Pauvre naïf du Texas qui monte à New York pour se prostituer (Macadam cowboy), randonneur dans une région habitée par des ploucs dégénérés (Delivrance), vétéran du Vietnam en chaise roulante (Retour) : depuis plus de vingt ans, les apparitions de Jon Voight à l’écran sont aussi parcimonieuses que marquantes. Ces jours-ci, plus de dix ans après Runaway train, on retrouve sa trogne burinée et méconnaissable dans Heat entre Pacino et De Niro qui forment comme une haie d’honneur pour son retour au grand écran.
Je n’étais pas inactif ou retiré sur une île déserte entre Runaway train (1985) et Heat. J’ai fait un tas de téléfilms qui abordaient des problèmes sur lesquels j’avais envie de faire passer un message : la catastrophe de Tchernobyl, le naufrage du Rainbow Warrior en Alaska, le dernier survivant d’une tribu indienne… Par ailleurs, on ne m’offrait plus de rôle intéressant dans les gros films. Maintenant, avec Heat, je suis déterminé à revenir vers le grand écran. Michael Mann voulait travailler avec moi depuis un moment et, finalement, il m’a appelé pour jouer le chef de gang buriné dans Heat. Et je ne le regrette pas. Par rapport à Pacino et De Niro, je suis un peu le grand frère, celui qui a débuté juste avant eux et cette relation a servi dans le film où je suis le confident/conseiller de De Niro. Un type passionnant, très calme, très intense. Il s’implique à fond dans son rôle et, en même temps, il réfléchit beaucoup, garde la tête froide, analyse constamment les choses. Il ne s’énerve jamais, est relax, parle d’une voix douce… Dans l’atmosphère toujours un peu excitée d’un tournage, De Niro remet les choses en perspective.
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Quand j’étais gamin, j’aimais peindre. Plus tard, en grandissant, je me suis rendu compte que la peinture n’était plus le médium de mon époque, même si elle me passionnait toujours. J’avais envie de communiquer de manière plus frontale, plus directe, j’ai commencé à lâcher la peinture. Un jour, au lycée, ma classe a monté une pièce de théâtre et j’étais en charge des décors. Mais le garçon qui devait tenir le rôle principal est tombé malade et on m’a demandé de le remplacer. Ce fut une grande réussite. J’aimais bien faire le boute-en-train, raconter des blagues, faire rire les gens je suis toujours comme ça, même si je n’ai pas entrepris une carrière de comique. Finalement, j’ai décidé de faire sérieusement ce métier, je me suis inscrit dans une fac d’art dramatique, et j’ai bossé comme un âne dans ce but.
Mon père était un remarquable conteur d’histoires : je crois que c’est l’autre raison qui m’a poussé dans cette voie-là. Plus ou moins consciemment, je voulais l’égaler, être fidèle à son image, raconter et jouer aussi bien que lui. Il m’emmenait souvent au cinéma et, avec lui, je découvrais un tas d’acteurs merveilleux, nous étions tout particulièrement impressionnés par Spencer Tracy. Plus tard, une autre de mes grandes influences a été Laurence Olivier. J’avais un livre, un recueil de toutes les critiques écrites sur lui que j’ai lu intensément pour comprendre comment il approchait et travaillait ses rôles. Mon but n’était pas de devenir une grosse star du cinéma, mais de pratiquer le métier d’acteur en profondeur : je voulais décortiquer la manière dont on interprète un personnage, dont on transmet toutes les nuances de son être. Je voulais savoir comment le public est embarqué dans un voyage par le travail de l’acteur, comprendre l’architecture des rôles d’Olivier afin de saisir l’essence de l’art dramatique. J’ai suivi des cours avec un prof merveilleux, Sandy Meisner. Il m’a fallu plusieurs années de travail sous sa direction pour que j’aie confiance en moi, que je me sente à la hauteur de ce métier.
Un de mes premiers succès professionnels fut la pièce d’Arthur Miller, A View from the bridge. Le metteur en scène était Ulu Grosbard et son meilleur pote était Dustin Hoffman, qui servait plus ou moins d’assistant sur cette pièce. Pourtant, ce n’est pas lui qui m’a fait engager pour Macadam cowboy. Quelques mois plus tard, j’ai travaillé dur pour passer les auditions de ce film et j’ai échoué : on a choisi quelqu’un d’autre. Puis ils ont eu des problèmes avec l’autre acteur et sont revenus me chercher. Avec Dustin, nous improvisions des dialogues en permanence. Nous étions des acteurs de composition à une époque où les acteurs de composition n’étaient pas vraiment à la mode. Nous étions pratiquement les seuls dans cette veine qui consiste à développer des personnages inhabituels, avec tout un tas de manies et de gestes spéciaux. Nous aimions nous transformer complètement pour entrer dans notre rôle.
Le sujet de Macadam cowboy était assez sulfureux et le serait encore aujourd’hui. Moi, j’y ai surtout vu une histoire profondément humaine. Mon personnage devait se regarder en face, avec toutes ses erreurs et ses malentendus. Voilà un gars qui a eu une enfance difficile et se fait embarquer dans des expériences bizarres : il devait traverser tout cela, l’homosexualité, la prostitution, la drogue, et se construire une vie, se construire lui-même. Macadam cowboy était aussi une histoire d’amour.
Pas un amour physique, sexuel, mais une très forte amitié entre deux hommes un peu paumés. Quels que soient leurs rêves et leur dure réalité, il leur restait au moins cette amitié, une marque de dignité humaine, quelque chose de valable et de valeureux dans leur vie pourrie. C’était très beau, très poignant. Au-delà de ses aspects sulfureux, Macadam cowboy était surtout une histoire déchirante. D’ailleurs, le film a été magnifiquement reçu à l’époque, que ce soit par la critique ou par le public. Il a quelque chose d’universel qui est bien plus fort que son côté tordu. Pour préparer mon personnage, j’ai d’abord travaillé à partir du livre. Ensuite, je suis allé au Texas où j’ai passé du temps avec de jeunes cowboys : j’ai observé leurs gestes, leur comportement. L’une des composantes essentielles de leur attitude est le sens de l’humour. Ce qui rend le destin de mon personnage acceptable pour lui et pour le public, c’est le sens de l’humour permanent de Macadam cowboy : pas des grosses blagues, mais un regard décalé vis-à-vis des difficultés de l’existence. Ce qui arrive à mon personnage est tellement fou qu’il vaut mieux en rire. La vie recèle beaucoup d’ironie.
Sur Delivrance, l’atmosphère du tournage n’était pas aussi inquiétante que dans le film. La population locale dans l’ensemble était très courtoise. Ils étaient tous très pauvres et le tournage leur a permis de graisser un peu leurs fins de mois. Les principaux rôles parmi les paysans étaient tenus par des acteurs, mais les autres étaient tous des gens du coin. Souvent, nous dormions chez les uns et les autres, nous déjeunions avec eux et, croyez-moi, ils nous faisaient de la bonne bouffe campagnarde sans comparaison avec les cantines de tournage habituelles. Cette communauté n’était pas si retranchée que ça de la civilisation, beaucoup moins sauvage que dans le film.
Je ne sais pas pourquoi mes principaux films ont un aspect troublant ou provocateur. Je suppose que c’est dû à mes goûts, mais ces choix se sont faits inconsciemment. J’aime par exemple beaucoup les comédies musicales, les films de Fred Astaire. Et j’ai réalisé pour la télévision un film pour enfants, Tin soldiers. Tout ça pour dire qu’il ne faut pas m’identifier à Macadam cowboy ou Delivrance. Une grande part de ma personnalité est attirée par l’entertainment, la romance. Il se trouve que j’ai souvent gravité autour de films porteurs de thèmes forts. Les époques dans lesquelles j’ai vécu ont nécessité aussi un certain engagement il fallait travailler sur des films qui disaient quelque chose de fort sur notre société. Avec Le Retour, j’étais l’un des premiers acteurs américains à jouer un vétéran du Vietnam. Je n’ai pas combattu dans cette guerre, j’étais réserviste. Pendant toute cette période, j’ai vécu dans la peur d’être appelé sur le front. A l’époque où j’ai grandi, les films sur la Seconde Guerre mondiale étaient monnaie courante. Ils en donnaient une vision romantique, c’était le côté héroïque et patriotique. La plupart n’étaient pas vraiment réalistes mais plutôt propagandistes, montrant la guerre comme une aventure exaltante où les jeunes pouvaient servir la patrie et devenir des héros, un peu dans la lignée des westerns. Souvent, le cinéma américain a préféré imprimer la légende plutôt qu’une réalité moins spectaculaire et moins glorieuse. Et les jeunes qui sont partis au Vietnam sans inquiétude, presque avec enthousiasme, avaient sans doute vu trop de ces films qui glorifiaient la guerre. Après le conflit du Vietnam, notre génération s’est mise à faire des films plus réalistes sur la guerre et ses conséquences : Le Retour, mais aussi Voyage au bout de l’enfer, Né un 4 juillet.
Si on considère l’histoire de l’humanité, le cinéma est un miracle permanent. Technologiquement, c’est un médium dont on ne pouvait pas prévoir l’impact. Aujourd’hui, le cinéma est autant un business qu’un art : ceux qui travaillent dans ce métier ont une chance formidable mais aussi une responsabilité vis-à-vis du public. J’ai vu beaucoup de films merveilleux américains mais aussi étrangers, français, italiens… qui m’ont nourri et qui font honneur au cinéma. Ça fait longtemps que je me bats pour des films qui enrichissent le public, pour un cinéma qui ne soit pas qu’une machine à fric. Je tourne actuellement Rosewood de John Singleton, l’histoire d’un massacre de Noirs dans le Sud en 1923, une uvre forte sur la bigoterie et l’ignorance. J’ai vu les batailles menées pour que les bons films existent et ils ont existé. Alors ne baissons pas les bras, continuons à nous battre et nous gagnerons encore des combats.
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