Dans Le Cri de Tarzan, son premier long métrage, Thomas Bardinet maîtrise l’art de la litote jusqu’au classicisme. Il filme avec un calme apparent la violence sociale et amoureuse, sur un ton cocasse et optimiste. Il est aussi membre de Sérénade Production, tribu démocratique fondée par cinq cinéastes qui travaillent collectivement sur les films des uns et des autres. Leur union fait aussi leur modeste force.
C’est d’abord l’histoire de Frédéric, jeune bourgeois bordelais. Dans la première scène, il a les cheveux flous et passe l’entretien des fameux trois jours du service militaire (il n’a pas la chance d’avoir 18 ans en 2001 !). On sent qu’il n’y a pas là d’enjeu pour lui. Il n’a pas de raison impérieuse de s’y soustraire (idéologie pacifiste, soutien de famille, boulot vital…), mais n’en voit pas trop l’intérêt. Il se retrouve classé « apte ». Pistonné par son père, il reste à Bordeaux et rentre dormir tous les soirs à la maison. Ainsi vit-il, dans un confort mou, sans jamais réellement s’investir. Il a une petite amie, Lucie, une jolie brune, joue au tennis, va voir des matchs de foot, crapahute en treillis sous la lune… Tout ça se passe, mais un peu autour de lui, comme à distance. Et pourtant, cette étude est déjà très riche, très fine. La mère, castratrice, toujours munie d’objets contondants lorsqu’elle s’adresse à son fils, obsédée par l’idée de le surprendre en costume militaire, est extraordinairement incarnée par Martine Erhel. La scène dans laquelle elle reçoit Lucie et lui balance « C’est mon fils, non ? » fout même franchement les jetons. Mais ce n’est pas du tout spectaculaire : Thomas Bardinet ne force jamais le trait, suggère plus qu’il ne montre. Et pourtant, la violence est là. Sourde peut-être, mais présente, et elle va même bientôt entrer en scène.
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Un soir d’après-match, Frédéric atterrit comme d’hab au Bar des Supporters. Il traîne ce soir-là, finit par être le dernier client. La petite serveuse arabe lui explique qu’elle doit fermer. Il lève les yeux, hésite un instant, puis lui propose d’aller boire un verre ailleurs. Elle prend la balle au bond et répond qu’elle préférerait aller danser. En sortant de la boîte, ils roulent en mobylette, puis il l’embrasse. Elle hurle des « iouiou ». Il pousse le cri de Tarzan. Le lendemain matin, la mère de Frédéric ouvre les volets de la chambre de son fils. Il n’est pas tout seul dans son lit. A la mère, interloquée mais digne, la jeune fille se présente : « Saliha ! » Jusqu’à présent, la caméra ne s’était pas attardée sur elle. Elle était dans le champ, mais au troisième plan. Désormais, il va falloir compter avec elle.
Alors que Frédéric retrouve ses potes pour une partie de tennis, la voilà qui débarque. Elle va littéralement troubler le jeu. Sans pathos, sans esbroufe, sans aucun effet de style voyant, Thomas Bardinet filme la violence sociale que constitue son irruption dans la vie de Frédéric. Et tout fait sens : Saliha tendant la main aux copains de Frédéric pour les saluer, Saliha commentant à voix haute ce qu’elle croit être le match et qui n’est qu’entraînement, Saliha empruntant la raquette de Lucie pour faire équipe avec Frédéric dans un « double »… A Lucie qui prend un verre au club-house, elle déclare « Je suis sa femme. » La jolie brune panique, ne comprend pas et finit par se tailler. Et Frédéric ? Lui, carrément, il décroche. Sur une musique impeccable de Dick Annegarn, il erre en mob dans les rues de Bordeaux, atterrit dans un petit resto, part sans payer, se prend un coup de fusil dans l’épaule. Ellipse. Frédéric s’est réfugié dans l’île aux Oiseaux. Saliha s’occupe de lui. Le soigne, le nourrit, l’aime et le lui dit.
Ces scènes sont avant tout pures merveilles visuelles. Thomas Bardinet a choisi de filmer en Cinémascope, et c’est tout simplement magnifique. Dès le début du film, les matchs des Girondins filmés en Scope avaient une sacrée gueule ; le plan du père traversant l’écran de gauche à droite en tondant la pelouse frappait par son ironique placidité. Mais là, dans cette nature sauvage (les marais, la tempête, les filets qu’ils tendent pour attraper des poissons, les animaux capturés par Saliha…), il y a largement de quoi faire mentir Fritz Lang pour qui le Scope n’était bon qu’à filmer les serpents, c’est-à-dire les horizontaux (et Moonfleet alors ?). Cette parenthèse insulaire sera de courte durée. Des intrus ramènent Saliha à la réalité. Frédéric a déserté et il faut rentrer. Et là, après avoir tiré le centre de gravité du film à elle, Saliha est évacuée pendant un bon moment. Son retour fera l’effet d’une bombe, mais on laissera au spectateur le soin de découvrir lui-même une dernière partie extraordinairement grave et comique.
On s’excusera d’insister aussi lourdement sur le plus grand talent de Bardinet : son art de la litote. En quelques regards, il montre la limite de la compréhension parentale. En un mouvement de caméra, il fait ressentir le malaise d’un camarade de régiment qui s’échappe d’une fête où il ne se sent pas à sa place. En une cérémonie d’anniversaire, il soupèse l’ennui du rituel bourgeois. En une réplique d’un journaliste de Sud-Ouest « Je n’ai pas le temps de rester, j’ai trop de travail » , il montre la brutalité de certains médias, leur absence au moment du véritable événement, leur peur d’affronter une vérité plus compliquée que la vérité journalistique. En quelques scènes hilarantes, il croque l’absurdité du service militaire, dont il donne d’ailleurs une image assez féminine (récurage, jardinage, conversations de salon…), contrairement à celle, très virile, de Xavier Beauvois. Cet understatement permanent offre au spectateur la liberté de projeter dans les interstices du récit ses propres affects, vérifiant ainsi la phrase de Kiarostami : « La vie, ce n’est pas ce qu’il y a sur l’écran, c’est ce qui passe entre la salle et l’écran. »
Déjà dans ses courts métrages (Caroline et ses amis, 1991 ; Le Jour du bac, 1992), Thomas Bardinet mêlait un comique burlesque à la Buster Keaton à l’émotion la plus crue. En dehors de Keaton, ses références affichées vont de Jean Renoir (impossible de ne pas y penser, au moins pour toute la séquence sur l’île) à John Ford. Bardinet explique aussi que Le Cri de Tarzan est une adaptation impressionniste de Ceux de Falesa, un roman de Robert L. Stevenson. Ainsi, quand il parle, Bardinet fait preuve d’une grande culture, bien digérée. Mais à la différence de Xavier Beauvois (pour poursuivre cette comparaison), il a l’humilité de ne pas la citer à tout bout de champ dans son propre film. Simplement a-t-il la politesse d’éclairer quelques scènes à l’attention du journaliste venu le rencontrer. Il a beau assurer « fonctionner au plaisir » comme si cela suffisait, on sent que son film est issu d’une profonde réflexion, d’une somme d’expériences culturelles qui ont eu le temps de mûrir et de sédimenter dans son esprit.
Les deux courts métrages et Le Cri de Tarzan ont été produits par la même boîte de production, Sérénade. Particularité de cette petite bande familiale : chacun bosse à tour de rôle sur les films des autres. Ainsi Thomas Bardinet a-t-il monté Une Leçon de français de Vincent Dietschy et Intimité de Dominik Moll remarquable premier long de Sérénade sorti en salles il y a deux ans alors que c’est Dominik Moll qui est au montage du Cri de Tarzan. Ainsi retravaille-t-il actuellement avec Bénédicte Mellac le scénario du premier court de celle-ci, qui n’est autre que sa productrice. Il faut aussi citer Gilles Marchand (Joyeux Noël, quel bonheur !) et Laurent Cantet (gros effet de bouche à oreille dans tous les festivals de courts avec Tous à la manif ). L’intérêt de travailler ainsi en communauté ? « Eviter l’isolement qui finit par aigrir tant de gens dans ce métier », dixit Bénédicte Mellac.
On ne partira pas sans citer les noms des quatre jeunes acteurs qui portent ce récit : Yohann Costedoat, qui a vieilli depuis Le Jour du bac, mais a gardé cette capacité étonnante d’émouvoir aux larmes avec seulement quelques lignes de texte ; Julien Haurant, à l’écran de la première à la dernière image sans la moindre défaillance ; Marie Vialle, la belle et blessée Lucie ; et enfin Hamida Bedjaoui, une « nature », comme on dit, qui fait profiter le film de son accent ensoleillé, mélange épicé des rives nord et sud de la Méditerranée. Grâce à elle, la foi, la passion et la soif d’absolu de Saliha passent la rampe avec panache. Le sourire de Saliha clôt le film. Un sourire de victoire. Elle a de quoi être satisfaite : son cri a été entendu.
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