La pauvreté du lexique de Fargo est le symptôme du vide qui habite les personnages et du tarissement de leur imaginaire. Le Midwest de Fargo est une riante contrée de neige et de silence, ancrée dans une tradition scandinave luthérienne des plus austères. Dans ce monde de blancheur indistincte proche des nouvelles de William Gass (natif de Fargo), on se recroqueville pour se soustraire au froid et on économise ses mots pour être moins vulnérable.
Rarement film américain a donné à entendre pareille langue : aussi pauvre (mais le lexique chez Scorsese ne brille pas non plus par sa variété), aussi rustique, surtout aussi constamment menacée par le mutisme. Ces brefs échanges monosyllabiques ponctués de « yar » (pour yes) rappellent évidemment les dialogues de western, mais le laconisme des cowboys, coquetterie de professionnels efficaces, s’est ici dégradé en aphasie de déshérités du langage. Rien ne vient alimenter la discussion, pas plus entre amoureux qu’entre inconnus qui se croisent. Passé les considérations sur le temps (invariablement neigeux) prodiguées avec une politesse inquiète, le reste est silence.
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Il est donc ironique de voir les honnêtes citoyens de Brainerd se réclamer de la figure tutélaire de Paul Bunyan, le bûcheron dont l’immense totem orne l’entrée de la ville : Bunyan, incarnation par excellence (avec Davy Crockett ou Daniel Boone) de la tradition américaine du tall tale, galéjade épique à l’échelle du continent où le mensonge devient tellement énorme, les exploits tellement surhumains qu’il ne s’agit plus de convaincre l’auditoire, mais de lui clouer le bec à force de surenchère. Hélas, plus rien ne subsiste de cette exubérance verbale, sinon sous forme abâtardie de boniment commercial, dans un monde où un beau parleur est d’emblée suspecté, de mensonge ou de folie (voir le délire mythomane de l’ancien condisciple de Marge la commissaire) : le moulin à paroles qu’incarne inévitablement Steve Buscemi accumule les impairs, à l’inverse de son taciturne compagnon, surnommé Mute, car sa logorrhée reste par trop approximative, comme quand il joue les cicérones à l’entrée des Twin Cities (la mégalopole Saint Paul/Minneapolis, aussi anonyme ici que le Toronto de Crash). De même, Jerry l’antihéros fait un piètre vendeur de voitures, tant est peu crédible son bagout trop mal assuré. N’a finalement droit à la parole que le détenteur du pouvoir, c’est-à-dire de l’argent, puisque c’est à la fortune que l’on reconnaît les élus de Dieu. Ce sera Wade, le richissime beau-père de Jerry, terrifiant patricien qui regarde à la dépense au point de marchander la rançon de sa fille. Avare de verbe autant que de dollars, sa vision purement économique du langage assigne à chaque mot un sens et un seul, comme dans cet échange : à Jerry qui lui propose un investissement juteux, à savoir un terrain à aménager en parking (« a lot »), il réplique « Yes, it’s a lot… of money. » Dans le même ordre d’esprit, on n’invoque pas en vain le nom du Seigneur : le juron constitue un usage ostentatoire et donc dispendieux du langage, que seule excuse l’omnipotence. Ainsi le tueur n’en sera-t-il que plus menaçant d’ouvrir enfin la bouche pour vociférer un « fuck » d’une violence impérieuse. A l’inverse, lorsque Wade exaspéré lâche « Free my damn daughter! », c’est un aveu d’impuissance où s’effrite son autorité.
Joyau visuel, Fargo offre aussi une étonnante approche de l’idiome américain. Car cette misère verbale, cet infralangage, les Coen s’appliquent à les restituer avec autant d’exactitude gourmande et de jubilation affectueuse que l’argot millésimé et la rhétorique piégée des caïds de Miller’s Crossing. Comme ils excellent à épingler les goûts télévisuels respectifs de leurs personnages : si les truands trompent la tristesse postcoïtale en regardant le talk-show de Johnny Carson, Marge somnole devant un documentaire animalier. Et seul un coup de théâtre de soap-opera peut laisser pantois le monstrueux tueur. Pouvoir hypnotique de l’écran TV, unique et dérisoire ouverture d’un monde autarcique, qui n’a pas même les mots pour décrire sa propre aliénation, tout comme les témoins sont incapables de donner le signalement d’un suspect, se contentant d’un « il avait l’air bizarre, quoi » ou se perdant dans des digressions filandreuses et stériles. Et si Marge mène à bien son enquête, c’est qu’elle ignore ce langage évanescent, s’attachant à déchiffrer les traces inscrites dans les choses avant de les traduire en mots. Exempte de tchatche comme de clichés, sa clairvoyance est celle d’un discours enfin en accord avec ses gestes, et à la mesure du réel.
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