Sans doute parce que Las Vegas ressemble comme une s’ur à Hollywood, le cinéma américain y a régulièrement posé ses plateaux, filmant cette ville-décor où il est toujours possible de dire « Il était une fois… ».
Plus d’une fois, l’histoire d’Hollywood a croisé celle de Las Vegas : les deux villes mythiques se prêtent on ne peut mieux aux comparaisons. Si, à Hollywood, tout s’organise autour du cinéma, à Las Vegas il n’y en a que pour le jeu. Dans les deux cas, l’argent est roi et le hasard, le grand décideur puisque, à l’instar des joueurs, les cinéastes, surnommés « players » par l’establishment hollywoodien, sont dépendants du succès ou de l’échec de leur dernier film. Dès le début de Casino, Scorsese décrit Ace Rothstein (Robert De Niro), le patron du Tangiers, comme un artiste, un professionnel connaissant son métier sur le bout des doigts. Le parallèle avec le metteur en scène est d’autant plus facile à établir que le casino noyé de lumière évoque à plus d’une reprise un studio de cinéma. Dans la vie réelle, nul ne fut plus représentatif de cette fusion entre les affaires du jeu et le cinéma que le milliardaire de Las Vegas Kirk Kerkorian, qui racheta en 1981 le studio MGM/United Artists après la débâcle de La Porte du paradis de Michael Cimino.
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Dans le Bugsy de Barry Levinson (1991), qu’il avait écrit pour Warren Beatty, le scénariste James Toback (lui-même joueur invétéré) avait également relié Vegas à Hollywood en racontant la genèse de cette Mecque du jeu. Peu scrupuleux de respecter la vérité historique, Toback optait pour le romanesque et montrait comment le gangster Bugsy Siegel avait littéralement inventé Las Vegas après avoir échoué à se construire une identité à Hollywood. Endetté auprès de la mafia, Bugsy mourait assassiné en regardant un bout d’essai qu’il avait tourné sur le plateau d’un film où jouait son ami George Raft. Jamais le lien entre les deux villes n’aura été aussi clairement établi que dans cette biographie d’un gangster-artiste séduit par les paillettes et désireux d’avoir son Versailles en plein désert, faute d’avoir su régner à « Tinseltown » parmi les nababs des grands studios. Si Las Vegas est en lui-même un sujet de choix pour le cinéma américain, c’est qu’au-delà de ses points communs avec Hollywood, il offre un lieu de rencontre idéal entre le show-business et la mafia, deux sujets de prédilection des cinéastes d’outre-Atlantique. Faute d’avoir un passé historique suffisamment riche, c’est parmi les stars et les truands que l’Amérique est allée se chercher ses figures mythologiques. Par conséquent, Vegas, plus que n’importe quelle autre ville américaine, a acquis une sorte de statut d’Olympe. Par sa géographie d’abord, la ville est comme surnaturelle : mirage surgi au milieu du désert du Nevada, elle est le miroir aux alouettes et le lieu de perdition par excellence. Dieux de l’Olympe, les mafiosi plument les pigeons de passage et tombent amoureux des danseuses et des prostituées, ces mortelles qu’ils élèvent au rang de déesses avant de les destituer au premier impair.
Dans la saga qu’il consacra à la mafia américaine, Francis Ford Coppola ne pouvait éviter Las Vegas. On se souvient que, dès le premier Parrain (1972), Michael Corleone (Al Pacino) y affrontait le gangster Moe Green, sorte de double de Bugsy Siegel. L’une des scènes les plus frappantes du Parrain 3 (1990) voyait le gangster Joey Zasa (Joe Mantegna) organiser l’exécution de plusieurs chefs de la mafia par hélicoptère, pendant une réunion au sommet dans un penthouse de Vegas. Coppola fut d’ailleurs le cinéaste qui explora certainement le plus en détail les différentes facettes de Las Vegas. Après y avoir tourné des scènes clés de ses films de gangsters, il décida d’y situer l’action d’un film entier : le méconnu Coup de c’ur (1982), une comédie musicale entièrement filmée en studio, aussi dépourvue de sang et de violence qu’en étaient saturés les Parrains. Par son côté toc et ses façades lumineuses, Las Vegas était en effet le cadre idéal pour un musical. Coup de c’ur film expérimental, mal compris au moment de sa sortie (son échec provoqua la ruine de Zoetrope, la maison de production de Coppola) déconcerta surtout par la minceur de son argument, une banale histoire d’amour rythmée par les chansons de Tom Waits et Crystal Gayle. Coppola le voyait pourtant comme le trait d’union entre le cinéma de l’âge d’or (Gene Kelly travailla sur le film) et celui des années 80, s’inscrivant dans la lignée des comédies musicales des années 50. Après l’opéra baroque d’Apocalypse now, Coup de c’ur était pour Coppola une manière de montrer comment l’Amérique était perçue par les boys rentrés de l’enfer vietnamien : un Disneyland de carton-pâte où tout avait l’air futile. C’est à cette vision et à la dégradation du mariage de Coppola à cette époque qu’est dû le ton amer, voire désenchanté, du film. S’il reste par bien des moments jubilatoire, illustration parfaite de ce qu’était le cinéma pour Orson Welles (un fabuleux train électrique), Coup de c’ur est aussi l’une des comédies musicales les plus déprimantes jamais tournées. Même si son générique est certainement l’un des plus beaux jamais imaginés par un cinéaste, avec une arrivée nocturne sur Las Vegas qui apparaît au spectateur comme une boîte à bijoux dans un désert de twilight zone.
Parce qu’il tourna Las Vegas… un couple (1966) à Paris, George Stevens fut, lui aussi, contraint d’utiliser le studio. Forcément confiné, ce duo amoureux entre une chorus girl (Elizabeth Taylor) et un joueur (Warren Beatty) sut néanmoins restituer assez fidèlement la sensation de claustrophobie qui s’abat sur tout un chacun dans la capitale du jeu. L’activité incessante de la ville, de jour comme de nuit, contribue à anéantir les repères temporels des personnages et du spectateur pour les faire entrer dans un monde onirique, en marge de la réalité.
Autre film à se focaliser sur une danseuse, le Showgirls (1995) de Paul Verhoeven décrivait la trajectoire d’une strip-teaseuse arriviste depuis les cabarets sordides jusqu’aux plus grands shows de Las Vegas. Si le nom du spectacle où se produit finalement Nomi (Elizabeth Berkley), « Goddess », traduit bien la charge mythologique érotique véhiculée par les danseuses de Vegas dans l’imaginaire des camionneurs américains, le film reste désespérément trivial. La seule réussite de Verhoeven est d’avoir su montrer en quoi Las Vegas était devenu le paradis des beaufs moyens ceux que l’on voit débarquer des cars à la fin du Casino de Scorsese. Curieusement, si les films de gangsters et les musicals ont exploité jusqu’à plus soif la mythologie de Vegas, on trouve en revanche peu de réalisateurs à avoir véritablement traité ce qui fait le nerf de la ville : le jeu. Les grands films sur les joueurs (Le Flambeur de Karel Reisz, House of games de David Mamet)ne se déroulent jamais dans la ville
du désert, comme si, trop folklorique, elle était susceptible d’affaiblir la tension dramatique. Quand on va à Las Vegas au cinéma, c’est toujours pour y perdre ou y mourir. Comme dans Leaving Las Vegas (1996) de Mike Figgis, où Nicolas Cage, scénariste raté, décide de boire jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Une ironie cruelle a d’ailleurs souvent voulu que les films situés à Las Vegas se ramassent au box-office : cette année, Casino et Showgirls ont rejoint Coup de c’ur dans le camp peu enviable des grands bides hollywoodiens. Si Las Vegas a autant inspiré le cinéma, c’est que tout peut y arriver. Un gigantesque palais des mirages, un décor idoine pour toutes les mythologies modernes, que la présence du désert pare d’un charme quasi oriental. Mises bout à bout, ces histoires racontent un peu Les Mille et une nuits américaines, où l’on meurt, où l’on devient star, où l’on se marie, où l’on rafle la mise et où l’on perd. Où il sera toujours possible de dire « Il était une fois… ».
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