Silencieux en 1994 ? repos et écriture ?, le rock austère de PJ Harvey revient en février avec les chansons de To bring you my love. En avant-goût d’un troisième album très attendu, premières visions intimes d’une année passée en recluse.
« Nous avons terminé les derniers mixages il y a trois jours, à Londres. Maintenant, il ne reste plus qu’à assembler les morceaux, puis à les graver. Ensuite, je dois apporter les dernières retouches à la pochette et tourner une vidéo. Depuis quelques heures, j’ai retrouvé une vie normale, loin du studio, loin de ce monde où seule la musique compte. Lorsque j’enregistre, je ne pense qu’au disque. Mes chansons m obsèdent, elles sont en moi du matin au soir, sous la douche, en mangeant, parfois même en dormant. L’enregistrement de cet album m a vidée, mais je me sens profondément heureuse. » Au bout du fil, la voix de Polly Harvey ressemble à celle d’une petite fille fière d’annoncer qu’elle a terminé ses devoirs ou bien rangé sa chambre. Cette voix n’avait jamais sonné aussi douce, aussi peu en accord avec sa musique sauvageonne. Polly téléphone de chez elle ? le Dorset, ce refuge intouchable, loin de Londres, loin de tout. Elle n’a plus parlé depuis plus d’un an. « J’avais besoin de cette coupure, besoin de me retrouver seule face à mes chansons’ Ecrire devient de plus en plus dur pour moi. Cette fois, il m a fallu énormément de temps et de travail. Mais j’ai l’impression d’avoir progressé, d’écrire mieux qu’avant. Certaines chansons de mon premier album me font hurler lorsque je les écoute. J’ai l’impression de revoir une vieille photo de moi, avec des habits passés de mode. Avec To bring you my love, je me suis refait une garde-robe complète. »
Qu’attendre du prochain album de PJ Harvey ? Un nouveau pas dans la course au boucan ? de vagues mélodies en bout de course concassées par quelque producteur finaud du genre Steve Albini ? ou un retour à la sécheresse perdue de l’extraordinaire Dry ? Tout faux : à l’en croire, cet album de Polly Harvey se balade en terres vierges, celles de la douceur et de l’introspection. « C’est un disque très doux. Il y a deux ans, j’étais fascinée par la force du son. Aujourd’hui, je suis plus attirée par la force du silence. »
L’enregistrement de To bring you my love s’est fait à Londres, dans le quartier de Battersea, « dans un studio merveilleux, le Townhouse 3, un endroit très chaleureux où l’on se sent tout de suite chez soi. Nous y avons passé dix semaines ? six pour l’enregistrement, quatre pour le mixage ?, soit quasiment deux fois plus que pour mes albums précédents. Mais j’avais besoin de tout ce temps : mes nouvelles chansons sont très chargées en émotions, terriblement personnelles. Je n’aurais jamais pu les chanter en quelques minutes. Il m a fallu au contraire me préparer pendant plusieurs heures avant chaque prise de chant, m assurer que j’étais vraiment prête à me livrer. C’est un disque très fort : les musiques, les paroles, l’atmosphère générale, tous ces éléments vont dans une même direction, la quête de l’émotion« . Au moment d’écrire, Polly a rangé sa guitare, lui préférant le clavier d’un orgue. Quitte à faire le ménage, PJ Harvey a fait le vide autour d’elle : sur les vingt chansons écrites, dix seulement se retrouveront sur l’album. Exit, également, basse et boucan, sobrement remplacés par des violons, percussions et différents claviers, instruments incongrus il y a deux ans encore mais ici nécessaires pour définir d’autres teintes. Plus que jamais maîtresse à bord, PJ Harvey en a profité pour resserrer les rangs ? sa section rythmique d’origine étant remerciée et remplacée par trois nouvelles têtes, dont un batteur français ? et mieux s’entourer en engageant le producteur Flood. « Son approche est radicalement différente de celle de Steve Albini. Au moment de former mon nouveau groupe, j’ai surtout tenu compte des personnalités, bien avant de penser aux compétences musicales. Depuis des années, je répète que je souhaite évoluer, progresser, avancer. Et changer de musiciens me semble être une nécessité si je ne veux pas stagner. » Eternelle frustrée ? « Rien ne me plaît, tout me déçoit« , nous disait-elle il y a peu ?, PJ Harvey ne pourra donc en vouloir à personne pour ce qu’elle appelle la « médiocrité » de ses disques. Steve Albini, son batteur et son bassiste jugés et expulsés de son monde, elle devra chercher ailleurs ? chez elle ? les raisons de la colère. Le poids de son monde sur les épaules, on comprend alors mieux les joues creuses et l’air vidé sur la photo qu’elle nous a envoyée.
Avec Polly Harvey, se méfier des idées reçues, des évidences trompeuses. Au début de l’été est sorti Reeling with PJ Harvey, un road-movie bien fichu qui montre le groupe en tournée, d’Angleterre aux Etats-Unis. On y découvre une Polly inattendue ? drôle et moqueuse. Sur ce film, pas la moindre confidence noire, mais au contraire une succession de saynètes intimes, d’instants volés dans des chambres d’hôtel ou des loges : Polly fait la folle, Polly chante et danse, Polly se trimbale en slip, Polly picole. On ressort de cette vidéo à la fois étonné et touché. Etonné de n’y avoir vu ni larme ni cri. Et touché d’y avoir croisé un personnage beaucoup plus humain qu’en photo. « Les gens s’attendent trop à ce que je sois sérieuse. Ils ne m’accordent même pas le droit à l’humour« , disait-elle déjà à ses débuts. « Je sais que mon nouvel album va en étonner ? il est tellement doux ! ?, mais je ne peux concevoir la vie autrement. Quoi de plus excitant que de surprendre ? J’ai beaucoup changé récemment, j’ai sans doute mûri. Je ne regrette aucun de mes disques passés ? ils sont le reflet d’une époque de ma vie ? mais je suis soulagée d’avoir su passer à autre chose. Je me suis assagie, je vois les choses différemment aujourd’hui. Ma vie a changé : je fréquente des gens nouveaux, je vis dans ma propre maison’ Désormais, je n’ai plus besoin de crier pour me faire entendre. Je crois que certains silences en disent plus long que tous les hurlements du monde. » Après la force effrayante de Dry et le venin mal craché de Rid of me, place en 95 à la violence feutrée de To bring you my love. Ou comment la douceur peut devenir la plus terrible des armes.
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Emmanuel Tellier
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