Propulsé en première place des hit-parades grâce à l’ébouriffant Spaceman, Babylon Zoo ne fait depuis que décevoir : un album douteusement bâclé, quelques concerts péteux et une grosse tête à la limite de l’implosion. Alors que le groupe vient d’accrocher la France à ses trophées, rencontre avec Jas Mann, leader sans partage et mutant d’une nouvelle espèce : dents longues, yeux d’acier et langue de bois.
« Mon succès me paraît tout à fait justifié. La musique que Babylon Zoo produit en ce moment est unique. Nous voyons très loin devant nous, refusons de regarder en arrière. Nous cherchons à divertir le public de manière globale, en mêlant le visuel à la musique. Notre show sera complètement interactif, un spectacle somptueux, fantaisiste, invraisemblable, fantastique, avec des projections de films, des peintures. Nous n’aurons pas le temps de regarder nos montres sur scène. »
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Ce que Jas Mann, unique membre permanent de Babylon Zoo, ne sait pas au moment où il livre ces mots, c’est que l’on vérifiera la portée de son fervent plaidoyer dès le lendemain soir, à l’occasion du premier concert londonien de son groupe. Formation énigmatique révélée par le tube Spaceman habillage sonore ultra-efficace de la dernière pub pour Levi’s, en rotation maximale sur MTV , Babylon Zoo a vite amassé les succès : numéro 1 le plus rapide de l’histoire du rock en Grande-Bretagne et une brochette de trophées équivalents dans divers pays européens.
A Londres, le concert affiche complet depuis trois semaines. Dans une petite salle bondée de journalistes venus jauger le phénomène et de midinettes enrubannées de lurex argenté, Jas Mann à ne pas confondre avec Jeanne Mas débarque enveloppé dans un sari en papier alu. Entre le discours de la veille et le spectacle du jour, le fossé tourne à l’espace intersidéral : le show reste cruellement cloué au sol, banal, sans dérapages, sans fantaisie. Plein de bonne volonté, le spectateur attendra en vain le show multi-dimensionnel annoncé. Devant la brièveté de la performance trente-cinq minutes, plus cinq de rappel , personne n’aura, comme promis, eu le temps de regarder sa montre. Jas Mann, radin comme pas deux, n’offrira que sept morceaux dont deux fois le tube Spaceman. Pour les fulgurances multimédiatiques annoncées haut et fort, il faudra se contenter d’une projection de petites phrases résumant la philosophie et reprenant les paroles des chansons du demi-dieu autoproclamé « Have you got X-ray eyes, I am invisible, Camden Town is burning, Intergalactic christ » et d’un vague lancer de paillettes sur les premiers rangs. Aussi top-pyrotechnie qu’une projection de diapos au retour d’Espagne ou qu’une bataille de cotillons familiale un soir de réveillon. Clou (rouillé) du spectacle : le final du deuxième rappel, quand Jas Mann invite sur scène deux pantins déguisés en hommes invisibles (?) et des mannequins en combinaison emma-peelesque multicolore pour faire des courbettes et l’aider à saluer la foule.
On se souvient alors des rodomontades de la veille, de la promesse d’un show qui allait reléguer l’Exploding Plastic Inevitable de Warhol et le Zooropa Tour de U2 au stade d’antiquités. Et on se marre méchamment face au spectacle du genre de ceux qu’on infligeait, petits, à nos parents à la fête de l’école. « En Grande-Bretagne, les réactions à Babylon Zoo sont très suspicieuses, simplement parce que les gens n’ont jamais vu un phénomène pareil. Pour beaucoup, il est choquant de voir sur scène un groupe habillé de façon originale, qui donne une vraie représentation artistique. Nous sommes surprenants. » Surprenant, effectivement, de savoir que de pauvres gens ont payé plus de deux cents francs pour assister à cette farce forcément née dans une quelconque école d’art britannique. C’est effectivement dans ce berceau du rock arty et de la prétention tête à claques que Jas Mann a appris son art éprouvant de la provoc. Un flirt avec les beaux-arts qui vira vite à l’eau de boudin, Jas Mann ne supportant pas qu’on l’oblige à utiliser de la peinture acrylique : sa grosse colère lui fait lâcher les pinceaux.
Ainsi débute en 1989 sa carrière musicale, dans un groupe suiveur et surfait les Sandkings. Vite étiquetés baggy malgré un single tout à fait présentable All’s well with the world , les Sandkings sont noyés dans la vague Madchester. « C’était un groupe de quatre personnes, un mélange de quatre attitudes, quatre personnalités différentes. Impossible d’avoir un contrôle absolu sur la musique, l’inspiration, la perspective du groupe, même si c’était une expérience bonne à prendre. Après un moment, j’ai donc décidé de travailler tout seul. Pour survivre, comme tous les artistes, j’ai dû vendre quelques peintures et des vêtements que je fabriquais. » Charmé par sa propre langue de bois et convaincu de son talent, Jas Mann rejoint quelques camarades aussi illuminés que lui et manigance à Wolverhampton banlieue de Leeds un vague collectif artistique, New Atlantis Productions, obnubilé par les arts en général, la peinture et la vidéo en particulier. Puis, déjà épuisé par tant de vie collective, s’enferme chez lui, compose et enregistre dans sa chambre le premier album de Babylon Zoo. C’est ici que naît le fameux Spaceman, à l’origine destiné à la bande-son d’un film de science-fiction réalisé par l’artiste et ses amis « Spaceman suborganic mutation, un court métrage d’un quart d’heure, du genre Roger Corman ». Mais un ponte de chez Levi’s entend par hasard une version non officielle du single. « Les gens de Levi’s travaillaient précisément sur une idée de pub futuriste. Nos esprits se sont rencontrés. »
Esbroufe, groupe d’un seul titre, effervescence artificielle orchestrée par un groupe très entouré ? Si l’efficacité et l’imagination du single restent indéniables, on peut raisonnablement douter de cet album balancé à la vitesse de l’éclair sur le marché. Si les deux premières chansons dont Spaceman possèdent un enthousiasme contagieux, avec cette voix intrigante et gonflée à l’hélium, huit titres à rallonge (cinq minutes en moyenne) appliquent strictement la même formule et lassent vite. Jas Mann assène ses chansons-collage un peu rock héroïque, un peu glamour, un peu new-wave, un (tout petit) peu Space Oddity sans grâce ni sensualité. Tout est bien ficelé, mais rien n’est surprenant. Car trop régulièrement, Babylon Zoo se contente d’effets de manche et d’astuces de voix pour faire oublier la vacuité de ses mélodies. Une pauvreté qui fait régulièrement tomber à plat une grandiloquence déplacée, qui finit par rendre intolérable une voix nasale que l’on avait d’abord crue spatiale.
Difficile d’arracher à Jas Mann quelques précisions sur ses sources, ses modèles, son travail. Tout au plus affirmera-t-il, sans rire, n’avoir découvert Bowie que récemment, jurant tirer son inspiration des bandes-son de films de science-fiction, des musiques « visuelles » de Giorgio Moroder. Impossible aussi de lui faire raconter ce que le remarquable Arthur Baker est venu faire au chevet de Spaceman lui donnant au passage l’étrangeté cosmique manquant tant aux autres titres. Et pour cause : Jas Mann n’a même pas daigné rencontrer le remixeur new-yorkais. Pas le genre à partager la couverture de la gloire, s’estimant seul architecte de ce son. « Je voulais faire de Babylon Zoo une expérience artistique totalement intergalactique pour le xxie siècle, dans un esprit multimédiatique. Ne pas regarder en arrière, être différent, faire une musique visuelle, tridimensionnelle. Une musique que l’on ne se contente pas d’écouter, mais qu’on puisse voir, sentir, qu’on puisse goûter. »
Deux minutes d’interview et on sait déjà ce que Jas Mann va nous répondre, débitant machinalement ses cabotinages et son discours préfabriqué, prémâché, prédigéré on a déjà lu ses maximes dans la presse, subit sa langue de bois sur MTV. Partout, les mêmes salades sous vide, ce discours-dossier de presse appris par c’ur, ces formules à quatre francs qualifiant son « art ». « Ma musique évolue tout le temps, je ne fais pas de surplace, je travaille 25 heures par jour, 8 jours par semaine. J’étais prêt pour le succès, la domination du monde. Babylon Zoo aura plus de succès que n’importe quel groupe n’en a jamais eu. Ce n’est pas mon ego qui a besoin de succès. Je produis cet art pour le partager, je ne le garde pas pour moi, même s’il vient de l’intérieur. Je pense beaucoup, je suis un philosophe. Je ne suis pas un politicien de la musique, je n’ai pas envie de dire aux gens comment ils doivent mener leur vie, je suis là pour lancer des questions. » Dès qu’il se relâche un tantinet sur son autoroute de la pensée, Jas Mann se rattrape par un petit rire gêné et revient au galop à son discours officiel. De son enfance, de son éducation musicale, on ne saura rien qui ne soit déjà sorti de la biographie officielle. Si ce n’est que ses parents sont indiens, qu’il a vécu, enfant, deux ans et demi en Inde et qu’il s’est bien entendu fait tout seul. « Grandir en Inde au milieu des champs de canne à sucre, au milieu des lions, dans la jungle, c’était drôlement chouette. Puis on a déménagé dans une banlieue industrielle, complètement différente, où tout était automatique et en béton. J’aime allier ces deux visions, c’est comme ça que je vois Babylon Zoo : l’organisme se joint à l’organique, des sons mécaniques et des sons organiques. »
Enfant plus gâté et capricieux que doué il a refusé une interview au journal musical allemand Popcorn sous prétexte qu’il n’en aimait pas le nom , cet esthète approximatif n’abandonne pas un instant sa philosophie à la petite semaine, privilégiant son discours au lieu de peaufiner sa musique. Qui en aurait pourtant bien besoin s’il veut éviter de n’être qu’une étoile filante bien vite en bout de course. A des années-lumière de ses prétentions.
{"type":"Banniere-Basse"}