Kind of blue. Avec Traveling Miles, hommage poétique au génie de Miles Davis, Cassandra Wilson signe une oeuvre d’une profonde cohérence stylistique et impose définitivement une musique faite d’ouverture, d’intégration, riche d’une indéfectible fidélité au blues. Finalement, sans en avoir l’air, de sa position singulièrement excentrée dans la musique noire actuelle, Cassandra Wilson, au fil […]
Kind of blue. Avec Traveling Miles, hommage poétique au génie de Miles Davis, Cassandra Wilson signe une oeuvre d’une profonde cohérence stylistique et impose définitivement une musique faite d’ouverture, d’intégration, riche d’une indéfectible fidélité au blues.
Finalement, sans en avoir l’air, de sa position singulièrement excentrée dans la musique noire actuelle, Cassandra Wilson, au fil d’albums toujours plus personnels, ne cesse d’interroger sa pratique et de poser implicitement la seule question valable, la seule vraiment féconde pour qui désire s’inventer un devenir individuel et collectif : comment peut-on encore être chanteuse de jazz aujourd’hui ? Question matrice qui engendre aussitôt toute une série de corollaires quel sens donner à cet art fragile et sophistiqué ? comment incarner, de la façon la plus honnête et contemporaine qui soit, la voix de la communauté afro-américaine, du point de vue du jazz ? quelle image de l’âme noire le jazz est-il encore en mesure de refléter ? et quel avenir dès lors peut-il lui projeter ?
Deux réponses à cela diamétralement opposées. Ou bien se fabriquer un personnage de synthèse en pillant allégrement au sein de la sainte Trinité (Billie, Ella, Sarah…), et se transformer en icône revival, virtuelle et désincarnée diva kitsch, Sophisticated lady light et sans saveur… Ou bien refuser de « jouer le jeu » de la nostalgie, du jazz même… Choisir au contraire le contemporain, avec ses contradictions, ses errances, sa complexité, son opacité. Se placer dans un rapport, sinon subversif, au moins problématique à la tradition, s’attacher à l’esprit plus qu’à la forme. S’imposer en somme musicienne et non simple effigie, réceptacle passif de tous les fantasmes.
C’est cette place inconfortable, à part, qu’a choisi d’occuper Cassandra Wilson. A la fois excentrique, on l’a dit, mais également comme à la croisée des chemins, plaque tournante de tous les mouvements qui animent aujourd’hui la musique noire. Une façon de se laisser traverser par les styles qui évoque par son syncrétisme et son ouverture le mythe utopiste de la Grande Musique Noire cher aux musiciens de Chicago : « Ma musique est ancrée dans la culture afro-américaine. Le mouvement M’Base auquel j’ai participé très tôt est une pure émanation des thèses de l’AACM (Association for the Advancement of Creative Musicians) et du concept de Great Black Music. Nous étions pour la plupart très attirés par l’idée d’avant-garde issue du jazz des années 70, et nous avions tous des connexions plus ou moins fortes avec des musiciens de cette génération. Le résultat, c’est que, foncièrement, nous avons les mêmes vues sur l’histoire de notre musique : nous pensons que ce qui s’appelle jazz n’est que la cristallisation, en un moment et un lieu spécifiques, d’un courant plus vaste qui prend sa source en Afrique. C’est pourquoi, même si j’ai un profond respect pour la tradition qui m’a faite, je n’utilise plus ce mot, ni pour qualifier la musique que je joue, ni pour spécifier mon travail de chanteuse. Cela étant, je reste viscéralement attachée aux valeurs que le jazz véhicule, à l’esprit de cette musique : c’est une véritable culture en soi. L’improvisation, la dimension éminemment démocratique de ses types d’organisation, cette façon qu’elle a de proposer un modèle esthétique et politique où l’individu trouve sa place dans un rapport très créatif au collectif : toutes ces choses sont à mon sens d’une actualité toujours aussi radicale… »
Il n’y a rien de paradoxal dès lors à affirmer que Cassandra Wilson est à ce jour la plus authentique des chanteuses de jazz, et ce précisément parce qu’elle en refuse le titre et les conventions. Sa musique métisse, hybride, fondamentalement impure, est la preuve éclatante que le jazz n’est jamais là où on l’assigne toujours fuyant, en métamorphose continuelle, ne se reconnaissant que dans la différence, là où finalement il se ressemble le moins. Ça, Cassandra le sait d’instinct et d’expérience.
Son dernier disque, Traveling Miles, est à ce titre exemplaire. A l’origine, une commande, tout ce qu’il y a de plus officiel, du très institutionnel Lincoln Center, véritable Mecque du jazz traditionnel. L’objet : un hommage à Miles Davis. Cassandra accepte. Là encore son éclectisme surprend. Il est pourtant au coeur de son esthétique : « C’est vrai que j’ai une position un peu particulière, que je peux aussi bien jouer un jour avec Wynton Marsalis dans le cadre du Lincoln Center, et le lendemain participer à un projet avec Steve Coleman. Mais je suis comme ça, j’aime changer. Si on me propose quelque chose d’intéressant musicalement, je n’ai aucune raison de refuser. C’est en sortant de sa sphère, en allant se confronter à des univers apparemment étrangers que l’on apprend et que l’on progresse. Si aujourd’hui la scène jazz est si ouverte et créative, c’est précisément que de nombreuses barrières stylistiques et idéologiques sont en train de tomber, de nouveau les idées circulent, tous les genres musicaux s’interpénètrent et du coup un nouveau public, jeune, a accès à notre musique les jeunes Noirs notamment reviennent en masse vers leurs racines musicales, c’est très encourageant. Nous avons beaucoup réfléchi au sein de M’Base sur les liens de notre musique avec notre communauté, en insistant sur la nécessité de ne pas se couper de nos racines culturelles mais aussi du contemporain, d’un rapport direct avec le social ; nous avons pensé qu’il était nécessaire dans cette optique de créer un nouveau répertoire pour renouveler le matériel traditionnel du jazz en réintroduisant la vie dans la musique. Mais si par d’autres biais, plus institutionnels et musicologiques, comme dans le cadre du Lincoln Center, un travail similaire sur la mémoire et l’histoire de notre musique dans son rapport au présent peut être entrepris, tant mieux. »
Résultat : une musique tout sauf didactique ou naïvement référentielle, à aucun moment pontifiante. Un voyage plutôt, sensible et poétique ; une douce divagation autour d’un homme et de sa musique ; une plongée intime au coeur d’un univers complexe, en forme d’autoportrait projectif : « Mon projet au départ, c’est un portrait un peu impressionniste et personnel d’un musicien parmi les plus créatifs et influents du siècle, tous genres confondus à la fois une exploration objective d’un univers riche et protéiforme, mais aussi la tentative de restituer l’écho que cette musique a pu avoir sur mon évolution artistique personnelle. Au fur et à mesure que j’entrais plus profondément dans cet univers, j’avais le sentiment d’en percevoir les fondements idéologiques, philosophiques l’homme et son oeuvre m’apparaissant à la fois extraordinairement complexes et révolutionnaires mais aussi profondément reliés à un certain type de spiritualité propre à la communauté noire américaine et à l’esprit du blues. »
Ce que Cassandra Wilson cherche et trouve en Miles Davis, c’est d’abord un modèle d’indépendance artistique, une attitude basée sur la transgression, l’ouverture et l’intégration : « Miles, c’est l’invention, le mouvement, la remise en question permanente, la prise de risque comme modèle de vie et programme esthétique. C’est principalement cette dimension qui m’a inspirée. Si Miles est un si grand musicien de jazz, c’est précisément parce qu’il a su très régulièrement dans sa carrière remettre en cause le langage dans lequel il s’exprimait jusque-là et rompre avec les règles établies pour ouvrir de nouveaux champs. Miles a passé son temps à transgresser les genres et les traditions, enrichissant son univers d’un emprunt constant à toutes les formes de musiques. C’est une attitude qui aujourd’hui est partagée par tous les musiciens de ma génération qui n’entendent pas se limiter à un style de musique mais cherchent leur propre voie dans une sorte d’exploration intuitive et personnelle de toutes les influences qu’ils ont à subir à chaque instant. Miles dans ce domaine a été un pionnier. »
Mais Miles Davis, c’est aussi un styliste exceptionnel : un son, une voix et là Cassandra se découvre des affinités plus personnelles : « Là où Miles a le plus innové la quintessence de son style en somme , c’est sa science de l’espace, cette façon incroyable de sculpter des phrases si pures qu’elles rendent perceptible le silence et semblent générer l’espace qui les entoure. Miles représente en ce sens, d’une façon quasi emblématique, une école stylistique très influente dans l’histoire du jazz fondée sur l’économie, avec cette attention scrupuleuse dans le choix des notes, cette façon de les ruminer intérieurement pour mieux les projeter. Je me sens très proche de ces options esthétiques. Et puis évidemment, il y a ce son unique, si personnel, ce sens du timbre. Rares sont les musiciens qui ont su à ce point inventer un son, qui à la fois s’impose comme une signature, la chair la plus intime de leur style, et renvoie simultanément à une sorte de langage anonyme qui les dépasse. C’est l’autre grande dimension qui me touche profondément dans sa musique, ce respect pour le blues. J’essaie pour ma part de faire de ma musique l’espace d’une sorte d’actualisation continuelle de l’esprit du blues, et Miles Davis là encore montre la voie. »
A l’arrivée, Traveling Miles pourrait bien être pour Cassandra Wilson une étape essentielle dans sa quête esthétique vers toujours plus de simplicité et d’authenticité. La conclusion flamboyante d’un triptyque discographique majeur et la base d’un renouvellement. Ses adaptations des thèmes de Miles Davis, ses rêveries-songeries autour de son univers, sont des modèles d’intelligence et de musicalité : des chansons aux orchestrations minimales et subtiles, à base de guitares hybrides entre folk, blues, pop et jazz ; et puis surtout cette voix, qui a définitivement trouvé son registre, sensuelle, qui joue des graves sans emphase, qui s’étire en inflexions paresseuses, alanguies, « plus que lente » par endroits en une sorte de stupeur extatique, entre murmure suave et confession impudique. Un art du détour, de la caresse, de l’enroulement, où tout est séduction. Aucun doute, quoi qu’elle en dise : notre époque a sa chanteuse de jazz.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}