Totalement libérés des pressions par le triomphe de Fous à lier, Les Innocents ont enfin pu enregistrer sans le moindre parasitage l’album qui leur ressemble : Post-partum, où le groupe de Jipé peut enfin bomber le torse, assumant son amour des chansons et sa peur des mots.
En treize ans de carrière, Les Innocents n’ont sorti que trois albums.
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Jipé : Si notre travail s’arrêtait à l’écriture des musiques, nous pourrions sortir un disque tous les six mois. Mais c’est le reste qui nous freine : écrire des textes, c’est une douleur terrible pour moi, une grosse corvée. Au départ, on s’en moquait un peu, on chantait n’importe quoi, persuadés que les gens n’écouteraient pas les mots. Mais concert après concert, nous avons réalisé que le public était extrêmement réceptif, qu’on ne pouvait pas lui raconter n’importe quoi. Une fois passée l’excitation des débuts les premiers concerts, le premier 45t , il y a une notion de responsabilité qui s’installe : il ne s’agit plus de chanter seulement pour sa copine, ses potes et ses parents, mais pour des centaines d’individus attentifs.
Pourquoi écrire en français est-il si douloureux ?
Parce que je n’arrive pas à écrire simplement. Lorsque je veux chanter quelque chose de simple, de basique, je ne trouve pas les mots tous me semblent moches et absurdes. J’aime les mots fortement musicaux et, en français, ils sont difficiles à trouver. Murat, j’aime bien le lire, mais musicalement, il ne m’a jamais enchanté. Alors que Bashung et ses paroliers ont vraiment su inventer une langue musicale : on dirait presque une langue étrangère. Je me suis renseigné sur les méthodes d’écriture de ceux que j’admire et j’ai réalisé que Bashung et Souchon étaient dans la même galère que moi. Le français, c’est une langue terrifiante, qui n’épargne personne. Bashung écrit presque tout à la dernière minute : il fait la navette entre le studio d’enregistrement et un endroit calme avec du papier et un stylo.
Dans ton cas, ces difficultés font-elles naître un fort sentiment de culpabilité ?
On se sent vraiment con lorsqu’on doit entrer en studio et qu’on n’est pas parfaitement préparé. Je me dis que je fous tout en l’air, que je ne suis pas à la hauteur. Musicalement, nous avons réussi à trouver une méthode de travail principalement axée autour de ma relation avec le guitariste Jean-Cri , mais pour les textes, c’est une vraie catastrophe. Le fond du problème, c’est que nous sommes beaucoup trop pudiques pour bosser ensemble. Je peux me balader six mois avec quelques mots griffonnés sur un bout de papier sans être capable de les montrer à qui que ce soit, pas même à Jean-Cri. Ma femme me voit me tordre de douleur sur ma feuille blanche, elle dit que je suis fou… Je ne dois pas être fait pour ça, pas formaté pour l’écriture. Moi, je n’ai jamais voulu être chanteur pour écrire des textes. A 10 ans, lorsque j’ai décidé que je voulais devenir rock-star, je ne pensais pas que ça pouvait impliquer une activité aussi laborieuse que l’écriture des textes. Je ne savais pas que le chanteur devait raconter quelque chose à son public.
Aujourd’hui, tu n’as plus aucune ambition dans l’écriture ?
Si, mais c’est une ambition fatalement frustrante. Lorsque je travaille chez moi, il y a toujours cette envie de bien faire, d’être plus malin que les autres. Mais je sais que je vais toujours finir par me décevoir. Nous avons essayé plusieurs méthodes pour vaincre le problème. Jean-Cri a même essayé d’écrire en buvant, mais ça ne marche pas (rires)… Ensuite, nous nous sommes mis en tête de raconter des trucs extrêmement personnels, des choses sur notre vie intime, mais ce fut un nouvel échec. Trop pudiques pour ça. La vie privée, c’est une source d’inspiration passionnante, mais je ne peux pas m’empêcher de me dérober, de tourner autour du pot. J’ai un alibi en béton : je suis chanteur au sein d’un groupe. Ça me permet de me planquer derrière les autres. Après tout, pourquoi imposerais-je mes petites histoires personnelles puisque nous sommes quatre dans ce groupe ?
Face à la page blanche, l’urgence peut-elle être un remède ?
L’urgence est une solution de secours, rarement une solution miracle les textes demandent avant tout du temps et de la persévérance. Comme une seconde langue à l’école : quelque chose comme le latin ou l’allemand, un truc besogneux. Alors que moi, j’ai précisément choisi cette vie-là pour ne pas travailler. J’admire Dominique A : voilà un type qui chante des choses merveilleusement simples, qui donne l’impression de n’avoir jamais bossé comme un malade sur ses textes. Moi, je serais incapable d’écrire ce qu’il chante, je n’arriverais pas à assumer cette simplicité-là. J’envie ce type tous les jours… J’ai souvent l’impression que je mets tout ce que j’ai à dire dans la musique, qu’elle véhicule assez de sentiments toute seule. Si nous allions au bout de cette logique, on sortirait des disques instrumentaux. Il y a longtemps que nous avons accepté le problème des textes : nous l’avons digéré, nous vivons avec. C’est une douleur, mais une douleur reconnue et admise. En même temps, il est profondément frustrant de ne pas pouvoir avancer plus vite, de ne pas être capables de sortir un disque « gratuit », spontané, quelque chose comme le Protest songs de Prefab Sprout. Une seule fois, avec notre album de chants de Noël, nous avons pu sortir un de ces disques instinctifs, sans réfléchir. Et c’était un disque de reprises (sourire)… Le reste du temps, nous nous posons trop de questions.
Cela signifie-t-il qu’il y a des trous dans votre discographie, des albums manquants ?
Il y a toute une évolution qu’une discographie ne peut pas représenter. Mais je n’ai jamais cru à ce truc d’artiste : « Faisons un album comme si c’était un Polaroïd, une photo de nous à ce moment très précis. » J’ai toujours trouvé cette approche un peu prétentieuse. Pour nous, un album, c’est avant tout une bonne collection de chansons, presque une compilation de 45t. Nous sommes des fabricants, il y a une véritable réalité commerciale à ce que nous faisons : nous fabriquons des chansons. Pour nous, elles ressemblent plus à des objets qu’à des créations sacrées. Et lorsque nous avons réuni dix petits objets bien fabriqués, bien équilibrés, alors nous sortons un album… Un des principaux moteurs de l’écriture, c’est aussi d’entendre des gens fredonner une chanson dont tu t’es toi-même lassé depuis longtemps. Pour toi, la chanson est vieille, dépassée, pas représentative et, pourtant, c’est celle que tout le monde chante. Tu te dis « Pourquoi celle-là ? On n’a quand même pas écrit que ça ! On a des tas de chansons plus intéressantes. » Alors là, tu te remets au travail.
On a parfois l’impression que vous êtes arrivés là par hasard, qu’il n’y avait pas de véritable désir de sortir du rang.
Il y a un certain effacement, peu d’envie de se montrer. Ce métier-là, on se sent con en le faisant, on ne l’assume pas. Quand ton voisin te demande ce que tu fais dans la vie et que tu réponds que tu es chanteur, tu te sens très mal. Tu as un peu envie de te planquer derrière tes chansons, que leur succès te permette de te cacher dans leur ombre… Je n’ai jamais voulu être « artiste », c’est pour moi un terme qui implique une forte dose de fumisterie. Il y a tellement de caricatures, quand on voit des gens comme Higelin… Je voudrais ne jamais ressembler à ça. Alors pourquoi je chante ? Sans doute parce que j’ai un vrai problème pour communiquer. Il y a un déficit que les chansons me permettent de combler, même partiellement. Dans nos musiques, il y a toutes les choses que je n’ai jamais réussi à dire à personne.
C’était quelque chose de conscient à tes débuts ?
Non, j’ai découvert ça en chemin. Au départ, mes motivations étaient plus terre à terre : d’un côté, je voulais probablement faire l’intéressant, ne pas être comme les copains de classe. Et de l’autre, il y avait un désir physique, très animal. Quand j’étais môme, j’ai très vite compris que j’étais profondément touché par la musique, que j’étais capable de pleurer en écoutant une chanson alors que mes copains restaient de marbre devant le même disque. Je ne connais rien au monde qui puisse me procurer autant d’émotions. Je suis un gamin de la ville et la musique a joué pour moi le rôle du terroir. Les disques, c’est un peu ma campagne… Grâce à la musique, je pensais pouvoir m’inventer une petite vie sociale, partager des choses avec les autres, communiquer par les disques à défaut de pouvoir vraiment communiquer par les mots. Mais j’ai vite réalisé que ma passion pour la musique deviendrait un facteur supplémentaire d’isolement. Pas forcément un isolement malheureux, d’ailleurs : on peut être très heureux en écoutant un disque seul dans sa chambre. Ça donne un petit côté résistant, rebelle, coupé du monde. On pose un disque sur sa platine et c’est tout un monde qui débarque dans sa vie. Et tant pis pour ceux qui restent à l’extérieur de ce monde-là.
Est-ce que la vie que vous menez aujourd’hui correspond aux attentes que vous aviez en débutant ?
Dix années ont passé entre le moment où nous avons formé nos premiers rêves de succès et le jour où nous avons senti que le vent tournait dans le bon sens. Dix années pendant lesquelles la magie a eu tout loisir de s’envoler, laissant place à des réalités plus sèches, plus cassantes. Quand j’étais gamin, je pensais qu’il suffisait de jouer un truc de qualité pour être heureux : une bonne chanson, c’était forcément la clé du bonheur (rires)… Depuis, j’ai réalisé qu’on pouvait écrire des choses formidables et rester malheureux toute sa vie. Et que d’être malheureux pouvait justement aider à écrire des choses formidables. Mais quand on a 10 ans, on n’a pas envie de voir ce qui se cache derrière l’image publique de la vedette, pas envie de gratter. Pour moi, tous les musiciens de Marc Bolan à Keith Richards étaient des types épanouis, en pleine forme. Je suis resté très naïf pendant des années, jusqu’à un concert de Mink Deville à l’Olympia c’était très tard, je devais déjà avoir 24 ans. Ce soir-là, mon rêve s’est brisé : le groupe refusait de monter sur scène parce qu’il n’avait pas reçu son cachet à l’avance. Ce fut un grand choc pour moi, un traumatisme terrible : jusqu’à ce jour, j’ignorais que les musiciens étaient payés pour jouer, je croyais qu’ils jouaient gratuitement, pour le plaisir. Cette soirée a cassé quelque chose en moi : c’était l’intrusion de la vie matérielle dans un univers que je croyais paradisiaque, coupé de l’argent et des soucis quotidiens.
Aujourd’hui, Les Innocents sont confrontés aux mêmes réalités commerciales. Comment le vis-tu ?
Assez mal. Moi, je n’étais pas préparé à tout ça, je rêvais de simplicité, de poésie… Aujourd’hui, le groupe bosse dur pour éviter d’avoir à céder du terrain sur des choses qui nous semblent essentielles. L’image, les pochettes : nous essayons de gérer tout ça nous-mêmes pour garder une dimension humaine, pour refouler le cynisme qui ne demanderait qu’à s’installer autour de nous. Lorsqu’on se rend à une émission de télévision, on essaye toujours d’être gais, souriants, de faire marrer les gens : c’est quand même plus cool que de passer son temps à râler. Si on prenait tout au premier degré, ce boulot serait très pénible, alors il faut se creuser la tête, avoir un peu d’imagination. On a cette chance incroyable d’être un groupe, c’est une force, une énergie. Lorsqu’on part en tournée ou en voyage de promotion, nous ne sommes rien d’autre qu’une bande de copains dans un camion. Il y a un côté équipe de foot qui nous fait du bien.
L’album précédent, Fous à lier, a extrêmement bien marché (cinq cent mille exemplaires vendus à ce jour). Dans quel état d’esprit avez-vous entrepris le nouveau, Post-partum ?
Pour la première fois, on savait qu’on allait enregistrer un disque qui nous ressemblerait. Pour la première fois, il n’y avait plus personne pour nous dire de monter la voix ou de refaire les guitares, nous étions totalement libres. Fous à lier aura surtout servi à ça : il aura permis d’établir un capital confiance, de pouvoir travailler à notre rythme, à notre façon.
Cette liberté est-elle uniquement le fruit de bons chiffres de vente ?
Pas seulement. Nous avons bossé très dur pendant des années, nous sommes allés au charbon quand beaucoup d’autres se seraient découragés. Une longue tournée en acoustique, puis des dizaines de concerts plus classiques, tout un travail de promotion : il fallait bien que cela paye un jour. Il se peut aussi qu’une ou deux de nos chansons aient collé à une époque, aient été dans l’air du temps. Tout cela est à la fois très inquiétant et très plaisant : le succès nous permet d’être plus sereins, mais il a aussi un côté très précaire, fragile. Pour Post-partum, nous ne nous sentions absolument pas « attendus ». Les gens qui ont aimé les tubes de Fous à lier nous ont peut-être oubliés. Alors voilà : je me suis préparé à l’idée d’être déçu. Je passe ma vie à me dire que chaque disque est le dernier, qu’il faut en profiter à fond parce que le bonheur peut s’envoler très vite.
Pour ce disque, auriez-vous pu céder à la tentation d’utiliser une recette ? Vous devez maintenant connaître un nombre d’éléments qui peuvent mener au succès…
Il n’y a eu aucun effort conscient, aucune application particulière depuis Jodie, qui était vraiment une tentative volontaire, un exercice d’écriture et de mise en forme. Aujourd’hui, c’est vraiment la passion qui l’emporte, un amour des belles mélodies qui annule toute idée de recette, de coup prémédité. Nous traitons toutes nos chansons de la même manière, comme autant d’enfants inséparables… Avec Post-partum, nous n’avions qu’une obsession : tout mettre en uvre pour que ce disque nous représente fidèlement, pour qu’on soit capables de l’écouter dans quelques années en disant « C’était bien nous ».
Pourquoi cela n’a-t-il pas été possible plus tôt ?
Depuis des années, nous savions exactement ce que nous voulions faire, mais il y avait toujours un intrus dans notre histoire. Un producteur anglais sur lequel nous nous sommes trompés pour l’enregistrement de notre premier album, puis des gens de notre maison de disques qui nous ont fait gentiment comprendre que c’était un métier : « Bon, les gars, on a été sympas avec vous, mais maintenant il faudrait vous y mettre un peu plus sérieusement. » Malgré tout, il n’y a aucun remords à avoir. Nous avons mis beaucoup de temps à arriver là où nous sommes, mais nous avions beaucoup de choses à apprendre.
Vous ne ressentez aucune animosité envers ceux qui ne croyaient plus en vous il y a quelques années ?
Il y a eu des moments difficiles. Certaines personnes nous ont freinés, n’hésitant pas à nous rabaisser quand nous avions, au contraire, besoin d’être soutenus. Il y a un minimum de psychologie à avoir quand tu fais ce genre de métier. On nous traitait de losers, on nous renvoyait nos chansons à la face. « Eh ! les p’tits gars, votre truc, on dirait le générique de FR3. Pire : on dirait du Costello ou du John Hyatt, des gens qui vendent dix mille exemplaires de leurs disques. Allez, retournez au boulot. » Alors, par moment, je tombais dans le panneau : je me disais que je m’étais peut-être trompé de voie, que je n’étais pas fait pour ce boulot. J’avais envie de tout plaquer, mais à un moment l’orgueil a repris le dessus. Finalement, cette crise a renforcé le groupe, elle a resserré nos liens. Soudain, ça devenait « nous contre les autres ». On allait leur montrer de quoi on était capables.
Les Innocents, Post-partum (Virgin).
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