Lounge music et cocktail nation, symphonies de supérette et sérénades exotiques : l’Angleterre et les Etats-Unis reconnaissent enfin les charmes et les audaces du easy-listening, cette bande-son quasi subliminale de la société de consommation. Sous la poussée du fantasque Mike Flowers Pops dans les charts britanniques et de quelques dizaines d’autres, certains lui prédisent même un futur.
Bienvenue dans un monde musical où les mots « crédibilité », « sérieux » et « rock’n’roll attitude » ont été rayés du dictionnaire.
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Avertissons d’emblée notre aimable clientèle : ce n’est pas aujourd’hui que l’on fera le tour complet du grand bazar easy-listening. La moindre tentative d’inventaire de ses courants, influences, subdivisions ou associations diverses épuiserait jusqu’au plus méticuleux et forcené des archivistes. Quelle famille musicale peut en effet se prévaloir de la présence en son sein de membres parents proches ou lointains cousins aussi divers et éminents que Burt Bacharach, Yma Sumac, Erik Satie, Quincy Jones, Michel Legrand, Brian Eno et Antonio Carlos Jobim ? Quel rayonnage de discothèque peut se vanter d’embrasser près d’un siècle de partitions écrites sur au moins trois continents, par des plumes dont chacun s’emploie aujourd’hui à louer le panache et l’innovation ? Quelle musique, enfin, aura servi autant de causes bandes originales de films ou de feuilletons, influence notoire du jazz, de la pop, du rock ou de l’ambient, vulgaire brouet pour clients des centres commerciaux sans jamais rien demander en retour ? Car, et c’est bien là sa plus noble vertu, le easy-listening n’érige aucun dogme, ne dispense nulle leçon de conduite et accepte volontiers qu’on lui tonde la laine sur le dos, même pour en faire les pires étoffes.
Longtemps, le rock s’est drapé d’une éthique dérisoire nommée « crédibilité », qui lui interdisait d’avouer en public ses fréquentations adultérines avec une fille de mauvaise vie : la muzak ou musique d’ascenseur, de supermarché que bon nombre de nos héros crédibles ont pourtant fréquemment culbutée en douce derrière leur chapelle. Des Stranglers reprenant Burt Bacharach en 79 (Walk on by) aux Tindersticks, d’un Jello Biafra avouant son vif intérêt pour les musiques exotiques de la fin des années 50 aux andouilles trépanées de Stereolab qui piquèrent à Esquivel son fameux Space age bachelor pad music pour baptiser un de leurs tristes albums, on trouvera maintes traces de ces coucheries furtives ou de ces flirts prolongés.
Le easy-listening, musique recalée des concours officiels hormis celui de l’Eurovision pour cause de vulgarité outrancière, est pourtant devenu au fil du temps un hybride monstrueux auquel certains esprits frondeurs Scott Walker, Lee Hazlewood se sont mesurés pour tenter de dépasser les limites de la pop. L’heure semble ainsi venue où le graillon d’hier s’arrachera au prix du caviar : la lounge music, valeur en hausse dans les clubs londoniens chic, où elle a tué l’acid-jazz depuis six mois, cette fameuse cocktail nation peuplée d’individus à l’esprit aussi large que leurs costumes sont étroits, tout concorde désormais pour précipiter notre si cher easy-listening sous les feux de la rampe.
Depuis le temps que les nuits anglaises et, dans une moindre mesure, celles des Etats-Unis couvaient cette fièvre, il aura fallu qu’un trou de balle au look François François se pointe au sommet des charts britanniques pour que la température monte subitement de plusieurs crans. Son nom : Mike Roberts, maestro d’opérette du Mike Flowers Pops, un orchestre de douze pièces dont la reprise bacharachienne façon swing rococo, avec craquements d’époque du Wonderwall d’Oasis a donné le coup d’envoi d’une déferlante annoncée depuis longtemps mais toujours remise, pour cause de prolongation du match Blur-Oasis. En torpillant la fusée Oasis Mike Roberts, consensuel, jure qu’il aurait pu tout aussi bien s’attaquer au submersible Blur , le Mike Flowers Pops aura donc signé la fin des hostilités anglocentristes de l’an passé. En embarquant tout le monde à bord de sa croisière sur une Riviera en carton-pâte, peut-être vient-il également de contribuer au paraphe de l’armistice entre le rock à couilles et les variétés internationales émasculées. Si Liam Gallagher et votre beau-frère qui s’est payé Morning glory et les Cranberries avec ses étrennes doivent la trouver saumâtre, cette plaisanterie pas si vaseuse, si on en juge par les propres compositions du bonhomme aura à coup sûr pour effet de délier les langues et de fracasser quelques tabous. Plus la peine de se planquer, tel le syphilitique moyen, lorsqu’au détour d’un rayon notre œil s’illumine à la vue d’une rareté de Dionne Warwick, d’un import japonais des Parapluies de Cherbourg, d’une compilation de Martin Denny ou autres objets d’une quête longtemps jugée déviante et honteuse. Viendra sous peu, parions-le, ce temps où chacun ira à confesse, qui avouant une sincère admiration pour l’art ouvragé des Carpenters et des Fifth Dimension, qui un sérieux penchant pour les feulements langoureux du jeune Tom Jones ou d’Andy Williams. Bref, le monde libre aura marqué quelques avancées sur les petites dictatures bananières. Quant à l’intrépide Mike Flowers Pops, il projette de s’attaquer à Free as a bird de toute manière, Lennon n’est plus à une cabriole post mortem près et lorgne avec envie sur un statut digne de ses maîtres : John Gregory & His Orchestra, Nick de Caro & Orchestra et ces centaines d’autres formations aventureuses qui, dans les années 60 et 70, avaient pour spécialité de décorer comme des sapins de Noël les tubes à la mode.
Le rock ou la pop, évidés de leurs scories, comme le jazz de ses notes superflues et de sa mythologie morbide, la musique symphonique du poids de son sérieux, la world-music de sa complexité, chaque genre aura avec des fortunes diverses subi le sort de cette relecture à mettre entre toutes les oreilles. Dans son indispensable livre publié l’an dernier sur la question Elevator music : a surreal history of muzak, easy-listening and other mood song , le musicologue américain Joseph Lanza énonce une sentence propre à faire hurler les puristes : « La muzak et la mood-music sont à bien des égards esthétiquement supérieures à toutes les autres formes de musique. Elles concevaient la musique telle que les équipements du xxe siècle étaient prêts à la recevoir. Elles ont mélangé avec succès tous les genres et redéfini la façon d’apprécier la musique au point de devenir un espéranto musical. »
On en vient ici à toucher l’essence première du easy-listening, cette musique de commodité, bande-son quasi subliminale de la société de consommation. Il a d’ailleurs été publié en Angleterre un ouvrage au titre explicite : Muzak-free London : a guide to eating, drinking and shopping in peace. Une musique comme antidote aux nuisances métropolitaines, voilà l’idée qui germa un jour dans le cerveau malicieux d’Erik Satie alors qu’il déjeunait en compagnie de Fernand Léger dans un restaurant où l’orchestre jouait si fort une musique inopportune qu’il faisait fuir les clients. Telle que la rapporte Joseph Lanza, cette anecdote fut le point de départ des célèbres Musiques d’ameublement qu’écrivit Satie, moins par souci de déstresser son prochain que par provocation envers les musicologues et les critiques de l’époque. L’exotica sound, dont l’avènement remonte à la fin des années 50, est une autre forme de musique d’ameublement aujourd’hui très prisée des loungers qui coïncide avec le boom économique et l’apparition massive d’équipements hi-fi. Cette fois, la musique accompagnera le citoyen principalement américain chez lui, lors de réceptions mondaines où un environnement musical stylé mais discret sera le nec plus ultra de la frime domestique. En plus de meubler, la musique devient elle-même un meuble, grâce à l’appareil qui sert à la jouer et avec lequel elle fait corps pour épater la galerie. La touche exotique surannée et ô combien caricaturale donnera l’illusion au brave yankee sédentaire que le monde le plus reculé, voire l’univers avec la space age music, est bel et bien à portée de main. Il existe une quantité impressionnante de disques, gravés à l’époque telles des pièces d’industrie et qui s’arrachent aujourd’hui comme des bibelots kitschissimes aux noms et aux pochettes aussi farfelus que poétiques,
ultimes témoins d’un certain âge d’or où l’on faisait grand cas de l’inutilité. Il y a quelques années, la revue américaine Re/Search publia deux numéros restés cultes sur cette incredibly strange music, auxquels font référence deux compilations qui restent le meilleur sésame pour pénétrer cette improbable caverne d’Ali Baba où tous les oubliés de la grande histoire ont élu domicile : le paradis des palmiers en plastique, des ondes Martenot, du vaudou de carnaval, des percussions hawaïennes, de gentilles cannibales femelles en latex bref, l’équivalent en microsillons du cinéma d’Ed Wood.
C’est cette musique de série Z, dont les principaux héros ont pour nom Martin Denny, Les Baxter, Esquivel ou l’incroyable Eden Ahbez qui inspira très fortement Brian Wilson , qui sert de bande-son aux loungers modernes. Le lounger ou swinger, l’espèce possède en l’occurrence tout son temps libre pour s’inventer des patronymes est un individu oisif, qui erre, le plus souvent dans sa tête, de cocktails en cocktails, d’où ce nom donné à sa planète virtuelle : la cocktail nation. Le lounger aime à se croire incrusté parmi la jet-set où son humour et son élégance font se pâmer quelques douces créatures dont Claudine Longet dans The Party de Blake Edwards est l’archétype tandis qu’il sirote impassiblement des Martini sur une musique d’Henri Mancini, ambiance Breakfast at Tiffany’s. Le lounger est par ailleurs un fin lettré : il connaît tout de Somerset Maugham depuis qu’il sait que celui-ci vouait un authentique culte au Martini dry, et d’Ernest Hemingway parce qu’il a légué son nom au bar à cocktails du Ritz. Le lounger ne se connaît qu’un seul ennemi : le kitsch. Pour lui, Alice In Chains est nettement plus kitsch qu’Engelbert Humperdink ce en quoi il n’a pas tort.
Une fois encore, on mesurera l’avance prise au milieu des années 80 par les esthètes incompris du label londonien èl Records, précurseurs de ce mode de vie continental et smart où il est de bon ton de vénérer Sophia Loren et Dean Martin, l’album calypso de Robert Mitchum, Mastroianni et le maestro Nino Rota, le jazz cool et la bossa, les bandes originales cultes Barbarella, Casino royal, Bullitt ou franchement obscures la fantastique partition d’Ennio Morricone pour Metti, una serra a cena ou l’improbable Vampyros Lesbos des Allemands Manfred Hübler et Siegfried Schwab qui vient d’être réédité et proclamer à l’adresse de ses ternes contemporains : « Soyez fabuleux ! » Les Américains de Combustible Edison furent parmi les premiers à imaginer une suite aux plages luxuriantes longtemps laissées à l’abandon de Les Baxter ou Esquivel. L’album I, Swinger, en 94, est à considérer comme l’un des signes annonciateurs de la vague qui pointe aujourd’hui. L’an passé, ce fut la compilation Sound gallery, incroyable exhumation de vieilles bandes d’illustrations sonores des années 68-76, qui permit au easy-listening de faire son entrée en fanfare sur les dance-floors, notamment lors des soirées Indigo chez Madame Jojo à Londres. Depuis, rééditions, anthologies et bizarreries se bousculent chez les disquaires, tandis que de jeunes formations The Friends Of Dean Martinez, les excellents Gentle People, April March, Pizzicato Five, National Screen Gems Orchestra ou Bikini Beach Band, responsables d’une version surf instrumentale du Girls & boys de Blur fleurissent un peu partout en Angleterre, au Japon et aux States. On trouve également trace du sirop easy-listening dans les laboratoires les plus en vue : chez Mo’Wax avec le génialissime Clubbed To Death surnommé le « Clayderman de la mort » ou chez Warp, avec le swinger finnois Jimi Tenor, Portishead ayant donné toute sa légitimité à cet heureux bric-à-brac de samples et de muzak, sans oublier Brian Eno et ses Music for airports. St Etienne ou Pulp ont, quant à eux, largement contribué à l’émergence du phénomène, ainsi que Gilles Peterson et ses compilations Themes from the black forrest sur Talkin’Loud. Juan Garcia Esquivel, le papy mexicain aujourd’hui âgé de près de 80 ans, se demande bien pourquoi tant de jeunes personnes dont Jeff Buckley tiennent à lui parler. Jimmy Webb voit ses droits d’auteur stériles depuis deux décennies grimper de façon vertigineuse grâce aux multiples reprises de ses magnifiques Mac Arthur Park et Up, up and away. Il en va ainsi de tous ces vétérans de la vie facile, as de la trompette ou de la romance pour foires commerciales de Herb Alpert à Tony Bennett , de ces arrangeurs aux ambitions chimériques et de ces Géo Trouvetou tombés dans l’oubli : cette fois, c’est certain, l’ascenseur ira jusqu’au paradis.
Compilation Sound gallery (EMI), Compilation Sound spectrum (When!, en import), Compilation The Easy project : 20 loungecore favourites (Sequel, en import), Compilation Incredibly strange music vol. 1 & 2 (Caroline, en import), Compilation Cocktail mix vol. 1-3 (Rhino), Les Baxter, The Exotic rhythms of… (Crescendo, en import), Juan Garcia, Esquivel Music for a sparkling planet (Bar/None, en import), Martin Denny Exotica, The best of (Rhino/Média 7), Eden Ahbez, Nature boy (Del Fi, en import) .
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