Eternels seconds rôles de l’anti-folk américain, les Walkabouts brillaient jusqu’ici en compagnie des autres, les reprenant ou les accompagnant. Timidité bazardée sur le nouveau Devil’s road, époustouflant album de fin de parcours, où Chris Eckman et Carla Torgerson acceptent enfin l’ambiguïté de leurs fascinations et habillent leurs tristes et belles chansons de bure et de satin.
Dans l’art pervers de se faire souffler la vedette, les Walkabouts étaient passés maîtres. Increvables marathoniens du coup de main donné aux copains Terry Lee Hale, Tindersticks, Minus 5 , ils avaient le chic pour se retrouver porteurs d’eau, accoucheurs du talent des autres. Une prolificité pathologique (quatre albums, dont deux doubles, entre l’hiver 92 et le printemps 93) leur interdisant de se faire désirer. La boulimie de bouquins de Chris Eckman, étudiant en lettres prolongé, la cinéphilie de Carla Torgerson, leur impressionnante érudition de musicologues passionnés et chaleureux les rendaient sympathiques sans, pour autant, parvenir à combler le fossé séparant leurs louables aspirations discographiques d’un enthousiasme médiocrement communicatif. Cruelle frustration pour un groupe qui ne s’est jamais satisfait du maigre ordinaire de Seattle. « Il y a une dizaine de jours, en travaillant en vue d’une compilation de faces B, nous sommes tombés sur de vieux enregistrements, avec violon et violoncelle, qui dataient de 1985. A cette époque, nous rêvions déjà d’arrangements sophistiqués, mais nous pataugions lamentablement, nous étions trop mauvais musiciens pour jouer ce que nous avions en tête. Pourtant, pendant nos premières tournées, dans notre camion, la cassette que nous écoutions en boucle était Forever changes, de Love. Nous adorions les musiques un peu excentriques, très orchestrées, le Paris 1919 de John Cale, les chansons de Scott Walker et Nick Drake. Mais c’était une langue étrangère pour nous, nous n’avions ni le temps, ni la patience, ni même les capacités nécessaires pour la maîtriser. »
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Comme les adolescents à la poitrine bardée de badges, qui doutent de leur identité propre et tentent d’emprunter celle de leurs idoles, Chris et Carla ont longtemps eu le goût de la référence déférente. Pour leur groupe, ils choisissent le nom d’une belle histoire d’initiation se déroulant au fin fond du bush australien : Walkabout, film de Nicolas Roeg, le magicien qui réussit par deux fois Performance et The Man who fell to earth à nous faire croire que les rock-stars Jagger et Bowie n’étaient pas forcément ridicules quand elles jouaient aux acteurs. Ensuite, ils donnèrent à leurs disques des titres sentant très fort l’hommage ému : Setting the woods on fire est à l’origine une chanson de Fred Rose, offerte à Hank Williams pour une de ses dernières séances d’enregistrement ; Life full of holes est un livre de Mohammed Mrabet, écrivain marocain ami de Paul Bowles.
C’est donc logiquement avec un album de reprises Satisfied mind, baigné de soleil comme sa pochette à la croisée de deux des plus beaux films que la campagne américaine ait inspirés, Les Moissons du ciel et L’Enfant miroir que les Walkabouts cessèrent de touiller un épais mortier mélodique et trouvèrent le bonheur dans le rapt, avant de se faire passeurs inspirés en emmenant sur Life full of holes les Tindersticks du côté de chez George Jones, au royaume de la country calamistrée. « Nous avons toujours eu un faible pour les disques produits par Billy Sherill pour George Jones, Tammy Wynette et Charlie Rich. Ils sont un peu ridicules parfois, kitsch et sirupeux, mais tellement émouvants. La dernière chanson de Devil’s road Song of forgiveness va assez loin dans cette direction. » La litote est modeste. Sur Devil’s road, leur nouvel album, la musique terrienne des Walkabouts est aspirée par un tourbillon de violons valseurs, envoyant valdinguer le souvenir d’un groupe gros sabots. Volatilisées, les galoches graissées de glèbe de New West Motel ou Setting the woods on fire. La matière reste la même des histoires d’Amérique, sanglantes (le tueur aux nerfs à fleur de peau de l’angoissante Fairground blues a des relents de roman glauque à la Jim Thompson), rebelles (Rebecca wild, superbe de lyrisme, est inspiré d’une grève des mineurs qui dura dix-huit mois en Virginie occidentale) et itinérantes (le départ ou la fuite reviennent dans la moitié des chansons).
De Woody Guthrie à Bruce Springsteen ou Townes Van Zandt, c’est toujours une population éreintée qui crie miséricorde, mais on éprouve enfin cette fois-ci l’émotion incrédule des premiers spectateurs qui, une fois les tentures de velours pourpre repliées, découvrirent sur le grand écran Autant en emporte le vent. Le mélodrame exalté donne des ailes à la tragédie terrienne : ici, la country est une Cendrillon délivrée de l’angoisse du douzième coup de minuit. Les Walkabouts osent le faste et l’opulence, mille bougies s’allument au fond des vallées perdues (Christmas Valley). « J’aime bien les groupes comme Palace ou Tarnation, leur son dépouillé, mais après avoir travaillé avec Victor Van Vugt sur Life full of holes et sur le second album de Tindersticks où Carla chantait Travelling light nous nous sommes sentis mûrs pour revenir à nos premières amours. Il y a dix ans, nous aurions été morts de honte si nous nous étions retrouvés dans la même pièce que l’Orchestre philharmonique de Varsovie. Maintenant, nous pouvons enfin nous offrir des instruments à cordes dont nous avons toujours rêvé, donner à notre disque une unité et une ampleur nouvelles. »
Orientation déroutante de la part d’un groupe sempiternellement réduit à passer pour une pittoresque anomalie, un combo de country résidant chez les bruitistes du label Sub Pop. « En fait, je crois que nous n’avons vraiment correspondu à cette étiquette que pendant un an. Nos goûts musicaux n’ont jamais cessé d’évoluer. Je me souviens d’avoir rencontré Carla en Alaska, où nous travaillions dans la puanteur de conserveries de poisson. Elle sortait d’un petit avion le seul moyen de transport là-bas et tenait à la main une guitare. Ensuite, nous sommes descendus en stop d’Alaska jusqu’à Seattle et, pendant ce voyage, au milieu de paysages grandioses, j’écoutais les Buzzcocks, les Only Ones ou Jam sur mon walkman. L’Alaska Highway est une des routes les plus solitaires des USA et moi, au lieu d’écouter de la country-music chantant les grands espaces, je me gavais de punk-rock britannique claustrophobique, polémique, banlieusard. Je n’ai commencé à écouter de la vraie country que beaucoup plus tard : c’est alors que je me suis aperçu que j’avais toujours aimé cette musique sans vraiment en avoir conscience, au travers de Neil Young ou Joni Mitchell, légendes rock profondément enracinées dans cette tradition. »
Respect de la tradition et besoin d’en découdre avec des mythes étouffants : Chris et Carla, émules juvéniles de Kerouac, se sont aperçu en vieillissant que leur instinct nomade était en passe de les couper de leurs racines. Fascinés par la route, amoureux des motels égarés au bout du monde, ils en célèbrent la beauté désolée avec un élan lyrique franchement insolite dans le petit monde ricaneur du rock alternatif. « Nous aimons que les choses soient à la fois belles et étranges, comme la route, éternellement ambiguës. La fuite nous attire, mais, en fin de compte, ce que les gens cherchent, c’est un endroit où se fixer, où faire croître quelque chose. C’est une source de tension permanente, particulièrement sensible dans l’Ouest, qui est sans doute la région la plus mythique des USA, celle qui attire le plus les déracinés. Un pays magnifique, où se retrouvent tous les désespérés. Autrefois, je ne m’en rendais pas compte, j’écrivais des chansons que je n’ai guère envie de réécouter maintenant. En fait, c’est en lisant les nouvelles de Richard Ford ou de Raymond Carver que je me suis aperçu qu’il était possible de retranscrire la façon dont les gens s’expriment dans la réalité, de raconter une histoire sans trahir les tics de langage des personnages, d’exprimer de façon simple des tragédies intimes. Ensuite, mon second choc en termes d’écriture fut de découvrir Townes Van Zandt, à la fin des années 80 : là, j’ai compris, du point de vue des paroles au moins, quel genre de chansons je voulais écrire. Il est prêt à regarder les choses de façon directe, mais ce n’est pas seulement dans le choix des sujets qu’il est très fort, c’est aussi dans son rapport aux mots. C’est un poète fantastique, il n’a pas peur de l’émotion. C’est pour ça que j’en ai marre du rock’n’roll moderne. L’ironie commence à me bassiner sérieusement. On passe tellement de temps à se raconter des private-jokes, des plaisanteries élitistes. Je crois que les gens aimeraient qu’on leur parle directement. En plus, avoir sans cesse recours à l’ironie, c’est, d’une certaine façon, abdiquer, ne plus avoir la volonté de changer quoi que ce soit. J’en ai ras-le-bol des émules du Velvet Underground. Il y a des gens qui sont à fond là-dedans et qui pourtant ont un vrai talent, ils pourraient faire des choses extraordinaires s’ils se libéraient de leur obsession de l’ironie. Je pense à des gens comme le chanteur de Pavement, Stephen Malkmus. Ce type écrit des chansons formidables quand il se relâche un peu, mais il passe tellement de temps à jouer au plus malin que ça en devient épuisant. Il y a des gens comme Beck chez qui ça ne pose pas de problème mais, dans l’underground, on en est arrivés à considérer que l’ironie est la seule façon de faire passer l’émotion. C’est ridicule, c’est pour ça que j’aime tant la musique soul, les disques d’Otis Redding. C’est de l’émotion pure, il n’y a pas de petits clins d’œil mesquins. Tout est là. »
Sous la houlette de Victor Van Vugt, prestigieux chef opérateur (Nick Cave, Robert Forster, Luna), les chansons des Walkabouts ont gagné une nouvelle profondeur de champ, une palette chromatique étincelante. Un somptueux écrin pour la voix de Carla, plus bouleversante que jamais. « Nous voulions un son plus ample, une atmosphère cinématographique. Certains trouveront Devil’s road pompeux, prétentieux. Qu’importe, nous n’avons pas peur de faire un disque qui soit vraiment beau. »
Walkabouts, Devil’s road (Virgin)
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