Groupe anglais parfaitement anonyme sur ses terres, c’est aux Etats-Unis que les déserteurs de Spacehog ont trouvé un refuge en or pour leur pop furieuse. En attendant le triomphe mondial de leur imparable single In the meantime, ils évangélisent en masse l’Amérique avec leur sainte Trinité : Bowie, Mott The Hoople, T. Rex. Les antiquaires adorent.
Des oreilles, fureteuses et fines, ont fait aux Etats-Unis quelques miracles : ce sont elles qui ont repéré, dans des torrents de boue, des pépites de la taille des Talking Heads ou des Ramones. Ce sont elles qui dénichèrent une petite ritale pour en faire Madonna, quatre pâles Mancuniens pour construire, en Amérique, le mythe Smiths. Ces oreilles émergent d’une touffe de cheveux blancs, en stéréo de chaque côté d’un crâne rondouillard et réjoui, qu’on imagine plus facilement sur une piste de boules que sur la piste de danse crasseuse de quelque sous-club new-yorkais. Et pourtant, loin des gommeux à téléphone cellulaire qui justifient leurs salaires de « directeurs artistiques » en faisant croire, dans des restaurants tape-à-l’œil, à des groupes naïfs qu’ils adorent la musique, ces oreilles possèdent l’essentiel : un nez. Des oreilles de terrain, prêtes à fouiner dans la crasse, à se lever tôt le matin pour arriver avant les requins : pas étonnant que Seymour Stein, l’heureux propriétaire de ce nez et de ces oreilles, soit également un fin limier dans les brocantes. Saint homme, qui ne rate jamais un concert ou un marché aux puces.
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Pas étonnant que ses deux passions finissent par se croiser, que Seymour Stein parte un jour dans un club de rock et en revienne avec une antiquité dans la musette. Ainsi Spacehog, groupe à la fougue ancestrale, au panache ancien. Habile travail de restauration, tout à la main et avec un savoir-faire indéniable, des uvres un rien patinées de Mott The Hoople. Au dernier Midem de Cannes, Seymour Stein ne jurait que par sa dernière trouvaille : quatre Anglais de Leeds émigrés à New York, entendus le jour même de son investiture à la tête du label Elektra et signés sur-le-champ. A 54 ans, il prouvait qu’on pouvait, même dans cette féroce industrie, ménager le c’ur et la raison lui qui venait également, pour le plaisir, de recruter Jonathan Richman. C’est bien, ça, de s’occuper des vieux dans le besoin. Car pour Spacehog, on ne se fait pas de souci : le groupe sera disponible en masse sur les ondes dès votre retour de vacances, quand les programmateurs radio auront respecté leur lamentable temps d’observation habituel six mois de retard, au mieux, sur les marchés américains ou anglais. Si Jonathan Richman continue de jouer encore et toujours pour les cinquante mêmes fidèles, Spacehog a réussi outre-Atlantique l’un des plus spectaculaires braquages du public local, vendant près d’un demi-million d’albums en quelques semaines, devenant là-bas le seul groupe anglais capable de suivre Oasis dans son ascension en sprint vers l’indécence des chiffres de vente d’un Michael Jackson. A une différence près : si Spacehog est anglais, il suffit de faire quelques mètres dans une rue londonienne en compagnie de son guitariste Antony Langdon pour se rendre compte que telle balade serait inenvisageable avec les Gallagher brothers qui provoqueraient émeute et hystérie. Car superstar à New York, Spacehog n’est, à Londres, qu’une énigme, une inconnue. « Nous devons avant tout notre triomphe américain à nous-mêmes, à notre persévérance. Pour qu’il y ait de la magie, il faut qu’il y ait des magiciens : le business, à lui seul, ne peut être tenu pour responsable du succès de Spacehog. Nous nous sommes trouvés au bon moment au bon endroit. »
On comprend Spacehog, on excuse toutes les désertions à la nation quand on connaît leur ville d’origine : Leeds. Capitale des crimes gothiques contre la musique, terre brûlée depuis que les Sisters Of Mercy ou les March Violets y ont salopé le moral et la morale des troupes avec leur maquillage d’épouvantails et leurs guitares cheveux au vent. Pas étonnant qu’Antony Langdon ait mis les voiles dès qu’une fille lui offrait un toit, si possible le plus loin possible du Yorkshire, inaugurant une nouvelle race de voyage : le tourisme amoureux. « A suivre mes copines, j’ai vécu un peu partout : à Honfleur, à Paris, à Nice, à Marseille, au Japon, en Russie, à Hong-Kong, en Suisse… Je ne me considère pas vraiment comme un déserteur, mais je ne supporte pas l’étroitesse d’esprit des Anglais, leur ignorance. Surtout à Leeds, où les gens sont très négatifs, passent leur vie à tout dénigrer, ils sont méchamment sarcastiques. J’ai beaucoup souffert du machisme, des stéréotypes. Surtout de la part de mon père, un type aux vues très étriquées. Nous passions notre vie à nous engueuler. Il ne comprenait pas que je veuille vivre en France, il me disait « Fiston, moi, j’ai connu la guerre. Tu ferais mieux de rester à Leeds et de te trouver un petit boulot. » Comme tous les Anglais, il était incapable de me montrer le moindre signe d’affection, trop gêné pour me dire « Mon fils, je t’aime. » Sa façon de le montrer, c’était plutôt « Allez, mon gars, je te paie une bière. » Je n’avais aucun respect pour lui, et vice versa. Je ne pouvais pas supporter de dépendre de lui financièrement, de devoir l’appeler pour venir me récupérer au commissariat… Tous mes copains étaient comme nous, prolos, croyant dur comme fer qu’on mourrait ainsi, que c’était une fatalité, sans la moindre chance de salut. Quand j’évoquais mes rêves de grandeur, ils se foutaient de ma gueule. J’étais connu comme une petite tantouze, simplement parce que je faisais partie de la chorale à l’église. Au lieu de me battre, j’ai revendiqué ça pour éviter les discussions : « Oui, je suis homosexuel, et alors ? » Je pouvais en rajouter, car j’étais certain de quitter Leeds un jour. J’étais fasciné par les grandes villes, je descendais régulièrement à Londres seul, en train, me fondre dans la masse. Je trouvais les gens cool, dangereux, séduisants… Ma mère lisait Vogue : ça me fascinait. Je regardais les photos de Mapplethorpe, d’Annie Leibovitz, de Cecil Beaton en rêvassant. Au moins, des gens en photo ne pouvaient pas me décevoir. J’étais trop flamboyant, trop prétentieux pour une ville aussi terne que Leeds, où je me faisais sans cesse tabasser dans les rues. Et puis, je voulais échapper à mon père, à son incompréhension, à son autorité… Quand je serai sur scène à Wembley Arena, en première partie des Red Hot Chili Peppers, il y aura comme de la revanche dans l’air. » Le regard se fait sombre, querelleur : deux ouvriers, en train de réparer l’électricité de l’hôtel, se moquent à demi-mot de la coiffure foireuse du guitariste. « Voilà pourquoi je ne reviendrai jamais vivre en Angleterre : ils me méprisent, trouvent ma chemise grotesque alors que moi, j’adore ces mecs de la classe ouvrière. Mais pour les gens de mon milieu, je suis un renégat. »
Après plusieurs tentatives de départ définitif (le premier en Normandie, à 16 ans), c’est pourtant toujours à Leeds qu’Antony Langdon retombera, désespérant retour à la case départ, sans même recevoir 20 000 f. Jusqu’à une escapade amoureuse à New York où il posera définitivement ses valises (de guitare), rejoint par son frère, le hooligan Royston Langdon à l’origine venu en vacances, avec un slip et une brosse à dents, et finalement jamais rentré au pays. « En 91, j’ai rencontré Jenny, une New-Yorkaise que j’ai suivie là-bas. Mais le succès venant, il m’a fallu choisir entre elle et la musique. Je la regrette beaucoup, elle était le seul truc stable dans ma vie si elle était encore là aujourd’hui, je lui ferais un bébé, je construirais une famille. Mais à l’époque j’étais trop amoureux de ma musique pour la sacrifier. Je n’avais pas l’habitude d’avoir toutes ces filles aux trousses, j’ai déconné. C’est comme être gourmand et travailler dans une confiserie : on finit par vomir. C’est ce qui nous arrive actuellement. Beaucoup de vomi. De femmes, d’alcool, de drogues. »
Spacehog, ou quatre solides lads du Yorkshire, assez typiques de ces Anglais qui, à l’étranger, ignorent où peut bien se situer leur consulat le plus proche mais savent toujours retrouver le seul Marks & Spencer du coin ou, à défaut, un concitoyen, un pays. Ainsi naquit Spacehog, quand un batteur à fort accent du Yorkshire entendit, du fond de la cave d’un espresso-bar du Village où il était en pleine dératisation , un guitariste à fort accent du Yorkshire : suffisant pour engager la conversation, former un groupe et beaucoup plus si affinités. Car même bâti au c’ur de l’East Village, Spacehog ne fera qu’une confiance modérée à la main-d’ uvre locale, faisant venir son chanteur et son guitariste d’Angleterre, et même de Leeds, histoire de rester en famille têtue. « Curieusement, on ne se connaissait pas les uns les autres à Leeds. On avait essayé avec un guitariste américain, mais ça ne fonctionnait pas. On n’avait pas les mêmes références en matière d’éducation, de bouffe, de télé, d’humour… Et puis, Mott The Hoople le faisait rire : on l’a viré. »
Pour son premier concert londonien, réservé à la presse, le groupe est surtout venu prouver, en chair et en os, qu’il existait, qu’il n’était pas un énorme coup de marketing. Pour un peu, les journalistes locaux s’étonneraient presque que Spacehog parle vraiment anglais, avec un authentique accent du Yorkshire. « Ils vont nous en faire baver et quand ils ne pourront pas faire autrement, ils viendront nous manger dans la main. »
C’est au Paramount, club louche de Soho, que Spacehog tentera de convaincre les incrédules, devant un parterre aux poses risibles : quelques ridicules Romos, poupées de cire blafardes et volontiers giflables, une poignée de punks d’opérette, quelques scribouillards ameutés par la rumeur d’un bar abondant et gratuit. Car la presse anglaise a des doutes quand des musiciens anglais qu’elle n’a encore jamais croisés, jamais étiquetés, osent s’autoriser un triomphe américain. Crime de lèse-majesté, ça, de s’emparer des charts américains sans l’autorisation du NME. L’Angleterre déteste ces groupes qui brûlent les étapes, tous ces Bush, ces Love & Rockets, ces Spacehog qui friment en Amérique sans avoir fait leurs classes en Grande-Bretagne. Pour bien montrer son divorce d’avec la pudeur locale, Spacehog en rajoute dans l’autre sens, vulgaire et bêtassou comme tout groupe anglais se la jouant rock’n’roll, multipliant les clichés et les poses. La routine glam-rock : chemises satin, guitares à paillettes, cambriolage en règle de Ziggy Stardust ou Mott The Hoople ce glam-rock qui n’hésitait pas à mélanger le strass et le cambouis, les poses efféminées et la musculation. On voit alors pourquoi Spacehog a séduit l’Amérique là où Blur restera condamné aux lazzis : avec une vulgarité parfaitement assumée, ces punks mal peignés ont le courage de faire des choses obscènes avec la langue entre les morceaux, d’écarter les jambes, de mettre les pieds sur les amplis de retour. Toutes choses que les frileux de la brit-pop ne font que pour rigoler et que Spacehog maîtrise avec trop de naturel pour le second degré. « Nous avons bénéficié, aux Etats-Unis, de la renaissance du rock anglais. Notre musique parle aux Américains parce qu’elle est moins pop et plus rock que celle de nos compatriotes. Comment pourraient-ils comprendre la préciosité de Menswear ? »
Passé directement de sa cave de répétitions aux stades, Spacehog ne sait pas comment occuper la mini-scène du Paramount, poussant le son au-delà du naturel, assurant le show comme s’il y avait là toutes les caméras de MTV et le caméscope de MCM. Il y a du Radiohead dans cette absence totale d’inhibition, dans cette électricité mal dégrossie, dans ces chansons gauches, brutales et fougueuses qui, à l’occasion d’un In the meantime, se font hymne imparable. « Nous sommes comme ces surfers qui rament toute une journée pour choper la bonne vague. Et quand la vague déboule, on n’a plus qu’une idée en tête : rester debout, maîtriser sa trajectoire. Tout va trop vite pour nous, nous n’avions pas prévu un tel succès. Alors bien sûr, beaucoup de choses nous échappent. Surtout que nous passons notre temps sur la route… Ces douze derniers mois m’ont totalement libéré : j’avais passé ma vie à fantasmer sur la vie de rock-star et j’ai fini par vivre mon rêve. Même si, au passage, ça m’a bousillé physiquement et mentalement. »
Spacehog, Resident alien (Elektra/WEA)
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