Toujours pas remis de l’échec carabiné de « Even cowgirls get the blues », l’auteur de « My own private Idaho » va peut-être rebondir avec « Prête à tout », un « film de studio » réussi et personnel. Gus Van Sant revient sur ses ratages et ses réussites, évoque l’homosexualité latente dans « Lawrence d’Arabie » et déniche même des passerelles entre « Even cowgirls » et « Autant en emporte le vent » comme entre « Drugstore cowboy » et « La Guerre des étoiles ».
Cowgirls & boys
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Qu’avez-vous fait entre Even cowgirls get the blues et Prête à tout ?
Rien. Le montage d’Even cowgirls get the blues n’était pas achevé que je commençais déjà le tournage de Prête à tout. Juste avant Cowgirls, j’ai travaillé un script sur Harvey Milk, un politicien gay à San Francisco qui avait été assassiné. Vous voulez savoir ce qui est arrivé après ? J’ai été viré. La Warner ne m’aimait pas. J’étais la cinquième roue du carrosse. Si je m’étais appelé Steven Spielberg, pensez-vous qu’ils auraient pris le risque de me jeter ? Je ne voulais pas simplement faire un film sur Harvey Milk mais sur toute la communauté gay. Harvey Milk n’était pas seulement un homme politique doué, et ses ambitions ne se limitaient pas à la mairie. Il voulait être le représentant de Castro Street, où il habitait son intérêt pour la politique s’est révélé le jour où il a emménagé dans cette rue. C’est son identité gay qui a suscité sa vocation politique. Je voulais montrer ce que signifie le fait d’être gay, représenter à l’écran cette identité.
Si vous aviez pu faire le film comme vous l’entendiez, comment à votre avis le public américain aurait-il réagi ?
L’Amérique des villes est plus que préparée à recevoir un tel film. Mais c’est l’Amérique du Midwest qui semblait préoccuper les producteurs. J’ai toujours eu Lawrence d’Arabie en tête et pourtant, selon eux, mon point de vue restait trop étroit. Je pense qu’une minorité comme les gays pouvait intéresser toute l’Amérique, mes producteurs étaient persuadés du contraire. Un film comme Lawrence d’Arabie montrant un colonel anglais emmener des Arabes à la guerre ne me semble pas non plus a priori susceptible d’attirer l’Amérique du Midwest et pourtant… Dans Les Sept piliers de la sagesse, T. E. Lawrence essayait d’expliquer la mentalité arabe : j’aurais voulu montrer ce qui se passe dans la tête d’un gay, ce qui le motive et ce qu’il représente.
Il y avait aussi un arrière-plan homosexuel très explicite dans le livre de Lawrence.
C’est une des raisons pour lesquelles Lawrence était à ce point attiré par la culture arabe : il n’y existait pas de frontière aussi nette entre la sexualité gay et la sexualité hétéro. C’est aussi pour cette raison que T. E. Lawrence m’intéresse à ce point. Malheureusement, on ne retrouve pas cet aspect dans le film de David Lean il y fait juste allusion, ce qui est quand même assez gonflé pour un film tourné en 1961. Dans Lawrence d’Arabie, vous voyez un homme mener d’autres hommes qui ne savent pas ce que c’est d’être menés ils ne connaissent rien non plus à l’organisation de guerre à l’anglaise. Et pourtant, Lawrence y arrive par son amour pour la mentalité et la culture arabes. C’est la même chose pour Harvey Milk, c’est d’abord un amour pour sa sexualité et ceux qui la partagent qui le pousse à devenir un leader.
Comme dans le livre de T. E. Lawrence, la notion d’identité sexuelle est parfois assez floue dans vos films. Par exemple, le personnage de Sissy Hankschaw dans Even cowgirls get the blues fait l’amour avec des hommes et des femmes sans que son identité sexuelle soit particulièrement définie.
La sexualité de Sissy telle qu’elle apparaît dans le livre de Tom Robbins pourrait être qualifiée de pan-sexuelle. Elle fait l’amour avec des filles, et c’est présenté comme une chose tout à fait naturelle. Les jeunes garçons prostitués dans My own private Idaho conçoivent davantage leur sexualité comme un business, laissant peu de place à l’émotion. Avant d’être gays, ils prennent de l’argent ; pour en gagner plus, ils auraient très bien pu faire l’amour avec des femmes.
Comment expliquez-vous l’échec cuisant de Even cowgirls get the blues ?
Il m’a fait mal. Je n’ai pas arrêté d’y penser depuis. A lire les critiques, les problèmes sont nombreux. Seulement moi, j’aime beaucoup le film, je vois mal ce qui cloche. Il m’arrive encore de pleurer en le revoyant. Si je devais le refaire, je m’attaquerais sans doute au scénario. Beaucoup considéraient comme inadaptable le roman de Tom Robbins et c’est pour cette raison que je m’y suis collé de toute façon, à chaque fois que je commence un film, je m’entends dire que je n’y arriverai jamais. Lorsque vous prenez des risques à chaque film, et c’est mon cas, arrive fatalement le jour où vous allez vous planter. Tom Robbins était très satisfait de voir le film descendu par tout le monde, il préférait la réprobation générale à des avis partagés.
Qu’est-ce qui vous intéressait dans son roman ?
Il s’agit d’un livre très new-age. Il s’agissait pour Robbins de définir de nouvelles règles pour raconter une histoire, de combiner plusieurs types de narration. Robbins joue également beaucoup sur le mélange des genres, insistant sur le roman d’amour. Sissy vit une multitude d’histoires d’amour, à un rythme très proche de celui d’Autant en emporte le vent. De plus, Sissy est une auto-stoppeuse, je pouvais donc transformer son histoire en road-movie comme tous mes films précédents. La manière dont Robbins décline le temps m’attirait aussi beaucoup. Le temps mesuré par le voyage, la distance, le temps mesuré de manière littérale, historique, philosophique, religieuse.
Prête à tout est votre premier film dont le sujet ait été développé par un autre que vous-même. Qu’est-ce qui vous a attiré dans cette histoire ? L’obsession pour la télévision du personnage interprété par Nicole Kidman ne m’intéressait pas beaucoup je n’ai jamais été très excité par ce médium. Par contre, la communauté qui l’entoure est beaucoup plus passionnante : toute cette Amérique de la classe moyenne dans laquelle j’ai grandi. Là où j’ai été élevé, il y avait des gamins issus d’un milieu riche, d’autres d’un milieu beaucoup plus pauvre. Prenez Susan : elle vient d’un milieu plutôt favorisé et elle épouse un type dont les parents, d’origine italienne, sont beaucoup plus modestes. On pouvait voir les mêmes contrastes dans la petite ville du Connecticut où j’ai grandi. Il y avait une communauté italienne très importante, très soudée, de manière presque génétique. Le garçon italien épousait toujours une fille italienne bien comme il faut. D’un autre côté, vous aviez les fils de cadres travaillant à New York le jour, rentrant chez eux le soir, élevés avec amour par des parents dont le souci premier était de les éloigner de la ville. Les gamins d’origine italienne sortaient toujours avec les blondes très riches, sans doute parce qu’il était plus facile de coucher avec elles qu’avec les Italiennes qu’ils finiraient par épouser. Ces garçons étaient très beaux, les filles aussi, mais il émanait un véritable malaise de ces unions. On savait qu’ils ne resteraient jamais plus d’une année ensemble, que la logique des classes finirait par prendre le desssus. C’est ce paradoxe que j’ai voulu traiter : l’impossibilité de l’union entre Nicole Kidman et Matt Dillon.
L’empreinte de la famille, très présente dans Prête à tout, se retrouve aussi dans Idaho et Cowgirls. La famille est-elle pour vous un élément de dramatisation ou une obsession personnelle ?
C’est très personnel. Les familles sont passionnantes. La manière dont vous êtes élevé a des implications directes sur votre vision du monde. C’est sans doute la chose la plus intéressante dont je me sois rendu compte durant mon existence. Dans Idaho, Scott est rattrapé par la famille rigide et guindée dont il est issu. Cowgirls parle d’une auto-stoppeuse voyageant dans tout le pays et trouvant sa famille dans un ranch une famille de femmes avec lesquelles elle décide de rester. Même mon projet de film sur Harvey Milk parlait du désir de se trouver une famille. La communauté de Castro Street ressemble à une famille d’hommes partageant le même idéal et couchant parfois ensemble.
Drugstore cowboy et My own private Idaho deux films sur les junkies et les garçons prostitués, à des années-lumière de l’univers dans lequel vous avez grandi ont-ils été faits en réaction à votre environnement ?
Certainement : des films comme Mala noche, Drugstore cowboy et My own private Idaho sont très éloignés de la ville où j’ai été élevé. Leur univers est aussi aberrant pour moi que celui d’un conte de fées. J’avais sans doute besoin de raconter des histoires situées dans un contexte dont j’ignorais tout. Dans le cas de Mala noche, il s’agit de vagabonds et d’ivrognes dans une épicerie sur Skid Row. Dans Drugstore cowboy, on découvre un pays peuplé de voleurs et de junkies et, dans Idaho, une contrée où évoluent des jeunes sans abri vendant leur corps pour de l’argent. Ces trois films sont très proches, mais en un sens très éloignés du public. Aussi loin que La Guerre des étoiles peut l’être du spectateur moyen. Ma démarche n’a rien d’extraordinaire, elle est même terriblement banale : il s’agit simplement de plonger le spectateur dans un univers dont il ignore tout.
Drugstore cowboy parlait de l’accoutumance à la drogue. Prête à tout parle d’un autre type de drogue : la télévision et le star-system.
Je crois que Susan est plutôt dépendante de sa propre image. Elle n’en peut plus de se regarder tous les jours. Ce n’est pas son image télévisuelle qui la fascine mais son image tout court quelque chose de typiquement féminin. Une femme passe des heures et des heures devant la glace, alors qu’un homme enfile son smoking en deux secondes sans même prendre le temps de se raser. Certaines femmes commencent le matin à se préparer pour le soir, Susan appartient à cette catégorie. Elle n’a rien à faire de sa vie, si ce n’est se pomponner. Le reste de son existence est vide : elle serait anorexique, cela reviendrait au même. En ce sens, on peut parler de drogue. Elle découvre que la télévision est le vecteur idéal pour promouvoir sa propre image. Cela pourrait être autre chose. Ce n’est pas la télé en soi qui la fascine : elle en sait autant sur les médias que sur la politique c’est-à-dire pas grand-chose.
Votre film reprend la structure dramatique de certains reality-shows. Lesquels vous ont inspiré ?
Lifestyle of the rich and famous (La Vie des riches et des célébrités), sur les demeures des gens célèbres. Mais à part cela, pas grand-chose. J’ai grandi devant une télévision, je connais la télé mieux que n’importe qui. Depuis les sixties, elle n’a pas tellement changé. Il y a peut-être un désir du sensationnel encore plus exacerbé qu’auparavant, mais sans plus. A travers ces séquences où les deux familles témoignent de manière objective, je ne visais pas spécialement le reality-show, mais plutôt le reportage façon BBC sur un événement particulier. Cela dit, cet aspect du film est essentiellement dû à mon scénariste, qui possède une connaissance encyclopédique de la télévision et a truffé son scénario d’allusions à ses émissions favorites.
Dans Drugstore cowboy, William Burroughs disait que l’interdiction de la drogue était un complot des gouvernements visant à mieux contrôler la liberté des citoyens. Pensez-vous que la télévision s’inscrive dans un tel complot ?
Si vous vous inscrivez dans la logique de Burroughs, absolument. La télévision représente l’une des plus grandes conspirations jamais conçues par un être humain. Il irait même plus loin, pour vous affirmer qu’il s’agit d’une chose tellement diabolique qu’elle ne peut être que le fruit d’un cerveau extraterrestre. Je vous dirais que la télévision existe et continue de croître parce qu’elle comble un manque c’est donc beaucoup plus insidieux. Je ne pense pas que quelqu’un cherche à contrôler quoi que ce soit, je ne vois pas le FBI derrière tout cela. Par contre, la télé possède des côtés autodestructeurs. Prenez quelqu’un comme Brandon Tartikoff, l’ancien ponte de NBC : il a disparu de la circulation, comme s’il avait été dévoré par son propre média. La télé est comme un virus qui se retourne souvent contre celui qui l’utilise. On ne peut pas expliquer la télévision : c’est comme si vous me demandiez comment l’univers a été créé je ne sais pas. La télé n’a pas d’origine.
{"type":"Banniere-Basse"}