Tignasse désordonnée enserrée dans un béret basque, pull à col roulé moulant une bedaine naissante, long manteau : l’artiste fauché rive-gauchisant qui se tient en face de nous n’a plus grand rapport avec le rocker kamikaze qui malaxait le rockabilly au sein de Suicide, groupe crucial dont on n’a pas encore mesuré toute l’importance.
C’est pourtant bien Alan Vega qui retrace une route chaotique où il aura tenté le pont entre Presley et la modernité, croisé le Velvet et le Vietnam, la sculpture et la technologie, Springsteen et Nixon.
Quelle est la signification du titre de ton dernier album,
Dujang prang ?
Aucune idée. En écrivant ce disque, j’ai adopté le procédé de l’écriture automatique chère aux surréalistes et je tâtonnais autour d’une sonorité : yang, ying, bang, slang… C’est un titre abstrait, comme les textes des morceaux :je ne les ai pas écrits dans un but réaliste, je recherchais plutôt des sonorités, un sens poétique. Dujang prang, c’est une sécrétion du chaos urbain, une bande-son de la nuit new-yorkaise.
Dujang prang illustre-t-il ta théorie du « no notes » ?
J’ai inventé cette théorie en 91, à l’époque de Deuce Avenue. Le fait de trafiquer des boîtes à rythmes, de n’utiliser que des instruments percussifs produit une musique étrange qui contient à la fois toutes les notes et aucune. Il n’y a aucun instrument mélodique -pas de guitare, pas de cordes, rien. Et puis la, sur Dujang, je suis retourné à nouveau vers cette musique percussive, abstraite, vers le « no notes ». Les nouvelles technologies offrent des possibilités infinies dans cette direction.
Depuis les premiers jours de Suicide en 74, tu n’as jamais eu peur de la technologie.
Quand on a commencé Suicide, on n’avait aucune technologie, c’était du bricolage, dû système D anti-high tech ! On n’avait pas les moyens de s’offrir des machines, et puis la technologie n’était pas aussi pratique et bon marché que maintenant. Un synthétiseur Moog était aussi gros et lourd qu’un piano à queue. Depuis, le progrès na pas arrêté et les instruments électroniques sont de plus en plus petits, pratiques et performants. Je trouve mes albums datés le jour où ils sortent ; moi, je suis déjà dans le suivant… La technologie avance vite et je veux la suivre, faire une musique qui avance presque aussi vite.
Beaucoup de musiciens de ta génération n’ont pas «cet état d’esprit tourné vers l’innovation.
Ils se sont trouvé une niche qui rapporte de l’argent, c’est tout ce qui les intéresse. Pour eux, la musique est plus un job qu’une discipline de création. Moi, j’aime bien prendre des risques, je n’ai pas peur de me planter…
Quel genre d’adolescent étais-tu’
Un enfant typique de la classe ouvrière. Mon père était européen, ma mère américaine. Comme beaucoup d’émigrés, mon père était fasciné par l’imagerie des cowboys, il adorait la musique country, le blue-grass, le hillbilly. Ma mère aimait plutôt le classique, l’opéra. J’ai baigné dans leurs musiques mais j’écoutais plus volontiers ce qui se faisait à mon époque, c’est-à-dire les années 50 et 60. Avec ma mère, notre seul point commun musical était Sinatra. Sinon, toute ma culture est venue de mes copains, de la rue. J’ai fini par atterrir à la fac où j’ai étudié les arts plastiques et où j’ai aussi obtenu un diplôme en physique.
Les arts plastiques étaient-ils plus importants que la musique ?
Les deux allaient de pair. Dès que je commence à étudier une matière formellement, en allant prendre des cours, en écoutant un prof, ça perd tout son charme et je né ressens plus la même excitation. J’aime découvrir les choses par moi-même, en autodidacte, c’est plus beau et plus excitant ainsi. C’est pour ça que je n’ai jamais voulu étudier la musique à l’université. Toujours est-il que je zonais à la fac sans grande conviction et puis j’ai vu Iggy sur scène. Là, j’ai pigé que si je voulais devenir un artiste, j’avais intérêt à quitter la fac et à prendre les choses en main moi-même. A cette époque, Iggy et le Velvet ont été des influences décisives. LeVelvet, pour des raisons esthétiques, Iggy aussi, mais surtout pour ses prestations scéniques. Ils m’ont indiqué la voie à suivre, c’était comme une révélation soudaine. Ça ressemble à un cliché mais ces deux groupes ont orienté mon destin.
Etais-tu attiré par le Velvet parce qu’il était lié à Andy Warhol, au milieu artistique de la Factory
Bien sûr, c’est comme ça que j’ai connu le groupe. Je traînais aux abords de la Factory, je connaissais certains membres, j’étais toujours fourré au Max Kansas City où jouait souvent le Velvet. Il y avait toute cette explosion, on sentait que New York bougeait, citait excitant d’y participer. Sans le Velvet et Iggy, je ne serais jamais devenu ce que je suis. Je suis d’une nature très timide et la scène était bien le dernier endroit où j’aurais imaginé atterrir un jour. J’aurais pu imaginer devenir prof, mécanicien, cambrioleur de banque, mais, jamais artiste Sur scène. Si je le suis devenu, c’est la faute à Iggy.
Les Stooges et le Velvet étaient plutôt à contre-courant du rock et de l’état d’esprit des années 60. Comment as-tu ressenti cette période
On pensait sérieusement que le pays changerait radicalement et durablement. Il y avait la guerre du Vietnam, les gens étaient dans la rue, des émeutes foutaient le feu ici et là, la drogue était partout…
L’Amérique était vraiment divisée en deux mondes et on pensait que le nôtre allait gagner et installer une nouvelle société. Et tout s’est terminé en eau de boudin, on s’est crashé dans les déprimantes années 70.
Suicide a débuté dans le « Project for living artists » Quel était ce « projet » ? Vouliez-vous recréer une nouvelle Factory ?
C’était dans les années 69-70, il y avait toujours une odeur révolutionnaire qui flottait dans l’air. Les artistes se réunissaient souvent, organisaient des opérations telles que bloquer les musées. Le milieu artistique new-yorkais était vraiment en rupture. Résultat de toute cette agitation : on s’est dégoté un espace ouvert dans New York où chacun pouvait faire absolument ce qu’il voulait – exposer des toiles, faire des photos, danser toute la nuit, jouer de la musique, etc. C’était en plein Village, au croisement de Waverly et Broadway, j’en étais l’un des six fondateurs. Notre seul boulot consistait à garder cet immense espace ouvert 24 heures sur 24. C’est là que j’ai rencontré Martin Rev, c’est ainsi que Suicide a commencé.
C’est incroyable de se rendre compte que Suicide a débuté tellement en avance par rapport à la scène « punk » new-yorkaise.
Je dis toujours que Suicide s’est formé en 71, mais la vérité, c’est que nous avons donné notre premier gig en décembre 70. Les Dolls ne sont pas apparus avant 72, les Ramones avant 74. Musicalement, en 70, New York, était mort-Le Max ou le CBGB n’existaient encore, ou ne passaient que de la merde. C’était globalement une époque pourrie et c’est pour ça que nous nous sommes appelés Suicide. Autour de nous, tout appelait des pulsions suicidaires: le conflit vietnamien qui s’enlisait, la reprise en main par Nixon, New York qui s’endormait…..
L’espoir des années 60 était bon pour la poubelle, les sixties ne se concrétiseraient pas. Je me souviens encore parfaitement de la nuit où Nixon a fait bombarder Haï Phong. Je répétais avec Martin, on a fait une pause, mis la radio et paf! on annonce le bombardement. Martin est un mec calme mais là, il a complètement flippé. Il a fallu que je le traîne chez moi, il était prêt à aller flinguer Nixon à Washington !
Quel était le statut de Suicide au sein de la scène new-yorkaise ?
Beaucoup de gens ont préféré se tourner vers des contemporains plus optimistes tels que Debbie Harry, Willy De Ville… Les groupes vraiment sombres et fondamentaux comme Suicide ou Television n’ont jamais atteint le succès commercial de Blondie ou des Taiking Heads. J’aimais bien Debbie personnellement, mais son groupe ne me disait rien. Taiking Heads, je les ai toujours détestés ; j’ai toujours pensé que David Byrne était le plus grand poseur qui soit. Rien n’était naturel chez lui, tout était intellectualisé, artificiel… La première fois que j’ai vu les Taiking Heads, le CBGB était bourré. Au bout de cinq minutes, je me suis demandé pourquoi tout le monde flashait sur Byme -tout était tellement téléphoné, Iggy, Lou Reed, on sentait que ces mecs-là étaient vrais, ils se laissaient aller à leurs pulsions profondes.
A quel moment as-tu senti que Suicide allait faire partie de quelque chose d’important, que la scène du CBGB serait historique ?
Pour Suicide, je n’ai jamais douté. Dès nos débuts, j’ai senti que nous étions sur quelque chose qui allait comptez. Ensuite, quand les Dolls et Bowie sont apparus, nous savions que nolis notions plus solitaires, qu’une nouvelle approche du rock prenait place. En cette période de gestation, nous nous connaissions tous : les Dolls, puis Debbie Harry, Patti Smith… Nous nous croisions régulièrement sur le circuit des clubs. On sentait bien qu’un mouvement prenait de l’ampleur. Ensuite, vers 76, les groupes ont commencé à signer des contrats avec les maisons de disques. Willy De ville premier à avoir décroché un deal avec une niajor. Puis Debbie… On s’est dit « Wouah ! On va tous décrocher un contrat. » La petite scène alternative passait dans le mainstream. Tout le monde signait, sauf nous. Finalement, on a été les derniers à signer, avec Red Star -son dirigeant Marty Thau nous a sans doute choisis parce qu’il ne restait plus rien d’autre.
Cela t’a-t-il rendu amer
Non, pas vraiment. Aujourd’hui, je suis toujours là alors que beaucoup ont décroché. Et malheureusement, beaucoup sont morts. Pour les Dolls, ce fut une véritable tragédie ; deux batteurs, Johnny…
De l’extérieur, on a le sentiment que Martin était le cerveau de Suicide et toi la devanture, le performer. Comment distinguerais-tu vos rôles, vos personnalités ?
On voit toujours les chanteurs comme ça : des showmen qui ne participent pas au travail créatif, laissant cela à un éminence grise cachée derrière. Martin Rev lui-même a reconnu que je travaillais sur les sons électroniques avant de le rencontrer. J’ai eu un groupe avant Suicide. Martin, lui, a commencé comme musicien de jazz/rythm’n’blues. Il était génial, il pouvait tout faire avec ses mains. Bien avant Chick Corea, Martin a été le premier musicien à utiliser des claviers électronique dans une formation de jazz. Quand j’ai entendu ce qu’il faisait et qu’il a entendu ce que je faisais, ça a fait tilt :nous savions que nous devions; poursuivre notre route ensemble. En termes de concept musical. Suicide est vraiment notre oeuvre commune. Je constate aussi que j’ai fait quatre albums avec Suicide et neuf albums en solo.
Quelle était donc l’idée majeure de Suicide ? Transmuter la musique des fifties dans le minimalisme électronique Tracer un lieu entre Elvis Presley et la modernité?
Rien notait consciemment conceptualisé. On a commencé à tâtonner avec notre clavier japonais pourri à 10 dollars. On a improvisé, progressé à coups de brouillons, de plantades et d’impasses. On avait un guitariste, je soufflais dans une trompette… On jouait des sons, on inventait des sonorités… Un jour, une mélodie a commencé à prendre forme : c’était Cheree, une ballade du premier album. Nos concerts étaient totalement improvisés, c’était du free-rock. Le premier album est sorti de ce magma… Cheree, Ghost rider sont nés dans une sorte de big bang, à l’image des réactions chimiques dans l’univers: d’une masse gazeuse informe naissent des planètes et des systèmes solaire. Je n’aime pas m adresser des compliments, mais ce premier album sorti du néant sonne quand même comme un classique. Le résultat de sept ans de recherches.
Tout de même, au milieu de ce néant abstrait, ton chant semblait très concrètement influencé par le phrasé hoquetant des années 50.
Oui, Elvis, Gene Vincent, mais pas seulement. Il y avait aussi Iggy, Jim Morrison, et je pourrais remonter à l’abandon des chanteurs noir comme Uttle Richard. J’étais influencé par toute une lignée de grand performers américains. Tout ce que nous aimions était présent dans Suicide et nous nous intéressions à toutes sortes de musiques, Martin et moi : le rock’n’roll, la pop, le doo-wop, le jazz, le classique… Tous ces musiciens m’ont apporté tellement de bonheur que digérer leur influence et l’injecter dans Suicide était une façon de rendre la monnaie, de leur dire merci. Mais quand nous composions une chanson, au bout d’un moment, elle nous dépassait, c’est elle qui nous dictait comment la terminer.
Votre second disque était produit par Rie Ocasek. Que représentait le leader des Cars pour Suicide Un passeur vers le succès ?
II ne faut pas voir les choses en ces termes. Entre Ric et moi, c’est une longue amitié qui amis du temps à se développer. Vu son statut de pop-star, il était au départ très méfiant sur ses relations… Je connaissais les Cars de nom mais je me fichais de leur musique. Puis Rie a vu Suicide au Rat de Boston vers 76 et est devenu immédiatement un de nos fans. Je me souviens avoir vu débouler, après le gig, un grand échalas brun avec quatre quidams. C’était les Cars. Depuis, entre Rie et moi, c’est une relation solide. C’est lui qui a proposé de produire le second Suicide. Tout d’un coup, il y avait du pognon investi sur nous, on enregistrait dans un gros studio, le Power Station, avec Springsteen comme voisin.
Savais-tu que Springsteen était aussi un fan de Suicide ?
II nous adorait, il traînait tout le temps avec nous pendant cet enregistrement. La chanson de Suicide qui l’avait vraiment marqué était Frankie Teardrops, il se la passait quasiment en boucle. Je crois qu’il était autant touché par l’intensité de mon chant que par l’histoire de ce survivant brisé par la guerre du Vietnam. Dans Nebraska, notre influence sur Springsteen est évidente. Quand j’ai découvert cet album, c’était par hasard dans les bureaux de Ze Records: je tombe sur State trooper et j’ai sérieusement cru que c’était moi qui le chantais, qu’il s’agissait d’une de mes chansons dont je n’avais plus souvenir. On y entend les mêmes cris, les mêmes hululements. Quand n m’a dit que c’était Springsteen, j’ai fait « C’est çà, et je suis Nixon. » Et putain, c’était bien lui. C’est un mec génial, une crème. Pas de bullshit, pas de pose, c’est Bruce… Un être humain au sens le plus fort du terme.
Ocasek, Springsteen’ Suicide semblait avoir une occasion de décrocher le jackpot. Pourquoi avez-vous loupé le coche
C’est vrai : Ocasek, le Power Station, une distribution Arista… Suicide allait décrocher le cocotier. Tu parles… Tout d’un coup, il y a eu toute une vague dégroupes qui ont pompé nôtre formule, les Soft Cell, Depeche Mode, Eurythmics et compagnie… Ils se faisaient des couilles en or pendant que Suicide continuait de crever la dalle. Tous ces groupes n’étaient que pâle resucée, copiaient notre son mais en l’affaiblissant, en le rendant complètement inoffensif. S’ils avaient été aussi forts et intéressants que Suicide, j’aurais pensé « OK, normal. » Mais là, avec tous ces vulgarisateurs, ça foutait les boules. On se dit que ce n’est pas très juste : on sème et ce sont les suiveurs qui récoltent. C’est plus une question de reconnaissance que d’argent. Notre second album ne s’est peut-être pas bien vendît mais il m’a quand même beaucoup servi.
Finalement, pourquoi avez-vous splitté après ce second album ?
Après notre tournée anglaise avec Clash, un label a proposé à Martin de faire un album solo. Je n’étais pas tout à fait d’accord, le timing n’était pas le bon. On avait fait deux albums, on ne vendait pas beaucoup mais on s’en sortait avec les concerts et on commençait à se bâtir un public, une réputation – notamment en Europe. Mais apparemment, beaucoup de gens pensaient que Martin était le génie concepteur de Suicide et étaient curieux de ce qu’il donnerait en solo. Moi, je préférais faire un troisième Suicide. Par ailleurs, j’avais depuis longtemps en tête un projet d’album de rockabilly, mais du rockabilly contemporain. Je me suis dit que si Martin faisait son truc, je me retrouverais sur le carreau à rien foutre. J’ai donc entrepris ce projet qui est devenu Juke box babe. Puis l’album de Martin s’est planté : le public était déçu, c’était comme du Suicide sans Alan Vega.
C’est donc toi qui a décroché la timbale avec ton album solo.
A une party, je rencontre une sorte d’Elvis Presley blond, un Texan du nom de Phil Hawk. Un guitariste, fan de Suicide. Il avait un très beau jeu, avec le twang country; c’était partît pour le disque que j’avais en tête. On s’est associés, j’ai écrit Juke box babe et bang ! Du jour au lendemain, j’étais occupé – beaucoup plus occupé que je ne le souhaitais. On me réclamait; partout, en Europe, à New York, au Texas…
Qu’as-tu ressenti en décrochant un fait après dix ans de carrière dans l’ombre
Pas grand-chose, parce que je n’ai rien compris. Aujourd’hui encore, je n’ai pas compris ce qui s’est passé, tout a été tel- lement vite. Juke box babe a été un hit en France, en Allemagne, en Angleterre. Aux Etats-Unis, j’avais un mauvais distributeur, mes ventes sont restées confidentielles. Mais le hit, je n’ai pas eu le temps de le savourer ou d’y penser : il a fallu que j’enchaîne tout de suite les concerts, puis un second album solo, Collision drive. On me mettait du fric sous le nez en me disant « Allez, faut suivre, Alan, encore un hit. » J’ai donc engagé un groupe pour Collision drive, et voilà que je me retrouve comme un chef d’entreprise – je devais assurer mon loyer mais aussi celui de mes musiciens (rires)…J’ai tourné avec ce groupe jusqu’à l’album Saturn strip, produit par Rie sur Elektra. C’était une bonne période sur le plan économique. J’avais enfin de l’argent régulièrement pour payer mon loyer, bouffer, nourrir ma petite amie… En 87, Martin m’a recontacté. Ironiquement, sa carrière solo battait de l’aile alors que c’est lui qui avait pris cette direction le premier. Mais j’étais content de retravailler avec Martin. On a fait deux nouveaux albums et une tournée avec Suicide. Finalement, Suicide n’a jamais splitté, c’est un groupe qui peut refaire un disque atout moment. En attendant, nous faisons nos carrières solo, mais on peut considérer que Suicide est juste en sommeil.
Pour en revenir à Juke box babe, c’était aussi un album incompris. Il y a eu un fameux concert à Paris en première partie des Stray Cats où le public n’a pas arrêté de te cracher dessus.
Je m’en souviens : les premiers rangs me balançaient toutes sortes d’objets. Mais je ne me suis pas dégonflé, j’ai riposté avec mon pied de micro. C’est pas moi que ces petits merdeux allaient effaroucher. Il se passait plein de choses bizarres avec le public. D’un côté j’avais un gros succès, de l’autre on me crachait dessus. Et puis il y avait les vieux fans de Suicide : ils ne comprenaient pas que je fasse un album de rockabilly, ça leur semblait trop rétrograde. J’étais vraiment pris entre deux feux, parce que les fans de rockabilly pur à la Stray Cats me rejetaient – pour eux, je trahissais le rockabilly. Mais merde, je n’allais pas me déballonner sous prétexte que des connards sectaires ne pigeaient rien… Ce genre de réaction prouvait d’une certaine manière que je ne laissais pas le public indifférent. Après tout, Juke box babe n’était qu’un disque de pur rockabilly… avec juste une petite touche techno. Avant le gig avec les Stray Cats, j’avais donné un autre concert avec d’excellentes réactions du public : tout le monde n’était pas contre moi. Mais la tension ne me déplaît pas, ça rajoute du piment à la performance.
D’un album l’autre, ton songwriting ne change pas. Il semble que tu travailles plutôt les textures sonores, comme un équivalent sonique des sérigraphies de Warhol. Peut-on dire que ton approche est plus artistique (au sens arts plastiques) que musicale
Si tu me voyais en studio, tu verrais que je ne travaille pas du tout comme les autres musiciens. J’essaye des idées, je travaille la matière. C’est vrai que ça pourrait se comparera un sculpteur en train de travailler la glaise ou à un peintre en train d’essayer de remplir sa toile. Si on prenait deux peintres d’école opposée – Mondrian et Pollock -, je serais plutôt de l’école Jackson Pollock, un expressionniste. Je laisse sortir tout ce que j’ai en moi, puis j’essaye de trouver une forme dans ce désordre. J’aime considérer ma musique comme un art visuel, j’espère qu’elle provoque des images chez l’auditeur. Aujourd’hui, ce sont les vidéos qui imposent les imagés des chansons. Quand j’étais gamin et que j’écoutais Hendrix ou Coltrane, les images jaillissaient toutes seules et étaient beaucoup plus riches et stimulantes qu’une vidéo.
De Frankie Teardrops à Viet vet sur Collision drive et jusqu’à Saturn drive, tu as écrit beaucoup de chansons sur le Vietnam.
Je n’ai pas fait cette guerre, j’étais trop jeune. Mais je me souviens que dans les années 60 on détestait passionnément cette guerre. J’ai participé à quelques manifestations à Washington. Cette guerre était vraiment dégueulasse, misérable. Nous avons détruit un peuple magnifique, nous avons saccagé leur pays au napalm, tout ça parce qu’il y avait des intérêts économiques à protéger dans cette région. Exxon a même donné du fric aux Vietcongs pour qu’ils laissent les champs de pétrole. Et puis cette guerre, a fauché une partie de la jeunesse américaine. Un gâchis atroce duquel il n’y a rien à sauver. Aujourd’hui, l’état du monde ne s’est pas arrangé. Parfois, ça me rend physiquement malade : guerre du Golfe, Bosnie, attentats ici et là.
Aujourd’hui, tu tournes moins, comme si le studio était devenu un refuge.
Ce n’est pas un refuge, je vieillis. Mes priorités ont changé, j’essaye de mener une vie plus calme. J’en ai marre devoir toujours les mêmes graffitis de chiottes, de sentir toujours la même odeur de bière et de sueur…Les gosses veulent devenir rock-stars, mais les tournées sont un boulot harassant. Après dix ans de ce régime, j’ai envie de ralentir. Je ne suis pas Dylan qui continue de donner trois cents concerts par an. Je n’ai plus besoin de la scène comme à mes débuts. C’était alors un lieu de confrontation, un endroit où nous étions en contact avec le monde, où nous pouvions transmettre ce que nous avions à dire. Nous avions la rage, il y avait le Vietnam…Chaque génération a ses propres colères. Je n’aimerais pas être un adolescent aujourd’hui : le chômage, le sida…
Je crois franchement que cette époque est bien pire que la mienne.
Tu as grandi avec les Stooges et le Velvet qui ont bouleversé ta vie. Qui peut bouleverser une vie aujourd’hui ?
Le dernier grand courant qui m’a fasciné est le gangsta-rap :Dr Dre, Ice T, etc. Leur poésie est fantastique, leur musique aussi. Le rap a vraiment constitué un nouveau langage, un nouveau béat, une nouvelle vitesse. D’une certaine manière, Lou Reed était un ancêtre des rappers -il parlait plus qu’il né chantait. Mais je ne m’intéresse plus tellement à l’actualité de la pop, je suis plutôt d’humeur à écouter des bandes originales de films tordues. Vous avez vu Killing Zoe La musique est un des trucs les plus excitants que j’aie entendus récemment, cette espèce de techno pourrie complètement pulsionnelle et obsédante. Quand J’étais gamin, j’étais au courant des dernières sorties avant même qu’elles ne soient dans le commerce. Je n’ai plus cette pêche, cet enthousiasmé.
Aujourd’hui, j’écoute surtout la musique qui joue dans ma tête. Il faut dire que le rock n’est plus une aventure, tout est récupéré, digéré par le gros business, il n’existe plus de groupes aussi irréductibles que le Velvet, aussi imprévisibles que les Dolls. Il y a trop d’intérêts, de fric en jeu… Si Suicide démarrait aujourd’hui, jamais nous ne serions signés. Ou alors, il faudrait que j’apprenne à chanter.