente ans plus tard, en envisager une nouvelle ? De sa mère dominicaine qui les a élevés seule, elle et son frère, à Brooklyn, elle parle en termes antagonistes, lui reconnaissant un courage d’airain, mais semant dans la conversation suffisamment d’indices pour deviner l’ineffaçable brûlure d’une douleur d’enfant. « Tout ce que je suis me vient d’elle. Je lui dois en grande partie cette colère. Peut-être n’avait-elle pas d’autre choix… mais vous pouvez endurer la souffrance jusqu’à un certain degré. Au-delà, il est vital de dire « Assez ! » ou de partir. »
Avant de partir, Natalia aura connu la vie stridulante d’un quartier latino du grand New York, où l’on s’interpelle et écoute la salsa par cours d’immeubles interposées, où l’on s’irrigue l’âme aux effluves sucrés qui parfument les cérémonies santéristes. « Ma mère était une fervente pratiquante de la santéria. On allait à la Botanica, cette boutique spécialisée dans les ingrédients que sont l’encens et les bougies. Un soir, lors d’une cérémonie, un esprit, je ne sais plus si c’était Chango ou un autre, a demandé la vie de mon frère. En rentrant à la maison, ma mère a détruit l’autel, jeté les bougies et les représentations d’animaux. Un prêtre est même venu asperger les chambres d’eau bénite. De ce jour, elle a rompu avec le santérisme. »
Natalia ne va pas tarder, elle, à rompre avec son milieu. Inscrite à l’université de Rochester, elle étudie l’ uvre d’un humaniste du Moyen Age, John de Salsbury « C’était exotique et surtout à mille lieues de mon environnement quotidien » puis, dans la grande tradition beatnik, taille la route. « Etudier la sociologie ou l’histoire m’a permis d’en savoir un peu plus sur moi-même et sur ma place en ce monde, mais quand j’ai entendu l’appel du large, je n’ai pas résisté. »
Ainsi, 1992 la voit traverser l’Amérique en bus Greyhounds, s’arrêtant en Oregon, à Seattle, remontant par bateau jusqu’en Alaska, avec pour tout viatique un carnet de notes et certaines dispositions à la polyvalence. « Ma mère travaillait comme femme de service dans une cantine scolaire, alors je pouvais sans rechigner faire tous les boulots, en essayant de m’y consacrer avec le plus de conscience et de fierté possible. Laver la vaisselle ou livrer les pizzas, je l’ai fait à 100 %. » Pourtant frêle et menue, elle s’engage sur un chalutier, l’American Triumph, qui va l’emmener jusqu’en Alaska. « Le bateau pêchait un poisson, le roi, qui sert à la fabrication du surimi, ce succédané de crabe dont les Japonais raffolent. Mon job consistait à retirer les boyaux un mets très apprécié dans certains restaurants avant qu’il ne soit traité. Mais je n’étais pas assez rapide, alors on m’a mise devant un tapis roulant où je devais retourner le poisson et le mettre dans la bonne position, l’œil gauche face au ciel, avant qu’il ne soit découpé par une scie. Même avec des bottes, un tablier et des gants, le froid s’invitait. Et le poisson était tellement lourd que j’ai contracté une tendinite. »
Au terme d’une escale à Aberdeen, elle s’arrange pour rater son rafiot et décide alors de mettre le cap vers la Californie. Le jour, elle fait le taxi du côté de Long Beach, la nuit elle se frotte aux soubassements de la scène angelenos avec des groupes aux engagements incertains, parmi eux les Blue Monks, pratiquants dévots d’un blues non orthodoxe. « C’est à Los Angeles que j’ai découvert ma musique. C’est en écoutant les Doors, Janis Joplin et Jimi Hendrix que quelque chose a réagi en moi. Je ne crois pas aux traditions, c’est la raison pour laquelle, bien que je sois latino, la salsa ou le merengue ne m’ont jamais attirée. Je ne crois pas non plus aux conflits de génération, voilà pourquoi je ne me sens pas embarrassée en citant Crosby Stills Nash & Young comme influence. Enfin, je ne crois pas au temps. La musique de Jimi Hendrix appartient au passé, mais son essence est intemporelle. »
Mi-1998, une guitare Ovation dans ses bagages, Natalia débarque enfin à Paris, ville dont James Baldwin, Charlie Parker et d’autres ont à ce point loué l’hospitalité, vanté les opportunités, que l’inconscient collectif afro-américain l’a depuis convertie en synonyme de refuge artistique.
En un peu plus de deux ans, Natalia aura de fait parcouru un chemin que bien des musiciens mettent plusieurs décennies à accomplir. Des couloirs du métro aux rampes de l’Olympia (en première partie de Diana Krall), du Bar Tok de Ledru-Rollin à la sortie de Milagro, sa trajectoire a épousé la courbe un peu miraculeuse d’une flèche d’or pour atteindre la plus intime, la plus difficile des cibles : la vraie Natalia. « Etre pleinement Natalia, tel était le but de mon voyage. Et en trouvant Natalia, j’ai accédé au monde entier. »
Elle qui jusqu’à présent s’est abstenue de toutes possessions, de toutes attaches, la voilà liée à un contrat, à des obligations promotionnelles, et plus encore à un groupe, formé il y a moins d’un an. D’Etienne Bonhomme, son batteur, elle dit qu’il est comme « possédé » lorsqu’il frappe les fûts, qu’il est un jeune homme « avec une âme ancienne ». Et à l’évidence, son langage de batteur, félin et nuancé, appartient à une époque où l’on préférait la caresse des peaux au martelage d’enclume. En Pierre Fruchard, son guitariste, on peut reconnaître l’équivalent français d’un Marc Ribot, qui déconstruit son jeu et pratique avec une souple précision, une acupuncture de l’aigu venant piquer au bon endroit l’épiderme à vif des chansons.
Cette soudaineté, cette adhésion spontanée à une idée musicale, à un son, fait que l’on respire encore sur les pistes l’émotion particulière, le trouble anxieux des nouvelles rencontres. Milagro appartient ainsi à la race esseulée des disques non prémédités, dont ceux qui les enregistrent ignorent encore la destination au moment de pénétrer en studio. Il n’est d’ailleurs pas exempt de quelques égarements, comme ce très long On the inside, qui emprunte les méandres de la musique hippie la moins recommandable.
A peine tenté de présenter l’objet avec les termes éculés du critique souhaitant plaire à ses lecteurs, de sortir de leur étui ces épithètes frelatées que sont « dylanien », « morrisonien » (pour Jim comme pour Van), Natalia répond au jeu du « name dropping » avec des intentions moins centrées sur elle-même et sa musique et plus intéressées par la liberté créatrice dont ces favoris du moment resteront les incassables Prométhées. C’est de John Coltrane, d’Eric Dolphy, de Nusrat Fateh Ali Khan, du Miles Davis de Bitches Brew qu’elle fera son mantra du jour.
Dans sa tanière urbaine, elle avale ces ogres et leurs productions avec une faim qui paraît démesurée pour ce corps chétif, nourrissant ce qui ne peut être totalement rassasié en elle : sa vérité. C’est une chercheuse, une coureuse de fond qui poursuit en musique ce vagabondage têtu l’ayant conduite saine et sauve jusqu’ici. C’est une montreuse d’ombres qui, à la façon des marionnettistes indonésiens, agite dans ses textes des silhouettes noires sur un fond musical blanc, concédant à chacune sa réalité et son mystère. C’est aujourd’hui une voix sans peur qui a percé l’opacité du monde pour faire entendre ce qu’il y a de plus profond en nous : le discours inarticulé du coeur.
Francis Dordor
* Milagro (Universal Jazz).