[La créatrice est décédée ce jeudi 29 décembre à 81 ans, à cette occasion nous vous proposons de (re)lire cet article.]
En tandem avec Malcolm McLaren, précurseur du marketing culturel, Vivienne Westwood a mis en forme le punk, l’inventant du même coup. Habituellement avare de ses paroles, elle évoque ici son parcours, de ses robes de petite fille à son travail actuel de grand couturier, en passant par la boutique de King’s Road et les Pistols.
Vivienne Westwood est gracile, discrète, timide, inquiète, hésitante. Ses manières sont tremblées, comme si un film en super 8 répondait à vos questions. Elles contredisent à chaque instant les clichés subversifs auxquels s’obstinent à la réduire les magazines de mode. Car si elle fait les délices des tabloïds, elle est surtout d’une exigence intellectuelle rare, d’une grande culture et d’un respect illimité à l’égard des choses de l’esprit. L’autodidacte Vivienne Westwood, humble et scrupuleuse, résiste à la facilité et c’est ce qui rend cette prêtresse des cat-walks si attachante. Celle qu’on annonce à la tête de Dior efface ainsi régulièrement l’ardoise du paragraphe en cours d’un coup de « Je ne sais pas », respire, reste silencieuse pendant plusieurs minutes puis achève sa pensée à mains nues, comme au terme d’un terrible affrontement. Vigilante et inflexible, elle vous fait ouvrir sur la table chacune des valises suspectes que vous faites distraitement passer dans la conversation, vous téléphone le lendemain pour vous interroger sur un vocable approximatif que vous avez eu la faiblesse d’utiliser et relance la conversation… C’est assez rare pour être noté : en alerte permanente, la diva du prêt-à-porter est une ennemie intime du prêt-à-penser. Dans le bureau où elle nous reçoit, celui de son directeur financier, Vivienne Westwood hésite ainsi à répondre aux questions qui n’impliquent aucun enjeu intellectuel exercice stérile que celui de se souvenir pour se souvenir, selon elle.
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Vivienne Westwood – Enfant, je vivais au c’ur de l’Angleterre, entre deux villages. J’aimais beaucoup la campagne et pouvais passer des heures à lire au soleil, assise sur un mur. J’avais une s’ur plus jeune de trois ans, qui m’accompagnait souvent, un frère plus jeune d’un an et beaucoup d’amis. J’étais une enfant très appréciée car j’avais une forte personnalité et j’étais intelligente. Et l’intelligence donne toujours un statut, les instituteurs vous aiment bien. En plus de ça, j’étais très bien habillée, ma mère confectionnait elle-même nos vêtements. Mais la chose dont je me souviens le plus, c’est que je ne comprenais pas le comportement cruel de mes camarades, je passais mon temps à défendre les enfants qu’on persécutait. Cet état d’esprit m’a toujours distinguée des autres.
Quelles relations aviez-vous avec votre entourage familial ?
J’étais très critique envers mes parents je ne sais pas vraiment pourquoi. Ma mère était très proche de moi et tenait compte de mes avis : si elle voulait acheter un nouveau service à thé par exemple, elle me demandait conseil, même lorsque j’avais 3 ou 4 ans. Si bien que j’avais l’habitude de faire toutes ses courses sur un petit tricycle.
A quel âge vous êtes-vous intéressée à la mode ?
Je n’ai jamais vraiment pensé que je voulais être couturier peut-être un tout petit peu à l’école. Mes parents ont déménagé à Londres quand j’avais 17 ans et je suis entrée dans une école d’art à Harrow pour un trimestre. J’imagine que je devais être intéressée par la mode puisque j’ai choisi de me spécialiser dans cette matière. Mais j’ai quitté ce cours assez vite : on ne me laissait rien faire, on devait rester assis à dessiner et moi j’avais besoin de faire quelque chose. On trouvait du travail très facilement à l’époque : j’ai donc décidé d’entrer à l’usine pour me payer des cours de secrétariat, mais finalement je suis allée suivre une formation pour être institutrice. Je voulais être peintre mais je ne savais pas de quelle manière je pouvais gagner ma vie en peignant. Je suis donc devenue institutrice. Pour la mode, tout a commencé quand j’étais avec Malcolm (McLaren) et que nous avons ouvert cette boutique sur King’s Road. Je devais avoir 26 ans. C’est ainsi que je suis entrée dans la mode, en 1970. Malcolm était encore étudiant dans une école d’art et moi institutrice.
A l’époque, vous aviez abandonné la peinture ?
Je ne me suis jamais vraiment investie. Je me contentais juste de copier, je savais dessiner mais n’avais aucune idée de la manière dont on devait le faire. Je recherchais la légèreté ou quelque chose du genre d’une manière trop méticuleuse. Une manière de faire très primitive. A l’école élémentaire, j’ai eu comme professeur l’un des hommes les plus adorables que j’aie jamais rencontrés, mais même lui ne faisait pas très bien son travail : il aurait dû nous montrer des choses, car c’est le rôle d’un professeur de désigner aux gens ce dont ils sont privés par leur environnement.
Qu’est-il arrivé exactement dans votre vie, à cette époque, avec Malcolm ?
J’aidais Malcolm, j’avais abandonné mon poste d’institutrice pour aller à l’université. Ce fut une décision très importante. Je savais que je pouvais faire des choses avec mes mains, je dessinais des modèles et fabriquais mes propres vêtements depuis l’âge de 10 ans. Mais j’ai décidé de ne pas exploiter ce potentiel pour me consacrer à la littérature et aux choses de l’esprit, dont j’attendais beaucoup. J’ai aidé Malcolm parce que j’en avais le temps, tout simplement. Son idée était que nous assistions, dans les années 70, aux prémices d’une grande période nostalgique. Malcolm et moi cherchions un sens à ce que nous avions vécu et à notre culture… En réalité, nous cherchions des motifs de rébellion. Malcolm a été très important pour moi car je venais d’un endroit du monde le nord de l’Angleterre, entre Manchester et Sheffield, berceau de la révolution industrielle où il n’y avait pas vraiment de culture. Je ne parle pas de la vie quotidienne ou de ce qui distingue une petite région d’Angleterre d’une autre ; mais je n’avais tout simplement jamais réalisé qu’il pouvait exister des galeries d’art. Avec Malcolm, j’ai commencé à comprendre les choses affreuses qui se passaient sur le plan politique, j’étais terriblement inquiète. Malcolm semblait avoir une clé pour comprendre beaucoup de choses. Nous faisions les galeries d’art ensemble, nous fréquentions les milieux marxistes, nous souhaitions un monde meilleur. L’idée de Malcolm était donc d’exploiter cet âge de la nostalgie en achetant de vieux disques des années 50 et en les revendant aux jeunes gens à la mode, comme ceux qu’il avait fréquentés dans son école d’art. A l’époque, même si ça peut paraître très étrange aujourd’hui, les radios ne passaient jamais de rock’n’roll les gens ne pouvaient pas écouter ce genre de musique. En visitant les marchés aux puces pour trouver nos disques, nous avons rencontré des jeunes gens qui suivaient les mêmes pistes que nous : les teddy boys. Nous n’avions jamais entendu parler d’eux avant, c’était des jeunes des classes populaires qui copiaient la mode des années 50. La boutique que nous avons ouverte au 430 King’s Road, Malcolm et moi, est très intéressante du point de vue de la mode et de la jeunesse d’alors. Juste avant nous, elle était occupée par Tommy Roberts et Mr Freedom, qui avaient créé un style et des vêtements en s’inspirant des comics américains. J’avais acheté beaucoup de choses dans cette boutique à la fin des années 60, des vêtements qui vous faisaient ressembler à une princesse de science-fiction. Je les préférais aux fringues hippie, c’était plus original et intéressant. C’est eux qui commencèrent à vendre les chaussures à semelle épaisse qu’affectionnaient les teddy boys nous n’étions pas les premiers. Et je ne sais pas pourquoi, mais ces jeunes gens des classes populaires que nous avions croisés sur les marchés ont commencé à proliférer.
En réalité, vous cherchiez une boutique pour vendre des disques et des fringues ?
Non, juste des disques. Et à l’origine, nous ne recherchions même qu’un emplacement sur un marché. Lorsque Mr Freedom s’est séparé de son associé et qu’il a ouvert une nouvelle boutique à Kensington Church Street, le magasin du 430 King’s Road fut rebaptisé Paradise Garage : le genre de truc qu’on peut trouver au milieu du désert en Amérique, avec une devanture en tôle ondulée, deux pompes à essence, le tout peint en vert fluo. Ils vendaient des jeans usagés ils furent d’ailleurs les premiers et de vieilles chemises hawaïennes. Ils ont fait faillite parce que Mr Freedom s’était offert un voyage de noces très onéreux et n’avait plus d’argent de côté. Lorsqu’il revint de sa lune de miel, le manager l’avertit qu’il ne pouvait plus continuer et il nous invita, Malcolm et moi, à occuper une partie de la boutique. C’est ainsi que, finalement, nous avons récupéré l’ensemble du magasin.
C’est alors que vous avez commencé à créer des vêtements et à lancer la mode punk ?
Pas immédiatement. Au début, nous nous contentions d’acheter de vieux stocks de vêtements des années 50. Puis nous avons commencé à en faire faire, comme ces cinq costumes de teddy boys que nous avons fait fabriquer par un tailleur. J’avais vendu ma petite machine à coudre personnelle pour nous faire installer le téléphone, car nous n’avions pas d’argent. Puis j’ai enfin pu m’acheter une nouvelle machine et commencer à couper ou transformer des vêtements. Depuis le début, nous essayions de faire faire les choses par d’autres ; mais là, je me suis mise à créer des prototypes. Je ne coupais pas, bien évidemment, puisqu’il s’agissait de démonter puis de rebâtir des vêtements d’occasion. J’ai appris mon métier en disloquant ces vêtements des années 50 puis en essayant de les copier, de trouver des tissus les plus proches possible des originaux. C’est alors que j’ai commencé à faire ces ailes de chauve-souris et différentes autres choses.
Ça marchait bien ?
Très bien, Malcolm a réussi à vendre beaucoup de disques à ces jeunes gens branchés. Et puis nous avons découvert qu’il existait des tonnes de teddy boys, certains venaient du nord de l’Angleterre en bus pour s’approvisionner dans notre boutique. Ils descendaient du métro à Sloane Square et marchaient 3 kilomètres jusqu’à notre boutique. Les gens adoraient être dans la rue à cette époque, ces teddy boys traînaient dehors au milieu de tous les types en pantalon de satin et chaussures à plate-forme. L’Amérique n’était pas encore sortie de la guerre du Vietnam, nous étions en plein mouvement hippie. La mode des années 70, je ne sais pas vraiment ce que c’était : soit vous étiez habillé en Courrèges ou en Mary Quant, soit vous étiez plutôt hippie. Mais à l’époque, tout cela ne m’intéressait pas, j’étais attirée par des choses inspirées de la conquête spatiale, par la mode des années 50. Si les gens étaient nostalgiques, c’est qu’ils avaient été sensibilisés à la politique par le mouvement hippie. Mais nous avons réalisé que ce n’était pas vraiment ça, ce n’était pas la substance dont nous avions besoin. Je n’ai jamais été bouleversée par le « pouvoir des fleurs ». J’étais plus intéressée par la dimension politique de cette époque, par toutes ces petites publications clandestines sur ce qui se passait en Afrique du Sud, sur le tiers-monde ou sur la corruption de l’Amérique. Nous cherchions, par conséquent, des motifs de rébellion. C’est la raison pour laquelle beaucoup de gens commencèrent à s’intéresser aux années 50 : à cause du rock, de l’idée du rock’n’roll. Car le rock, c’est l’idée que la jeunesse n’accepte pas les critères des vieilles générations même s’il s’agit seulement de dire « Vous êtes trop coincé », « Vous n’êtes pas à la page. » En réalité, c’était bien plus profond que ça : le rock nous intéressait parce qu’il représentait une réelle protestation. Je pense que le punk-rock a été l’entreprise la plus héroïque jamais tentée dans le domaine musical, un moyen réel d’affronter l’establishment. Mais nous avons échoué. De toute évidence, nous devions échouer.
Certains affirment que la mode punk vous avait été inspirée, à Malcolm et à vous, par ce qui se passait à New York à la même époque.
Vous voulez parler de Richard Hell, et de tous ces gens qui prétendent qu’ils étaient les premiers punks ? Non, c’est complètement faux. Il est tout à fait possible que Richard Hell ait fait la même chose que nous à la même époque, mais il vous suffira de regarder les dates pour rétablir la vérité… Si je dois expliquer de quelle manière nous avons échafaudé la mode punk, je dirais que nous sommes partis de l’intérêt qui existait alors pour les années 50. Les murs de notre boutique étaient couverts de photographies de pin-ups sur lesquelles nous punaisions des échantillons de tissus et des morceaux déchirés de vêtements c’est de cette manière que nous avons commencé à imaginer des vêtements. Nous faisions cela parce que nous avions le temps, Malcolm ne possédait aucune technique mais avait de bonnes idées. Puis nous nous sommes mis à coudre, à faire des trous de cigarette sur nos créations, à nous intéresser au rock et aux rockers genre Hell’s Angel, avec chaînes, etc. Puis, il se trouve qu’en 1971 s’est déroulé un festival rock très important à Wembley. On peut précisément le dater, et aller voir ce que faisait Richard Hell à la même époque… Quoi qu’il en soit, nous avions acheté énormément de T-shirts des T-shirts représentant Chuck Berry et ce genre de trucs car notre boutique marchait très fort, nous gagnions pas mal d’argent. Mais on avait complètement surévalué les ventes : on a donc décidé d’en faire des culottes, puis d’y faire des trous. C’était l’idée de Malcolm, et je travaillais sous ses ordres. Maintenant, savoir si Malcolm avait déjà vu ça ailleurs, je n’en sais vraiment rien… Il m’a fait travailler de cette manière et c’est devenu systématique. Nous prenions tous ces T-shirts que nous avions sur les bras, nous roulions et cousions les manches au niveau de l’épaule pour mettre en valeur les biceps, nous faisions des trous sur les manches et dans le dos, nous cousions de petites poches en plastique, nous placions des morceaux d’images pornographiques à l’intérieur des culs, des poitrines et Malcolm écrivait ses slogans par-dessus. C’était très drôle, mais ça a pris un certain temps avant que nos clients prennent l’initiative de déchirer leurs propres vêtements. C’est à cette époque que les New York Dolls sont venus dans notre boutique, peu après que Malcolm a rencontré Richard Hell en Amérique. Mais nous faisions ces vêtements depuis pas mal de temps lorsqu’il est allé à New York. Apparemment, Richard Hell prétend aussi que je lui ai volé l’idée de la coiffure. Personnellement, je n’avais jamais entendu parler de cette coiffure lorsque j’ai désiré une coupe en brosse car c’est comme ça que ça a commencé. Le coiffeur m’a répondu « Vous ne pouvez pas avoir les cheveux en brosse, ils ne tiendront jamais en l’air » et il me les a juste coupés très court. En rentrant chez moi, j’ai mis de l’eau de Javel dans mes cheveux pour qu’ils puissent tenir en l’air. J’ai ensuite eu l’idée de les laisser pousser et d’essayer quand même de les maintenir dressés sur ma tête. Voilà comment ça s’est passé, je n’avais jamais entendu parler de ce genre de coiffure avant ça, désolée.
Y avait-il alors un réel message politique dans votre production ?
Si je regarde en arrière, je dirais qu’il n’y en avait pas, mais c’est pourtant ce que nous essayions de faire. C’est la raison pour laquelle nous avions pris pour cible la Reine, ce symbole de l’hypocrisie britannique. C’était une sorte d’exercice visant à ne jamais relâcher la pression. Mais nous l’attaquions d’une manière assez charmante, c’était assez doux. Elle aussi aurait très bien pu avoir une épingle à nourrice sur les lèvres. Si les punks étaient prêts à arborer des croix gammées, c’est que non seulement ils rejetaient les valeurs des générations précédentes, mais également leurs tabous : c’était une manière de les critiquer en leur disant « Nous sommes ravagés du cerveau et nous portons des croix gammées, mais vous devriez en porter vous aussi ; car c’est vous, les vrais fascistes. » Voilà quelle était la mentalité des punks, c’était un peu puéril. Il y avait également les mots « détruire » et « anarchie » : les deux mots d’ordre du mouvement contenaient l’idée qu’il fallait essayer d’enrayer la machine. Cela ne signifie pas qu’il y existait une alternative ou que les gens savaient quoi mettre à la place, car ils n’avaient pas d’idées ; il s’agissait juste d’essayer d’arrêter cette machine terrifiante qui, pour nous, était en train de détruire le monde. C’est alors que j’ai réalisé que nous deviendrions des victimes si nous continuions, et que je me suis éloignée pour réfléchir à ce que je pourrais faire dans le domaine de la mode. Car l’influence du punk sur la mode commençait à se faire sentir et l’on pouvait voir certaines de mes silhouettes dans les défilés à Paris. Et puis la coiffure punk, cette espèce de coiffure ravagée, influait considérablement sur la mode des magazines. Ce que je faisais commençait à avoir une énorme influence : c’est la raison pour laquelle j’ai décidé de continuer.
Y avait-il à Londres une communauté d’artistes, comme à New York ? Fréquentiez-vous des écrivains, des peintres ?
Pour les peintres de cette époque, il faudrait demander à Malcolm, car je ne me suis jamais beaucoup investie dans ce genre de relations. Vous savez, Malcolm me traitait un peu comme sa mère. Je restais à la maison à m’occuper des enfants et à l’aider dans ce qu’il voulait faire. Je cousais, je lisais beaucoup, j’essayais de me politiser à travers mes lectures. Si bien que je ne me suis pas préoccupée des mouvements artistiques de l’époque. C’est curieux, puisque je m’intéresse à la peinture. D’autant plus qu’à l’époque, contrairement à aujourd’hui, je ne m’intéressais qu’à l’art moderne. Venant d’un milieu protestant, j’ai immédiatement détesté la National Gallery et la peinture ancienne ça me rappelait trop les églises. Inutile de vous dire qu’aujourd’hui, c’est complètement l’inverse : je ne suis pas du tout attirée par l’art moderne.
Quelle importance l’expérience Sex Pistols a-t-elle eue dans votre vie ?
C’était juste une expérience à travers laquelle nous espérions nous agrandir et nous développer. L’un de ces garçons, Glenn Matlock, travaillait dans notre boutique le samedi. Steve Jones était, d’une certaine façon, notre meilleur client non pas qu’il achetât beaucoup de choses, mais lorsqu’il achetait un article, nous nous disions « OK, c’est ça » : nous savions que nous en vendrions beaucoup. Il chantait dans un groupe et lorsque Malcolm est rentré des Etats-Unis, où il avait managé les New York Dolls, Steve Jones a vraiment insisté auprès de lui pour qu’il l’aide à constituer un nouveau groupe. Malcolm a accepté, ils ont auditionné Johnny Rotten dans la boutique, lui aussi était l’un de nos clients. Sid Vicious était un ami de Johnny mais nous ne l’avons pas beaucoup vu, il était complètement pris dans l’héroïne. C’est parce qu’il était un ami de Johnny et un fan du groupe qu’il a fini par y entrer.
Votre première collection, « Pirate », date de 1981.
Après la fin du punk-rock, la question était de savoir quoi faire. Malcolm avait été l’instigateur de tout ce que nous avons fait au début. Mais après la fin tragique des Sex Pistols et la mort de Sid, Malcolm a souhaité que nous nous séparions. Il sentait qu’il devait se consacrer pleinement à la musique. Il s’est donc orienté dans cette voie et a souhaité pour la première fois que mon nom apparaisse sur les vêtements : il avait vu là un moyen de m’éloigner de lui et de nous permettre de rompre c’est en tout cas ce qu’il prétendait à l’époque. Quoi qu’il en soit, nous avons travaillé tous les deux sur la collection « Pirate », c’est notre travail à tous les deux.
D’où vous est venue cette idée des pirates ?
Je cherchais dans l’histoire quelque chose susceptible de m’inspirer, je souhaitais m’évader de cette petite mentalité insulaire et entrer dans le monde, je cherchais quelque chose de culturel ou d’historique. J’ai commencé à chercher autour de la Révolution française les vêtements de cette époque sont vraiment très attrayants. J’ai fait quelques petites choses dans cette direction mais c’était trop proche du mouvement hippie, ça ressemblait trop à Rod Stewart. Nous nous sommes donc orientés vers l’époque des Trois Mousquetaires. Malcolm était très intéressé par l’idée de piratage, de piratage de bandes ; cette idée l’excitait beaucoup. Personnellement, j’ai fait un pas très important en découvrant les patrons de cette époque-là, en m’apercevant qu’ils étaient coupés très différemment. Je me suis alors emballée pour tout ça, je me suis mise à copier la manière dont ces patrons étaient coupés. J’ai été la première à faire ça. Worth, au milieu du xixe siècle, était un couturier passionné par la mode du passé, mais il se contentait d’ajouter des détails ou d’adapter des proportions sur des blocs tout à fait contemporains, plutôt que d’entrer à l’intérieur de la coupe originale. J’ai donc été une pionnière, la première à introduire ça dans la mode. Et en même temps, j’ai également été la première à explorer les coupes ethniques pour obtenir un grand nombre de formes. Ces références historiques n’ont influencé absolument personne, presque personne n’a fait ce que j’ai fait peut-être un peu Christian Lacroix, qui a commencé à utiliser très fidèlement des patrons originaux. Tous mes corsets et ce genre de choses proviennent du passé, mais assemblés d’une manière qui me semble très moderne. Et l’une de mes grandes découvertes a été cette chemise que les gens ont portée pendant cinq cents ans jusqu’au xixe siècle : une chemise réalisée dans la largeur du tissu et dont les manches sont égales à la moitié de cette largeur. C’est cette chemise que portaient Casanova et, bien évidemment, les pirates. Nous nous sommes également intéressés aux jupons de Louis xiv, que nous avons reproduits dans un tissu très léger en y adjoignant de larges ceintures à n’uds.
Mis à part ces découvertes techniques, que signifient pour vous ces emprunts au passé ?
La littérature m’a apporté la conviction qu’explorer les idées du passé apporte toujours quelque chose de nouveau. D’où peuvent provenir les idées neuves, sinon du passé ? En lisant, vous vous rendez compte que des gens ont dit des choses qui n’avaient jamais été dites de cette manière auparavant et ça excite votre cerveau. Le même principe s’applique dans la mode lorsque vous travaillez en vous inspirant du passé : vous absorbez et mettez en relation un grand nombre de modèles. Vous savez que vous pouvez éventuellement les changer, vous savez ce que vous devez éviter et comment continuer. Quand vous réalisez que Louis xiv essayait de ressembler à une statue grecque, toutes ces connexions vous permettent de comprendre d’où viennent les choses et de les réutiliser d’une autre manière. Mais la couture est quelque chose de très physique malgré tout, il s’agit avant tout de manipuler des matériaux séparément et assemblés. Et vous tournez constamment autour de questions comme les proportions ou les détails pour parvenir à ce que vous souhaitez faire, vous devez tenter des choses ou voir comment tombe le tissu, vous pouvez être amené à faire quelque chose que vous n’aviez pas prévu, à exploiter le modèle original d’une manière inattendue. Ainsi, en travaillant de cette façon, vous ne copiez jamais même si telle était votre intention au départ.
Comment avez-vous vécu ce passage de la scène subversive du mouvement punk à celle, plus chic et plus policée, des défilés parisiens ?
J’ai toujours voulu combattre l’establishment et le conservatisme. Les gens se ressemblent de plus en plus, ils sont de plus en plus standard, beaucoup plus qu’auparavant ils manquent totalement d’imagination, conditionnés qu’ils sont par les médias. Par exemple, l’année dernière, il y a eu cet engouement incroyable pour une petite robe tube, un petit rectangle de tissu avec deux trous pour les bras et un pour le cou. J’ai vu cette robe dans tous les magazines, elle était portée par Naomi et la princesse Diana, j’ai vu tout le monde avec cette petite robe. Les femmes sont pathétiques lorsqu’elles s’imaginent que les hommes n’aiment que les petites choses sexy. Anna Frasier, ce merveilleux modèle qui travaille avec moi, et qui est tout aussi glamour dans la vie que sur les podiums, a l’intelligence et la culture de comprendre qu’elle peut être excessive. Moi, je pense que les jeunes femmes sont beaucoup plus jolies lorsqu’elles s’habillent d’une manière un peu ancienne, raffinée et compliquée. Je continue de combattre la conformité, la conformité de goût et d’opinion non pas ce que les gens désignent généralement sous le terme d’opinion, mais l’opinion qui se construit par la pensée. En d’autres termes, j’essaie d’offrir un choix pour combattre cette conformité. Et si je ne faisais pas ce que je fais, il y aurait moins de choix. Je vais essayer de le dire d’une manière simple : je voudrais changer le monde. Je sais que c’est impossible, mais il est salutaire d’essayer.
Malgré tout, en entrant dans le système de la mode, ne vous êtes-vous pas détachée de votre clientèle populaire pour vous adresser à une élite ?
Pas du tout. A l’époque, j’étais encore intéressée par la jeunesse et mon intention était que les jeunes aient un look grandiose, afin qu’ils se sentent grandioses. Ces vêtements étaient incroyablement peu chers, pas plus chers que ce que je faisais pour les punks. Maintenant, les jeunes ne m’intéressent plus, je sais qu’ils ne peuvent rien faire, qu’ils sont impuissants. En fait, ils vont être de moins en moins capables de changer quoi que ce soit, ils sont les moins bien placés pour ça pour la bonne et simple raison qu’ils ont passé leur vie entière à être bombardés par la propagande, qu’ils n’ont pas eu la solitude et le temps nécessaires pour penser et développer des compétences. Malgré tout, bien évidemment, les jeunes sont mes meilleurs clients même si ce sont les vieilles dames qui sont mes clientes préférées. J’adore voir de vieilles dames se sentir belles dans mes vêtements.
Faut-il de l’humour pour porter vos robes ? Qu’attendez-vous de celles qui les achètent ?
Si vous pensez à Louis xiv, à cette parodie tellement extrême de la mode grecque, vous ne pouvez vous empêcher de penser que ça devait être très ironique. Peut-être Louis xiv était-il très sérieux, je n’en sais rien. Mais il y a quelque chose de terriblement amusant dans cet être se pavanant avec une perruque qui semble si lourde en essayant de ressembler à un noble grec. C’est une parodie en fait, et la mode est toujours une parodie. Les gens se sentent très importants dans mes vêtements, et le sentiment de sa propre importance est très amusant. Car si l’on a conscience de la fragilité humaine et de sa propre fragilité, ce sentiment d’importance suppose une grande ironie vis-à-vis de soi-même. J’ajouterai que trois choses sont nécessaires pour porter mes vêtements : un beau visage, une personnalité qui souhaite communiquer, de l’argent. Et si ces trois conditions sont réunies, voici ce qui se passe : plus la robe est forte, plus elle permet à la femme d’exprimer ce qu’elle est. Si la femme s’exprime à travers ses vêtements, elle n’a pas l’air d’une victime de la mode. Au contraire, elle sort de ses robes.
N’est-il pas contradictoire de destiner à une classe aisée des robes qui sont, malgré tout, relativement subversives ?
La pression de la démocratie, qui pousse les gens à n’avoir aucun relief, est l’une des raisons pour lesquelles on ne s’habille plus très bien aujourd’hui : les gens ne sont pas censés être élitistes, ils ne sont pas censés montrer qu’ils ont de l’argent, ils ne sont pas censés avoir l’air différents des autres. Heureusement, dans le passé, il y avait des snobs et des bourgeois qui portaient des vêtements merveilleux, qui étaient prêts à éluder leurs propres critères pour permettre aux couturiers de leur dire ce qu’ils devaient porter mais là je parle de l’âge d’or de la haute couture. Ce type d’attitude a été très utile pour faire du monde un lieu intéressant, car les gens avaient belle allure, ils convoitaient les dernières nouveautés et achetaient des choses merveilleuses pour meubler leur appartement. Il n’y aurait pas eu d’art sans le snobisme.
Eric Reinhardt & Sylvie Raulet
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