Les nouveaux élèves de l’école (buissonnière) du rock belge. Une musique qui méprise son règlement interne et encourage la fraternisation avec le cinéma, la sculpture ou la peinture. Près d’Anvers, visite chez Dead Man Ray alors que sort l’electro-pop aventureuse de leur album Berchem/Trap. Depuis cinq ou six ans, c’est devenu une habitude : un […]
Les nouveaux élèves de l’école (buissonnière) du rock belge. Une musique qui méprise son règlement interne et encourage la fraternisation avec le cinéma, la sculpture ou la peinture. Près d’Anvers, visite chez Dead Man Ray alors que sort l’electro-pop aventureuse de leur album Berchem/Trap.
Depuis cinq ou six ans, c’est devenu une habitude : un disque un peu baroque entre dans les platines et n’en ressort plus. Le climat y est rarement apaisant : un groupe y transpire une culture européenne, mais y rêve d’Amérique ; les lignes mélodiques brisées concassent la pop dans des happenings sonores expérimentaux et s’organisent dans un rock débridé, à la fois jouissif et teinté d’ambitions conceptuelles. Obsédant, envoûtant, chacun de ces disques possède un dénominateur commun, une patine qui en signe la provenance et qui justifie un aller-retour vers la Belgique. Destination Bruxelles ou Anvers, au choix. Cette fois-ci, il faudra s’arrêter dans chacun des deux berceaux du rock belge pour retracer la genèse de Dead Man Ray. C’est à Berchem, dans la banlieue d’Anvers, que Daan Stuyven a installé son loft-studio sur trois étages. Aux murs de la pièce à vivre, toutes ses guitares (depuis celle de son enfance jusqu’aux dernières) racontent son histoire : l’apprentissage, les cordes cassées par la rage adolescente, l’amour de l’objet d’art, la quête de la texture sonore.
Il y a deux ans encore, ces six-cordes appartenaient pourtant définitivement au passé, raccrochées pour toujours. « J’avais décidé d’arrêter toute activité musicale, j’étais dégoûté. Pendant tout le temps où j’ai écrit des chansons, j’ai considéré la musique comme un hobby, une chose hors de la réalité économique, un espace de liberté individuelle totale. Peu à peu, je me suis aperçu qu’il y avait derrière tout ça une véritable logique professionnelle, une somme de contraintes et d’obligations lorsque tu commences à enregistrer des disques. Tu dois satisfaire aux exigences d’un contrat, d’une maison de disques, des tournées. Si tu n’es pas prêt, ton petit bout de rêve se transforme en un gigantesque cauchemar. Il fallait que j’arrête Volt mon groupe, que je ne supportais plus et que je redécouvre la musique comme je l’aimais, que je laisse mes envies d’écrire et de jouer se révéler d’une autre manière, que je me réveille un matin avec la passion. »
Pendant cinq ans, Daan vivra la création rock belge à travers les disques des autres, dont il va réaliser les pochettes sans éprouver le moindre regret. C’est à son insu que le démon musical va reprendre possession de lui, après une rencontre fortuite avec un certain Rudy Trouvé : un guitariste nomade d’Anvers, impliqué dans toutes les formations de la ville, depuis les subtils Deus jusqu’au jazz-funk libertaire de Kiss My Jazz. « Lorsque j’ai rencontré Rudy, il venait de quitter Deus et m’a persuadé de refaire un bout d’essai. Je me suis moi-même surpris par mon énergie et le plaisir que je prenais. Parallèlement, je dois avouer que les ordinateurs m’ont sauvé la vie. Avec le temps, ils sont devenus suffisamment puissants pour devenir de véritables outils de construction, de sculpture sonore. Il y a sept ou huit ans, je n’avais pas compris l’importance de ces machines. Aujourd’hui, elles permettent de redécouper et de retoucher ta musique à l’infini, sans que tu aies à te préoccuper de la qualité de l’enregistrement. Elles ont brisé la hiérarchie qui existait dans le processus de conception de la musique, elles te donnent une autonomie totale du début jusqu’à la fin de ta création. C’est ça la véritable indépendance : ne plus être tributaire des directeurs artistiques, des obligations imposées par les éditeurs, de la rentabilité des maisons de disques. » Sa nouvelle liberté, Daan Stuyven va d’abord la mettre à l’épreuve en solo, poser quelques chansons sur un premier album sorti sous son nom. Un manifeste, un cri primal comme pour sonner le retour aux affaires et annoncer la suite avec Dead Man Ray.
Planqués dans les rues calmes de Berchem, Rudy et Daan mettent au point leur machine infernale, décident de supprimer la basse de la gamme des instruments nécessaires à Dead Man Ray et optent pour un dispositif guitare, voix, ordinateur, piano, batterie, Moog et samples. Le reste du processus relève plus du transformisme et de la chirurgie esthétique : Daan et Rudy mutilent, démembrent et passent dans l’usine à samples l’intégralité de leurs chansons enregistrées sur un quatre-pistes, pour les restructurer en boucles et aboutir à une nouvelle architecture sonore et musicale. Les premières créatures de Dead Man Ray frisent ainsi le dadaïsme et marient la new-wave, le glam-rock de Roxy Music avec des samples de réveils cassés, des tournevis qui éventrent des canettes écrasées. Ces premiers monstres sonores, Dead Man Ray va les cataloguer sur un premier volet discographique, Berchem. « Nous voulions ne rien cacher de la démarche du groupe : une liberté totale dans le choix des sons et dans la construction musicale. Il fallait que tout le monde sache que nous n’étions pas des gens raisonnables et qu’avec nous, rien n’était impossible. Notre indépendance passait par cette affirmation identitaire. »
Pour éviter de se lancer dans des explications interminables et faire le pied de grue devant la porte des maisons de disques, Dead Man Ray va sortir son double disque sous son propre label et le donnera au grand frère Arno. Le troubadour d’Ostende, résidant permanent à Bruxelles, se rappellera longtemps ce jour : « Tous les groupes belges me donnent leur disque pour que je leur dise ce que j’en pense. Mais je n’ai pas le temps de tout écouter. Des fois, je laisse les disques s’entasser pendant plusieurs mois à la maison. L’an dernier, j’entendais sans arrêt une chanson à la radio sans jamais arriver à savoir qui l’avait écrite. Ça devenait complètement obsédant, je la fredonnais à des copains mais comme je chante très mal, personne n’a su me dire qui était l’auteur de ce truc-là. Puis, un jour, j’ai décidé de faire le tri dans mes CD et en mettant Dead Man Ray dans la platine, je suis tombé sur la chanson mystère : Beegee. » Arno, le grand parrain du rock belge, n’en est toujours pas revenu. Berchem, le premier album de Dead Man Ray, a tout de suite filé sur les platines de la maison de disques d’Arno, avec quelques consignes collées sur un Post-it.
Pour la sortie française de leur deuxième album, Trap, Daan et Rudy ont repris l’essentiel de ce premier album, pour résumer les travaux passés. Des titres qui constituent l’introduction idéale pour entrer dans leurs quatorze derniers chapitres, écrits sous l’effet conjugué d’un film culte du cinéma belge, At the drop of a head, d’une installation vidéo de l’artiste français Hanzel and Gretzel inspirée par Shakespeare (The Hamlet Machine) et d’un court métrage d’animation, Transatlantic. « Nous avons écrit la plupart de ces titres pour un projet de rénovation du film At the drop of a head, dans lequel joue le plus grand chanteur-acteur de country-western belge des années 50, Bobbejaan Schoepen : un acteur fantastique, complètement atypique, que tous les Belges connaissent. Un jour, en 1959, il en a eu marre de tout et s’est complètement écarté de l’industrie cinématographique. Il a décidé de monter un spectacle live dans son propre parc d’attractions, Bobbejaanland. Depuis, ses films ont été oubliés mais lui reste encore gravé dans les mémoires, il est l’un des plus grands référents culturels en Belgique. Interpréter une nouvelle bande originale pour ce film nous rapprochait au plus près de notre culture. C’était un pari important. »
S’il fallait trouver une marque de fabrique du rock belge, il faudrait la chercher dans ce dialogue permanent entre le cinéma et le rock. L’interaction entre l’image et le son semble inscrite dans ses gènes. La mixture musicale de Dead Man Ray utilise tous ses écarts de langage et de cadre pour renforcer son ornementation. Chaque détail ou accident de relief sera une invitation supplémentaire à entrer dans un monde musical construit comme une suite de minimétrages interactifs. Le disque de Dead Man Ray se vit comme un labyrinthe à travers les étiquettes, une diffraction sonique et lumineuse ignorante des genres. Déroutant, multiple, il arpente les pentes escarpées d’un rock oblique, amoureux de la dissonance et ballotté par les explosions soniques, il sonde le rock underground de Chicago, strident d’acidité, s’allonge sur les grandes plages décoratives et robotiques désossées de toute instrumentation, puis explore ces contrées pop-folk truffées de bruits divers déjà foulées par Beck ou Grandaddy.
La voix de Daan Stuyven pilote l’embarcation tout au long de ce périple. Tour à tour, il emmène ses chansons vers quelques grandes figures, Baby Bird, David Bowie ou Bryan Ferry, tout en tenant soigneusement ces modèles à distance. « Nous serions bien embêtés pour détailler le contenu de notre musique, nous l’avons déjà tellement découpée, autosamplée, déconstruite et reconstruite que nous n’en connaissons plus les détours. L’essentiel est qu’elle transporte ce que nous sommes, qu’elle restitue un univers et une vision fidèles à cinq cerveaux disparates, aujourd’hui sûrs de leur méthode de travail commune ; et à la joie enfantine que nous avons éprouvée en la jouant. Je pense que notre musique porte en elle à la fois la nonchalance et la complexité naturelle de la Belgique. Je crois aussi qu’elle tend vers cette liberté caractéristique de l’art-pop new-yorkaise de la fin des années 70, à la fois proche de l’expérimental et nihiliste par rapport aux genres, esthétiquement très stylée. Talking Heads, Blondie et tous ces groupes avaient une chance de sortir de l’underground, de trouver le succès tout en conservant leur indépendance. Suivre leurs traces serait le plus grand destin pour Dead Man Ray. »
Impossible de ne pas penser à Radiohead lorsque Daan et Rudy commentent leur musique, expliquent le travail de tannage, de détournements, de transformation pour s’éloigner le plus possible des genres et des clichés. Il y a là la même lucidité sur le désir, l’envie, l’exigence avec sa fierté et son travail, la volonté de mettre en dynamique les talents convoqués dans la formation plutôt que de les concentrer dans un bloc monolithique. Dead Man Ray trace une route vers le futur, mais sans oublier son alphabet linguistique et culturel, en travaillant les textures et les matières avec de vieilles ficelles techniques rénovées avec la technologie moderne.