Le nouvel album de Patti Smith sera l’un des événements de l’année. Depuis New York, et à quelques mois de sa sortie, son guitariste, producteur et confident, Lenny Kaye,nous a conté en exclusivité sa gestation. Où l’on apprend que les retrouvailles entre la grande dame du rock américain et son public seront « simples, naturelles et légères ».
Lenny Kaye : L’album sortira en avril, au plus tard en mai je règle actuellement les derniers détails pour le mixage des chansons. Je sais que beaucoup de gens vont parler du « retour de Patti Smith », mais Patti et moi ne voyons pas les choses comme ça. Notre travail n’a pas été articulé autour de cette idée de come-back, nous ne nous sommes pas sentis attendus au tournant. Nous avons avancé très librement, tranquillement, sans jamais essayer de reconstruire l’ambiance du passé, ce qui aurait été à la fois idiot et totalement stérile. Il y a quinze ans, nous avons arrêté d’enregistrer des disques parce que nos buts artistiques avaient été atteints, nous étions comblés. Pour se remettre à créer, il fallait inventer d’autres termes, une nouvelle façon de jouer. Cela s’est fait très naturellement, simplement parce que chacun des protagonistes a parcouru son chemin, a mûri. Nous avons tous beaucoup changé en quinze ans. Très concrètement, cela signifie que nous avons fouillé encore plus profondément en nous-mêmes. Il y a sur ce disque une recherche spirituelle que nous étions incapables d’entreprendre plus tôt dans nos vies.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Patti et moi sommes très attachés à cette idée d’évolution, à ce refus du surplace nostalgique. Ensemble, nous parlons souvent de ce que nous appelons « the spiral staircase » (l’escalier en colimaçon). Avec chaque disque, nous franchissons un nouveau palier de cet escalier, sans avoir la possibilité de nous retourner sur le palier précédent ou de regarder très loin devant nous. Il n’y a donc jamais eu de projet à long terme, seulement une progression lente et naturelle. Evidemment, depuis quelques mois, il s’agit d’une progression très particulière, unique, passionnée. Parce que nous n’avions plus travaillé ensemble depuis des années, l’enregistrement a profité d’une énergie vierge, renouvelée.
J’ai l’impression que nos disques des années 70 étaient utiles, qu’ils avaient une fonction précise. Aujourd’hui, c’est plus flou, moins engagé. Nous parlons comme des adultes : Patti et moi avons tous les deux des enfants ma fille a 12 ans, Patti a un garçon de 13 ans et une fille de 8 ans. Nos vues sur le monde ont changé, notre engagement n’est plus le même. Pourtant, cette « sagesse » ne déteint en rien sur l’énergie et la folie que nous transmettons à notre musique. Patti et moi aimons toujours autant les guitares qui dérapent, le feedback… Techniquement, nous sommes meilleurs qu’à l’époque, nous avons énormément gagné en maîtrise. Je ne sais pas si nous sommes aussi libres et inspirés, mais je crois que nos idées sont mieux véhiculées. Je ne me suis jamais senti aussi bien avec une guitare et Patti me dit tous les jours qu’elle prend un plaisir fou à chanter, qu’elle ne s’était jamais sentie aussi à l’aise devant un micro. L’expérience du studio a donc été plus plaisante, plus coulante que dans les années 70, même si la technologie est plus pesante aujourd’hui. Nous avons enregistré en direct, le plus simplement du monde, pour préserver la vérité des chansons. Nous n’étions pas particulièrement préparés à entrer en studio : la majorité des chansons a pris vie sur place, sans filet. L’album a été enregistré sur un total de six semaines, à Electric Lady le studio de Jimi Hendrix , dans la salle où Horses est né. Il se trouve dans le bas de Manhattan, sur la 8e Rue. Patti et moi habitons tous les deux downtown et il nous semblait essentiel de pouvoir aller au studio à pied. Il y avait vraiment un petit côté « retrouvailles » dans l’air : des tas de gens sont passés nous dire bonjour pendant l’enregistrement, c’était très léger, très gai.
L’album n’aurait jamais pu voir le jour il y a trois ans, nous n’étions pas prêts. Pourquoi le sommes-nous davantage maintenant ? Parce que Patti en a ressenti le besoin : elle m’a appelé et m’a demandé si je voulais travailler avec elle. Il a tout de suite été évident que la richesse de nos rapports n’avait pas été altérée par le temps. Je ne veux pas trop m’interroger sur cette alchimie, mais je sais qu’elle est réelle, palpable. Je serais incapable d’exprimer précisément ce que j’apporte à Patti, mais je suis par contre tout à fait conscient de ce qu’elle m’apporte : elle permet à mon âme de s’élever, elle me motive, me bouscule. Pourtant, nous avons avancé doucement, par étape. Patti a besoin de progresser à petits pas cette prudence est probablement liée au style de vie qu’elle menait avec Fred Smith. Ils vivaient en reclus, sortaient très peu. Retourner en studio et monter sur une scène a donc demandé des efforts considérables à Patti. Nous avons commencé par des lectures de poèmes dans une petite salle d’Ann Arbor, Michigan, puis deux ou trois apparitions discrètes dans des lieux de concert assez restreints. On ne passe pas du jour au lendemain de l’ombre à la lumière, il faut se préparer. Il a fallu attendre décembre et une série de concerts en première partie de Bob Dylan pour remonter un véritable show électrique. J’espère que nos concerts futurs refléteront toutes les diversités de Patti. Il y aura de l’électricité, des morceaux acoustiques, des lectures de poésie, un peu de tous ces éléments au choix, selon l’humeur du soir.
Patti Smith est unique. Elle l’a toujours été et je suis maintenant persuadé qu’elle le restera toute sa vie. J’ai toujours vécu comme un honneur la chance de pouvoir l’observer au travail. Ça fait maintenant vingt-cinq ans que je la connais et je la trouve toujours aussi déroutante. On ne peut jamais prédire ce qu’elle va chanter ou écrire ou jouer à la guitare, puisque Fred Smith lui a appris à en jouer au cours des derniers mois de sa vie. Récemment, Patti consacrait jusqu’à huit heures par jour à la guitare pour être capable d’écrire ses propres musiques. Elle voulait absolument exprimer avec les mains ce qu’elle ressentait intérieurement et le résultat est assez époustouflant. J’ai bien tenté de lui faire changer d’avis sur quelques détails de structure et d’instrumentation, mais le plus souvent j’avais tort. Patti se trompe rarement.
Nous ne sommes pas encore fixés sur un titre pour l’album, et même si nous l’étions, je ne sais pas si j’accepterais de le dévoiler, superstition oblige. Je pense que l’album regroupera douze chansons. Il y aura About a boy qui, comme quelques journalistes l’ont déjà écrit, est une chanson qui fait référence à Kurt Cobain, mais qui peut aussi se lire à un niveau plus général. En concert, c’est un morceau très doux, mais sur l’album c’est une des chansons les plus dures. Il y a aussi un morceau qui s’appelle Beneath the Southern Cross, l’une des nombreuses chansons acoustiques du disque. J’aime aussi énormément Dead to the world et My madrigal, qui possède l’une des plus belles mélodies de l’album, ainsi que Wicked messenger, la reprise de Dylan. Je serais incapable de déterminer ma chanson préférée : à mes yeux, elles sont indissociables. Le disque part dans plusieurs directions et en extraire une seule composante déséquilibrerait dangereusement l’ensemble.
Il faut regarder les choses en face : il y a longtemps que nous ne sommes plus des petits punks-rockers de New York. Le flambeau du rock’n’roll est désormais entre les mains de jeunes types qui se débrouillent très bien sans nous c’est d’ailleurs assez excitant d’observer tous les nouveaux groupes pour des anciens comme Patti et moi. Je me sens assez proche de la nouvelle génération rock, elle me touche. Pourtant, j’espère que le nouvel album va se trouver une place à part, que les gens ne céderont pas à la tentation de le mettre en perspective. J’aimerais que le disque parle pour lui-même, qu’il montre à quel point Patti et moi avons changé. Je suis persuadé qu’il y a moyen d’exister artistiquement sans être étiqueté, comparé, classé. Regardez Sinatra : ses disques des années 50 ne sonnaient pas comme ceux des années 40, ceux des années 60 étaient très différents de ceux des années 50, et ainsi de suite. On retrouve la même liberté chez les peintres ou chez les sculpteurs. Avec Patti, nous rêvons d’atteindre ce statut, ce détachement, cette liberté. L’artiste crée, puis s’arrête, puis revient. Mais rien ne le force à être constant. Je suis tellement heureux de ne pas avoir enregistré avec Patti pendant toutes ces années… Rien n’aurait été pire que de se forcer, d’aller au studio comme on va à l’usine. Nous avons dissous le Patti Smith Group le jour où nous avons compris que nous étions en train de devenir un gigantesque juke-box. Continuer nous aurait achevés, nous n’aurions jamais tenu sous une telle pression. Lorsque nous sommes en studio ensemble et que je me retourne vers Patti, je me dis que j’ai une chance folle. Nous sommes vivants et heureux : je peux la toucher, lui parler. Les musiciens de Nirvana n’ont pas cette chance, ceux de Bob Marley ou de Janis Joplin non plus. Patti, parce qu’elle a su se préserver, est bien vivante.
Patti est extrêmement excitée par les mois qui s’annoncent. Je le sens : elle a envie de chanter, de monter sur scène, de s’exposer, de communier avec son public. Mais je sais aussi qu’elle sera très vigilante, qu’elle ne se laissera pas piéger. Nous n’avons pas envie de retrouver les scènes de Londres ou Paris avec un panneau « punk revival » suspendu au-dessus de nos têtes. Les retrouvailles devront être simples, naturelles, légères. Patti et moi sommes aussi passionnés par le rock’n’roll que nous l’étions à 15 ans. Si nos prochains concerts doivent servir de tribut, alors ce sera un tribut au rock’n’roll. Nous n’avons pas besoin d’un hommage à Patti Smith et à Lenny Kaye.
Emmanuel Tellier
{"type":"Banniere-Basse"}