Derrière ses apparences de relecture des Affranchis, Casino s’avère être un film immense, peut- être le plus ample et le plus personnel de Martin Scorsese.
A la fois rongé par la mélancolie et survolté par son énergie coutumière, hanté par des effluves proustiens et habité par la vision d’un Hunter Thompson, Scorsese construit ici une uvre qui peut se lire comme son autobiographie, sa vision de l’histoire d’Hollywood, une récapitulation de son propre cinéma et une réflexion sur Las Vegas comme point de non-retour du rêve américain.
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Que celui qui attend la suite de Mean streets et des Affranchis soit prévenu : avec Casino, Scorsese livre son film le plus intime, sans doute le plus réussi depuis La Valse des pantins. Le fait qu’il ait décidé de tourner cette intimité dans un cadre très vaste s’étendant sur plus d’une décennie, englobant un destin individuel dans les méandres d’une révolution économique et culturelle, n’en est que plus fascinant. Il était une fois en Amérique de Sergio Leone reposait sur ce même paradoxe : Noodles, le vieux gangster juif interprété par Robert De Niro, traversait aussi soixante ans d’histoire américaine comme s’il s’était agi d’un rêve éveillé.
Casino est une arnaque. Entendons-nous : Scorsese n’en est pas encore à faire les poches du spectateur pour le convaincre de venir mais, une fois arrivé au terme de son film, on a la nette impression de s’être fait mener en bateau et d’avoir pris des vessies pour des lanternes. Il y a dans Casino un des plus beaux coups de bluff de l’histoire du cinéma depuis Sunset Boulevard. Encore le film de Billy Wilder avait-il le mérite d’une certaine clarté, prenant le point de vue absurde d’un mort retrouvé dans une piscine hollywoodienne racontant, de l’au-delà, sa lente descente aux enfers. Le problème est qu’il n’y a pas d’au-delà dans Casino, ni franchement d’ici-bas. Alors, d’où nous parlent les deux protagonistes du film Sam « Ace » Rothstein (De Niro), le « golden jew » chargé par la mafia de diriger un casino et d’en assurer la prospérité, et Nicky Santoro (Pesci), son double maléfique, aux méthodes expéditives dont les deux voix se donnent le change pour raconter l’histoire d’une vie ratée ? Dans la première scène de Casino, on aperçoit Sam Rothstein s’installer en sifflotant dans sa voiture, qui explose dès qu’il met le contact : pendant tout le reste du film, le récit de Nicky Santoro apporte le contrepoint à l’histoire de Sam comprenant, images à l’appui, qu’il a accumulé toutes les gaffes possibles dans sa carrière. Scorsese met en scène des personnages à la fois vivants et morts, un pied dans la tombe, l’autre en pleine lumière, tous incroyablement présents et terriblement creux. Il n’y a sans doute pas grand-chose derrière les costumes flamboyants, aux couleurs criardes, que porte Sam Rothstein, encore moins derrière l’obsession hystérique de sa femme pour ses parures de bijoux, s’accrochant à ses breloques comme une noyée à sa bouée.
L’humanité de Casino est composée d’une longue suite de portemanteaux, cherchant désespérément à amasser les sapes magnifiques d’ailleurs susceptibles de leur offrir une contenance. L’un des « héros » mourra d’ailleurs en slibard à l’instar de Sam Cooke, buté dans un motel minable par une girlfriend jalouse : comme quoi la pire des choses qui puisse arriver aux personnages de Casino est de tomber le pantalon. A défaut d’avoir compris quelque chose à la vie, Sam Rothstein a en revanche appris à déchiffrer les images. Dans plusieurs interviews données alors qu’il était en plein montage, Scorsese faisait allusion à sa vie privée complètement foirée, se résumant à quatre mariages pour autant de divorces, dont l’un avec Isabella Rossellini et l’autre avec Barbara De Fina, sa productrice attitrée. Le seul endroit où Scorsese trouvait un tant soit peu de réconfort était sa salle de projection, où il repassait en boucle Ocean 11 de John Farrow et Five against the house de Phil Karlson, deux des meilleurs films américains jamais tournés sur l’ambiance des casinos et Las Vegas. Il y a du Scorsese chez Sam Rothstein. Pour n’avoir jamais rien saisi des virages tortueux que pouvait prendre son existence un associé foireux et caractériel, une femme volage et cupide, les règles particulières de la corruption des shérifs dans l’Etat du Nevada, la nécessité impérative de garder les clés de son coffre bancaire , Sam Rothstein a pris la décision de partir en pièces dans une voiture bourrée d’explosifs pour regarder enfin la vie en face, dans le confort d’un au-delà de pacotille qui pourrait bien être une salle de projection où défile le film d’une existence brûlée par les deux bouts.
Il est facile de tirer Casino vers une direction explicitement indiquée par le discours de Rothstein : le contrôle progressif des casinos au cours des années 80 par les grandes corporations poussant progressivement la mafia à la porte la métaphore d’un Hollywood grignoté par des multinationales peu regardantes sur la qualité des films et les états d’âme des metteurs en scène. Cette piste vers laquelle tend tout le film offre assez peu d’intérêt, on ne l’a pas attendue pour réaliser que le petit commerce du cinéma était en déclin. Beaucoup plus audacieux reste son point de vue sur le personnage principal : un type réalisant seulement à la fin de sa vie que rien ne vaut la position assise d’un spectateur. Dans l’un des plus beaux plans du film, Scorsese montre la manière dont un casino fonctionne : un système de surveillance très élaboré où chacun est épié par une entité de plus en plus complexe, jusqu’à des caméras posées dans chaque recoin de l’établissement qui enregistrent les moindres faits et gestes de chacun des employés. Le seul instant où Sam Rothstein s’approche du sommet vers lequel il tend de toutes ses forces est lorsqu’il se trouve aux commandes de ce système de surveillance élaboré. Dans Casino, le pouvoir a les allures d’un voyeur, il s’incarne dans l’omniscience. Pas étonnant alors que Sam Rothstein choisisse de devenir un œilleton de caméra. Il est difficile de ne pas rester hanté par le visage de De Niro, à la fin de Casino, cerclé par des lunettes surdimensionnées donnant à son visage la forme d’un bibendum assagi. A croire qu’il n’a jamais quitté de tout le film cette table de travail à partir de laquelle il observe toutes les courses de canassons. Le reste n’est rien d’autre qu’un rideau de fumée, une longue suite de néons aux couleurs flashy. Sam Rothstein s’est cru un temps le maître du monde, il n’a été en réalité que propriétaire d’un mirage au milieu d’un désert. Comme le lui dit un bon shérif redneck pur jus débarquant dans son bureau pour remettre les pendules à l’heure : « Vous n’avez pas encore compris que vous n’étiez que locataire ici, les propriétaires c’est nous. »
A la question de son vieux copain, « Qu’as-tu fait durant toutes ces années ? », Noodles répondait dans Il était une fois en Amérique, paraphrasant ainsi le début de La Recherche du temps perdu, « Je me suis couché de bonne heure. » Scorsese escalade la montagne Marcel Proust en empruntant le versant d’Un Amour de Swann. Au bout de trois heures et dix ans d’une vie passée à merdouiller , Sam Rothstein en arrive à la même conclusion que Swann avec Odette : il s’est marié avec une fille qui n’était même pas son genre. Le reste appartient à la légende et induit le destin d’un petit juif de Chicago, surdoué des chiffres et sous-doué de l’existence, misant, tel le pigeon de base, sa fortune, ses chemises et sa vie sur un bourrin coté à 150 000 contre 1. Ce bourrin nommé Ginger, magnifiquement interprétée par Sharon Stone avec une conviction frôlant l’autobiographie, va progressivement sombrer dans l’alcool, la cocaïne, tenter de retourner avec son ancien mac un James Wood génial de veulerie pouilleuse.
Casino est adapté d’un fait divers gonflé par Nicholas Pileggi en un roman intitulé Casino: love and honor in Las Vegas, titre rendant directement hommage au Fear and loathing in Las Vegas (Las Vegas parano) d’Hunter Thompson. Il est frappant de voir à quel point le film de Scorsese ne retient du récit de Pileggi que ce qui peut réduire ses personnages au rang de serpillières humaines, laissant soigneusement de côté bien des détails qui pourraient rehausser leur nullité crasse. Pileggi raconte la sempiternelle histoire d’ascension et de chute d’un manager de casino croquant à pleines dents sa part de rêve américain avant de se la voir retirer. Scorsese semble plus proche de la vision qu’a de Las Vegas Hunter Thompson dont le livre est d’ailleurs sorti au début des années 70, au moment même où est censée se dérouler l’histoire de Sam Rothstein , c’est-à-dire un gigantesque supermarché où le rêve américain s’incarne dans des cabines genre palais de l’amusement, où l’on peut faire sauter les pastilles des mamelons d’une fille de 3 mètres et gagner une chèvre en barbe à papa… ou, mieux, faire apparaître pour la modique somme de 99 cents son image sur un écran de 60 mètres de haut. Dans Las Vegas parano, le voyage de Duke ressemblait à la remontée du fleuve sauvage de C’ur des ténèbres de Conrad, ou bien à la rivière de La Nuit du chasseur : rien au bout, si ce n’est la paranoïa et le chaos, la peur et le dégoût, les deux mamelles de l’Amérique selon Thompson. Scorsese ne regarde pas Las Vegas comme un épiphénomène de la société américaine, une aberration dans un désert désespérément vide, mais comme un terminus, un point de non-retour dans lequel la société américaine s’est ancrée pour de bon.
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