Alors que sort enfin The Sound of McAlmont & Butler, l’album photo d’un amour d’été entre le guitariste le plus doué de sa génération et la voix la plus remarquable de la nouvelle soul anglaise, David McAlmont retrace son effarant chemin de croix, des exorcistes de Guyane aux paillettes de Top of The Pops. L’art de tomber au mauvais moment, au mauvais endroit.
Il a suffi de quelques chansons pour s’en convaincre : pour traîner ainsi une mélancolie crampon dans les refrains les plus effrontément pop, les plus luxuriants et gothiques depuis les Walker Brothers, cette voix ne pouvait que revenir de loin. On s’était accroché à ces chansons audacieuses et mégalomanes contre vents et marées, certain que les jésuites du rock indé perdaient encore là une belle occasion de larguer leur chambrette monochrome pour une expérience haute en couleur.
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On a ensuite été stupéfait de voir McAlmont en photo : comment cette petite voix plaintive pouvait-elle venir de ce corps d’athlète, comment ce chant si blanc on pensait même aux pâlots Lotus Eaters de Liverpool pouvait-il venir de ce magnifique Black à l’allure guerrière ? Il devait y avoir erreur sur la pochette. Des erreurs, David McAlmont en aura finalement beaucoup commises dans sa vie : d’être né noir dans une banlieue blanche et cossue de Londres, d’avoir grandi homosexuel dans une Guyane machiste et un rien fanatique, de ne jurer que par Bacharach dans le monde terne et analphabète du rock indé anglais. McAlmont, totalement innocent, paiera souvent au prix fort son seul crime : être systématiquement la mauvaise personne au mauvais endroit. Chienne de vie, dont les témoins bien extérieurs font généralement des films très drôles où Pierre Richard accumule les déveines. Moins drôle qu’une comédie familiale, la vie de David McAlmont, elle qui frôla trop souvent le désespoir complet, les pires humiliations et une incompréhension systématique.
Ayant enfin purgé sa peine, David McAlmont vit aujourd’hui dans une vaste demeure bohème chic de Londres avec son ami, un peintre à qui il sert volontiers de muse. Bizarrement équilibré et serein après tant d’années d’acharnement et d’ingratitude, il est enfin l’homme au bon endroit : sur la scène, couverte de paillettes, d’un Top of The Pops d’où il nargue avec jouissance la méchanceté des hommes.
David McAlmont : Toute cette méchanceté a fait que j’ai placé la barre très haut en musique. Je me devais d’impressionner ces gens et donc de ne jamais toucher au banal. J’avais besoin d’être écouté. C’est ça qui compte, beaucoup plus que les chiffres de vente. Grimper dans le Top 10 anglais n’est pas très prestigieux quand on voit contre qui on se bat. Ce qui compte, c’est qu’on me confirme que mon travail a sa petite valeur historique. J’estime avoir une chance inouïe d’avoir grandi entouré de disques qui ont bouleversé et sauvé ma vie. La bande-son de mon existence a été magnifique, je dois continuer à la composer pour les autres, tenir pour eux le rôle que Bowie a joué pour moi. Ecrire pour l’instant présent, je laisse volontiers ça aux autres, qu’ils se disputent l’os de Top of The Pops sans moi. J’ai trop souffert des discriminations pour, à mon tour, mettre des barrières dans ma musique.
D’où vient ce son, exubérant et extraterrestre pour 1995 ?
Probablement d’un manque total de confiance en moi. J’avais tellement peur du vide que j’ai énormément décoré. Je ne comprends pas tous ces groupes qui se contentent du strict minimum, à qui on offre cette chance et cet honneur incroyables de passer du temps en studio et qui gâchent tout par manque d’audace. A quoi bon polluer cette pauvre Terre de disques inutiles, qui finissent par encombrer les décharges publiques ? Cette irresponsabilité face à la musique me désespère, elle mérite mieux que ça. La maniaquerie est un devoir, même si j’ai aujourd’hui l’impression d’avoir fait le malin avec mon premier album. Mais c’était un réflexe de défense.
En enregistrant, avais-tu de glorieux modèles en tête ?
Je pensais à Burt Bacharach un de mes plus grands héros beaucoup plus qu’à Phil Spector. Personne n’a réussi à mettre aussi brillamment le romantisme en musique que Bacharach. De lui, j’ai appris que l’important était de jouer une musique sans âge, que les moqueries des contemporains n’importaient guère. Je ne comprends pas qu’on puisse faire de la musique aujourd’hui sans être fidèle à ses leçons : aller toujours plus loin, faire avancer la pop-music coûte que coûte. Je me souviens très bien de l’époque où est sorti le Unfinished sympathy de Massive Attack… A Noël, le NME a demandé à plein d’artistes quelle était leur chanson préférée de l’année : presque tous ont répondu Unfinished sympathy. J’étais fou de joie, certain que quelque chose de neuf et de courageux allait démarrer. Et les uns après les autres, ces artistes ont sorti leurs disques sans prendre un seul instant en compte ce son révolutionnaire. Retour à la routine : tous avaient vu le signal, avaient vu ce à quoi pourrait ressembler la pop-music, mais tout le monde a fait comme si de rien n’était. Seuls Björk et Portishead ont eu le courage de se lancer à la poursuite de cette incroyable chanson. Les autres sont rentrés confortablement chez eux.
Quand tu joues à Top of The Pops, t’y sens-tu à part ?
J’ai passé ma vie sur la touche, ça ne va pas changer aujourd’hui. Je n’ai jamais fait partie d’une bande, mon cerveau est habitué à fonctionner en solitaire, à ruminer des idées bizarres. Quand je me retrouve parmi les groupes qui passent à Top of The Pops, je suis stupéfait par leur manque de réflexion, leur absence d’amour pour la musique. Ils n’ont pas ce rapport vital que j’ai aux disques, je n’ai pas l’impression que leur vie ait été à ce point marquée par la musique. Mes héros viennent d’un autre monde : Bowie, Bolan, Sinatra, Scott Walker… Ils faisaient des efforts pour à la fois flatter l’oreille et l’œil. Quand j’ai commencé à jouer dans un groupe, la scène de Manchester et la noisy-pop étaient à leur sommet : je n’arrivais pas à croire qu’on ose monter sur scène avec un tel manque de charisme. Ils auraient mieux fait de rester chez eux plutôt que d’affronter le public en regardant leurs chaussures. La musique me plaisait, j’allais donc aux concerts, mais je fermais les yeux : je n’avais pas le courage d’affronter une telle misère.
D’où est venue ta passion pour la musique ?
De ma mère. Elle achetait les singles à la mode et moi, systématiquement, je n’écoutais que les faces B. Avec ma s’ur, on faisait des play-backs… J’ai alors commencé à composer des petites chansons tout seul, sans instrument je compose d’ailleurs toujours ainsi, uniquement dans ma tête. Pendant des années, tout ce que je connaissais de la musique contemporaine était de vagues souvenirs de Top of The Pops avec Bowie et Bolan. Ma famille avait quitté l’Angleterre pour la Guyane et je me suis accroché à ces lointaines images comme à une bouée. Grâce à ces souvenirs d’Angleterre, j’avais enfin un but : devenir une star, ça m’a permis de tenir. Ce n’est que des années plus tard que j’ai compris qu’être une star ne servait à rien si cette position ne reposait que sur du vent. Alors je me suis mis à bosser la musique, j’avais déjà plus de 20 ans, j’avais perdu assez de temps à rêvasser bêtement. Il était temps de m’y mettre : j’ai acheté mon premier disque à 21 ans, je m’étais peut-être un peu trop reposé sur ma mère jusque-là (rires)… Quand j’ai fini par quitter la Guyane pour revenir à Londres, en 87, je me suis mis à acheter des disques avec frénésie. J’ai ainsi découvert Prince, qui m’a fasciné pendant des années. N’ayant eu accès en Guyane qu’à la soul-music, le choc culturel a été violent à mon retour. Pendant deux ans, j’ai été totalement paumé, il me manquait toutes les bases. Mais dès 89, j’avais comblé mon retard, je pouvais tenir une conversation sur la musique sans silence gêné.
Pourquoi ta famille a-t-elle tant bougé ?
Mon père, nigérian, a disparu quand j’avais 6 ans. Ma s’ur Tony et moi sommes restés avec ma mère en Angleterre jusqu’à ce que j’aie 11 ans. Et là, nous sommes partis dans son pays, la Guyane. J’avais eu le temps de m’habituer à certaines choses en Angleterre, j’ai vécu le déménagement comme un drame. Ma mère était infirmière, elle pensait être plus utile là-bas qu’à Londres. Moi, je ne rêvais que de les plaquer pour revenir en Angleterre. Le problème d’un pays du tiers-monde, c’est que je n’y trouvais pas mes dessins animés préférés, mes bonbons, mes bandes dessinées. Je détestais tellement la Guyane que je me suis totalement replié sur moi-même. Je m’y sentais comme un poisson qu’on aurait sorti de force de son aquarium. Ça n’a fait qu’accroître un processus de dégoût qui avait déjà commencé en Angleterre, quand nous avions quitté la banlieue de Croydon où je me sentais bien pour la région de Norfolk. J’avais 8 ans et j’étais le seul Noir de l’école. Et en Guyane, c’était l’inverse : tous les Noirs se moquaient de moi, me traitaient de petit Anglais… Je me suis alors tourné vers la religion, devenant un véritable adorateur de Jésus, un fanatique.
En as-tu bavé avec les enfants de ton âge ?
A Norfolk, je ne me suis fait tabasser qu’une seule fois. Je m’en souviendrai toute ma vie. Mon meilleur copain s’appelait Nick et, chaque matin, nous marchions ensemble jusqu’à l’école. Lui et deux autres garçons m’ont dit de les suivre, car Nick avait trouvé un oiseau mort qu’ils voulaient me montrer. D’un seul coup, sur un chemin désert, ils ont enlevé leurs manteaux : ils avaient des serviettes mouillées autour des poings et m’ont tabassé comme des fous. J’étais stupéfait : pourquoi Nick me faisait-il ça ? En rentrant à la maison, j’ai éclaté en sanglots. Ça a rendu ma mère folle de rage et, le lendemain, j’ai tout raconté à notre instituteur. Rien à foutre de passer pour un mouchard… Tout ça à cause des parents de Nick, qui avaient dû lui faire découvrir à son insu le racisme par une remarque du genre « Qu’est-ce que tu fous avec ce Noir ? » Ça ne s’est pas arrangé en Guyane, j’étais tellement efféminé qu’on me traitait sans cesse de sale tapette.
Qu’est-ce qui t’a fait tenir si longtemps ?
L’habitude. Me faire insulter était devenu ma norme… Je savais de toute façon que je n’étais pas comme eux, c’était presque normal de se faire traiter comme un extraterrestre. Pourtant, curieusement, ça s’arrêtait généralement aux insultes. Je me suis identifié au Christ, j’étais certain qu’il fallait que je souffre pour le reste de l’humanité… Au bout de quelques mois de fréquentation assidue d’église, j’ai commencé à comprendre que ma sexualité posait un problème, que je vivais dans le péché. Je suis allé voir un prêtre pour lui expliquer ce que je ressentais, que j’avais le sentiment d’avoir des pulsions qui m’interdiraient l’accès au paradis. Là-bas, ils croient beaucoup à la sorcellerie, aux esprits. On m’a trimballé dans tout le pays, nous avons rencontré tous les guérisseurs et sorciers, qui ont tenté de me guérir de ma maladie : l’homosexualité. Ils mettaient leur main sur mon front pour faire sortir le mal, c’était très effrayant : je ne parvenais pas à vomir comme ils me le demandaient.
Voulais-tu vraiment être délivré de ce « mal » ?
La vie aurait pu être plus simple si je n’avais pas eu ces attirances… Je rêvais de devenir comme les autres. J’ai bien changé d’avis depuis. Je ne pardonnerai jamais à l’Eglise de m’avoir fait à ce point culpabiliser. Quand je suis rentré en Angleterre, j’ai bien essayé d’aller à quelques messes, mais je ne ressentais plus rien. Sept années de tortures mentales, de tentatives permanentes de me remettre sur le droit chemin ont eu raison de ma foi. Ils avaient réussi à me faire croire que j’étais possédé, le Mal incarné. Alors que ces pulsions étaient naturelles, irrévocables.
En parlais-tu avec ta mère ou ta s’ur ?
Mon père étant parti, j’aurais dû être le mâle de la famille (rires)… Elles rentraient déprimées à la maison, n’ayant l’une et l’autre entendu que des vacheries sur moi pendant toute la journée. Mon style de vie les perturbait. Aujourd’hui, je sais qu’elles avaient tort mais à l’époque leur désapprobation m’isolait encore plus. Je suis étonné, en y repensant, d’être sorti indemne d’une telle adolescence. Elle m’a au moins permis de réfléchir à mon propre système de valeurs étant totalement délaissé par les autres, j’avais beaucoup de temps à moi pour réfléchir au futur, pour lire. Ça a formé mon imagination, mais dans la douleur. J’étais malheureux que les autres ne m’invitent pas à jouer au foot avec eux. Je ne pouvais même pas travailler, personne ne voulait m’embaucher. J’ai finalement réussi à trouver un petit boulot, où on me payait en billets d’avion : c’est ainsi que je me suis évadé de Guyane. Je n’ai rien dit à personne, sauf au curé. Le matin du grand départ, je me suis rendu comme chaque jour à l’église et à la fin de la messe, il a dit « Prions pour notre frère David, qui va nous quitter ce soir. » J’ai remonté l’allée centrale et chaque personne est venue me toucher, me parler. C’était la première fois qu’on s’intéressait à moi.
Attendais-tu beaucoup de ta nouvelle vie ?
J’attendais que la vie commence, point à la ligne. J’avais 20 ans, il était temps de prendre une décision, de ne plus me laisser porter sans réagir. J’étais certain que j’allais réussir dans un domaine ou un autre. Je m’attendais à retrouver l’Angleterre comme je l’avais quittée, neuf ans auparavant. J’étais parti avec un gouvernement travailliste, je suis revenu pour découvrir le thatchérisme… La moitié des Anglais étaient soudain devenus ambitieux, avides, ne rêvaient que de réussite sociale, tandis que l’autre moitié était exaspérée, à bout de nerfs. Heureusement, les marques de bonbons et de biscuits je rêvais depuis des années de Jaffa Cakes étaient toujours là (rires)… Pendant mes quatre premières années à Londres, je n’ai plus ouvert un bouquin : j’avais été tellement sevré de télévision en Guyane que je passais mes journées devant le poste ou au cinéma, à rattraper le temps perdu. Mais je me suis vite rendu compte que la vie d’un Noir n’était pas si facile à Londres. J’ai repris les études : cours dramatique et musique… Il fallait que je devienne une star, pour que tous ces gens qui m’avaient jusque-là mis des bâtons dans les roues cherchent à me revoir. Pour le plaisir sadique de leur dire, à mon tour, d’aller se faire enculer. Je serais ravi que les salauds qui m’ont tabassé, gamin, dans une ruelle de Norfolk m’aient vu la semaine dernière à Top of The Pops.
Tu as démarré la musique dans l’anonymat d’un groupe The Thieves. N’étais-tu pas encore prêt pour chanter en solo ?
Il m’a fallu du temps pour me débarrasser de mon éducation chrétienne et admettre une bonne fois pour toutes que je serai homosexuel pour le restant de mes jours. Au lieu de me détester et d’avoir honte, j’ai enfin commencé à m’amuser. Comme j’avais pas mal chanté à l’église, je me suis dit « Pourquoi ne pas continuer ? » J’aurais suivi n’importe qui, j’ai répondu à la première annonce du Melody Maker. C’est ainsi que j’ai rejoint les Thieves, où le compositeur Saul Freeman m’a poussé à sortir de ma coquille, à utiliser plus ma voix. Et quand j’ai eu suffisamment confiance en moi, je me suis envolé. J’ai tendance à être, au sein d’un groupe, comme dans la vie : j’accepte tous les compromis, je laisse tout passer. Les gens abusent de ma gentillesse, en profitent pour m’insulter, me rabaisser : je suis donc mieux en solo.
C’est curieusement en compagnie de Bernard Butler l’ancien guitariste de Suede, qui vient d’un univers très différent du tien que tu as finalement connu la gloire.
J’ai toujours aimé les guitares anglaises. Tous ces groupes de Seattle Nirvana compris ne m’ont jamais ému alors que Blur, Morrissey ou New Order me bouleversent. Les seuls Américains qui me touchent vraiment, c’est Jeff Buckley et Low. Le reste est trop réaliste pour moi. Car j’aime quand la musique permet de s’échapper de la réalité, quand je ne comprends rien aux paroles. C’est pour ça que je n’aimais pas Suede : même si j’adorais la guitare, je trouvais le chanteur lourd, sans grâce. Quand on m’a présenté à Bernard, j’ai joué le blasé, je lui ai dit que je ne savais pas si je voulais bosser avec lui. Alors que j’en crevais d’envie. Je me suis très vite rendu compte que, là encore, la relation ne pouvait pas fonctionner : je suis très ouvert et affable, alors que lui est renfermé, taciturne. La communication ne pouvait plus se faire que par la musique. Pour un bavard comme moi, c’était impossible, trop frustrant.
Les vingt premières années de ta vie t’ont-elles rendu pessimiste ?
Je n’attends rien de personne, j’ai été trop déçu. Je sais pertinemment que tout bonheur est éphémère et ne mérite donc même pas d’être mis en chanson. La joie, c’est un très mauvais sujet de songwriting. Alors qu’avec la mélancolie, on sait très bien que ça va durer, que ça reviendra un jour. Que même si tout va bien, ça ira plus mal un jour.
David McAlmont,The Sound of McAlmont & Butler (Hut/Delabel)
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