A 23 ans, Brian Wilson publie au printemps 1966 le premier album d’une ère nouvelle : Pet sounds. Si le nom Beach Boys apparaît encore soudé sur la pochette, il s’agit de l’ uvre prodigieuse d’un solitaire, d’un grand enfant qui a vu le futur du rock. Trente ans après, on en parle toujours au présent.
C’est Pet sounds qui m’a dessillé les yeux. J’aime tellement ce disque… Je viens juste d’en offrir un exemplaire à chacun de mes enfants pour les éduquer à la vie. Je considère que personne n’est accompli musicalement tant qu’il n’a pas écouté cet album… On jugera peut-être exagéré de dire qu’il s’agit du classique du siècle mais, pour moi, c’est un classique absolu, insurpassable à bien des niveaux… J’ai souvent écouté Pet sounds et pleuré. » De tous les inconditionnels, anonymes ou célèbres, ayant réservé sans relâche depuis trente ans leurs louanges les plus exaltées pour célébrer Pet sounds, Paul McCartney ici en 90, lors de la réédition en CD de son (notre) album de chevet bat des records d’effusion. Des années auparavant déjà, Paulo la Science, qui en connaît un rayon sur le sujet, avait canonisé God only knows « plus grande chanson pop jamais écrite » et avoué que Pet sounds avait présidé aux destinées de Sgt Pepper. Dans le remarquable chapitre qu’il consacre à Brian Wilson dans son livre L’Envers du rock, Nick Kent rapporte cette anecdote, elle-même colportée par Kim Foley : McCartney et Lennon avaient assisté en 66 à une écoute de l’album organisée par la branche anglaise de Capitol et filé, sitôt la cérémonie terminée, pour composer Here, there and everywhere, encore ébahis par ce qu’ils venaient d’entendre. McCartney admirait Brian Wilson, qui le lui rendait au centuple, Pet sounds étant selon ce dernier l’enfant légitime de Rubber soul, l’album des Beatles qui l’avait laissé au bord des larmes et de la crise de jalousie passionnelle quelques mois plus tôt. Mais McCartney admirait aussi Wilson pour des raisons extramusicales : lui qui devait partager tous les honneurs avec un alter ego imposant louait en Wilson son don pour s’entourer de médiocres, de pantins et de faire-valoir. En ce printemps 66, le joli polychrome californien montrant cinq jeunes adolescents aux joues rondes et aux dents blanches avait virtuellement volé en éclats : moins de deux mois de janvier aux premiers jours de mars auront suffi à Brian Wilson pour graver treize chansons fabuleuses et, dans la foulée, la pierre tombale des Beach Boys. Ce n’était pas la fin d’un rêve car Pet sounds est de bout en bout un songe éveillé mais assurément le début d’un cauchemar.
Pourtant, à Noël de l’année précédente, le clan Wilson goûtait ses heures les plus douces depuis l’aube de la fabuleuse aventure familiale démarrée quatre ans plus tôt. Brian avait composé dans l’année l’hymne définitif à cette jeunesse saine et insouciante California girls , et le groupe caracolait une nouvelle fois en tête des hit-parades des deux côtés de l’Atlantique avec l’inoffensif Barbara Ann, tiré de Beach Boys’ party!, le plus anecdotique des onze albums sortis avant Pet sounds. Murray Wilson, le tyrannique patriarche, musicien raté et père calamiteux, se pourléchait à l’avance de la pluie de dollars qui ne cesserait de s’abattre sur le foyer, et le cousin Mike Love, l’affreux jojo de la bande, avait atteint son but ultime : mettre son rival Brian sur la touche. Depuis la fin de l’année 64, où il avait craqué au beau milieu d’une lucrative tournée, Brian Wilson était dispensé de concert, successivement remplacé par Glen Campbell et Bruce Johnston, deux bons gars solides, sans états d’âme, comme les appréciait Mike Love. Quant aux trois autres, les frères Carl et Dennis, ainsi que l’affable Al Jardine, leur attitude en sourdine face à la tournure des affaires aurait à l’aise fait passer Ponce Pilate pour un modèle de loyauté. La dépression dans laquelle Brian était alors plongé corps et âme passait aux yeux de tous pour un caprice de plus, un enfantillage sans importance. Personne n’imaginait que Brian dont le prétendu « génie » était sans cesse brocardé par Murray et Love entendait intérieurement, entre son cortex ramolli par les drogues et son tympan gauche défectueux, bourdonner des cloches, une harpe divine, un theremin céleste, des cascades de cordes, des cuivres et tout un assemblage inédit dont l’immersion soudaine allait s’avérer cataclysmique pour la tribu, mais déterminante pour l’avenir du rock tout entier. Totalement désabonné à l’existence terrestre, Brian n’en gardait pas moins une parfaite lucidité lorsqu’il s’agissait de musique : lui seul voyait poindre la menace d’un orage sans précédent sur l’horizon pastel des Beach Boys. Brian Wilson n’était pas seulement jaloux du passage à l’âge adulte entrepris par les Beatles : il comprenait aussi qu’après Dylan on ne tiendrait plus tout à fait à l’Amérique le même langage puéril le surf, les filles et tout ce château californien de sable et d’eau sans que la formule ne lasse. Pris d’une incroyable frénésie artistique, il était déterminé à solder en une seule fois le compte de toutes ses obsessions passées et présentes : vis-à-vis de son père, son groupe, son enfance, son statut de compositeur numéro un de Californie et, surtout, de ses plus grands maîtres, Phil Spector et Burt Bacharach en tête. Du premier,
il voulait escalader à mains nues le Wall of sound, du second dépasser la majesté et la précision mélodique. Pour signer l’arrêt de mort du surf et gommer de son imaginaire la plage maudite, il ira débaucher un obscur publicitaire de Los Angeles, Tony Asher, chargé d’écrire à la hâte des textes dont l’ambiguïté n’est toujours pas levée trente ans après. A propos de Caroline, no, le sublime final de l’album bizarrement publié en single sous le propre nom de Brian , Wilson et Asher prétendront longtemps que les paroles « Where did your long hair go Where is the girl I used to know « faisaient allusion à une certaine Carole Mountain, un ancien flirt de lycée de Brian. Récemment, sa femme Marilyn jurera que la chanson lui était dédiée car, à l’époque, elle venait justement de couper ses cheveux. Bruce Johnston, suppléant un peu gourd mais freudien à ses heures, aura cette interprétation beaucoup plus fine : « Il n’y a pas de Caroline… Elle n’a jamais existé. Cette chanson parle de Brian lui-même, de la mort en lui d’une qualité vitale : son innocence. »
D’ailleurs, l’une des premières chansons écrites par Wilson pour Pet sounds avait pour titre In my childhood, et il l’avait en horreur. De ce morceau avorté, seules les sonnettes de bicyclette, un artifice amusant, survivront sur Pet sounds, réinjectées au mixage sur You still believe in me. Il existe comme ça des centaines de petites et grandes histoires ayant trait à la genèse de Pet sounds, toutes auscultées à longueur d’exégèses depuis trois décennies. Car si le disque fut un relatif échec à sa sortie, chacun parmi les acteurs de l’époque s’en dispute désormais une part d’héritage. Sauf peut-être Brian, qui raconte à qui veut l’entendre qu’il n’est pas peu fier de… California girls. Asher, quant à lui, prétend aujourd’hui qu’outre ses travaux d’écriture il a également uvré pour que l’enregistrement se déroule dans des conditions psychologiques relativement apaisées (ce que l’on veut bien croire) et aussi qu’il a composé une bonne partie de la musique mais le foutage de gueule a des limites. Même les parties vocales ô combien éblouissantes furent réglées au cordeau, voire assurées en majorité par Brian lui-même. Le gentil Carl se vit tout de même octroyer God only knows et Mike, quelques broutilles. Mais à l’époque, Brian préférait le son émis par ses chiens, Banana et Louie, que l’on entend sur l’instrumental Pet sounds, à celui des voix familiales.
Pet sounds, le premier album des Beach Boys enregistré en grande partie sans les quatre autres qui récoltaient au même moment les fruits encore juteux du passé lors d’une tournée japonaise triomphale , demeure l’ uvre univoque et indissociable de Brian Wilson, le point culminant de son génie n’en déplaise à Murray et Mickey ou pour le moins son illustration la plus aboutie. Smile, le pari suivant tenté par Wilson de surpasser ses limites et celles de la modernité du rock qu’il avait lui-même imposée, aura le destin d’avorton que l’on sait. Pet sounds reste aussi l’un des rares disques dont trente ans n’auront pas suffi à dompter tous les rebondissements, à capter chacune des innombrables palpitations : un disque des milliers de fois écouté et toujours inconnu. Seul Wilson en possède toutes les clés et Asher le porte-clés, à la limite , mais ses dispositions mentales sont telles depuis lors qu’on peut toujours se brosser pour qu’il nous ouvre. A peine arriva-t-il un jour à balbutier cette confidence : « Pendant l’enregistrement, j’avais rêvé qu’un halo planait au-dessus de moi. Cela signifiait peut-être que les anges veillaient sur Pet sounds. » Heureusement, les gens de Capitol qui avaient tellement aimé le disque à l’époque qu’ils l’avaient torpillé en publiant dans la foulée un vulgaire Greatest hits ! mettront sur le marché en septembre prochain un coffret de quatre CD (The Pet sounds sessions A 30th anniversary collection), soit quatre-vingt-sept versions stéréo, mono, instrumentaux et, qui sait, les aboiements de Banana et Louie digitally remastered ? issues des treize chefs-d’ uvre originaux. L’objet arborera les deux noms Brian Wilson et The Beach Boys accolés pour la première fois à parts égales. David Leaf a rédigé des notes de livret que l’on dit hagiographiques concernant Brian Wilson, plus mesurées vis-à-vis des autres. Mickey est vert de rage, il a juré de retourner au parc d’attractions de Salt Lake City, à l’endroit même où a été prise la fameuse photo de la pochette, et de flinguer une bonne fois pour toutes ces sales bestioles.
Brian Wilson, Pet sounds.