Beaucoup voyaient en lui le De Niro des années 90. Sean Penn, le plus impressionnant personnage du cinéma américain, a préféré affronter ses démons en réalisant ses propres films : d’abord The Indian runner et aujourd’hui Crossing guard, où son copain Jack Nicholson se débat, comme lui, dans une Amérique et un monde qui tombent en décrépitude.
Je me suis mis à écrire il y a une quinzaine d’années, vers 20 ans. Des petites nouvelles, mais surtout de la poésie, des tonnes de poésies. Ensuite, je suis passé par une phase « politique » et quelques tentatives d’adaptation de bouquins pour l’écran. Et puis j’ai entendu cette chanson de Bruce Springsteen, Highway patrolman. J’ai longtemps cherché un écrivain pour en tirer un scénario jusqu’au jour où, à force d’y penser, j’avais quasiment l’histoire dans ma tête. Alors, j’ai commencé à rédiger le script de The Indian runner. Et il m’a paru évident que ce serait le bon : celui-ci devait être tourné, coûte que coûte.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Qu’as-tu en commun avec Springsteen ?
Nous explorons les mêmes territoires émotionnels. Je pense être très américain, comme le sont mes écrits et mes films. Mais je ne suis pas un inconditionnel de la culture américaine, pas un nationaliste. Je ne suis pas de ceux qui voudraient qu’on ne s’occupe que de notre pays, que nos impôts n’aillent surtout pas à l’aide internationale. Par contre, je me sens patriote dans le sens où, lorsqu’on est soldat, on ne quitte pas le bateau. Qu’il coule ou non. Je continuerai d’écoper, même en plein naufrage.
Tes films sont accompagnés des musiques de Springsteen, Dylan ou Creedence Clearwater Revival, comme si tu déplorais la perte d’une Amérique mythique.
On ne laisse pas tomber un ami, un amour ou une maîtresse sous prétexte qu’ils sont mal en point. Et l’Amérique est mal en point. Mais je lui resterai fidèle jusqu’au bout. Je sais bien qu’il existe des endroits meilleurs pour moi, mais je n’y vais pas. Je reste à bord de ce gros rafiot, avec son rock’n’roll et sa culture malade : je suis le fils de cette culture. C’est Sean et Freud (rires)…
Highway patrolman, le morceau de Springsteen extrait de Nebraska, a été le point de départ de The Indian runner . Quel a été celui de Crossing guard ?
La mort du fils d’Eric Clapton, qui est passé à travers la fenêtre. Je ne connaissais pas Clapton à l’époque, mais l’événement m’a profondément touché et a éveillé mes propres peurs car je me suis identifié à lui je venais juste d’avoir mon premier enfant. Quand vous réalisez qu’il va falloir préserver la vie de ce petit être sans même parler de l’aimer , il y a de quoi faire des cauchemars. Je me suis demandé comment il était possible d’affronter une telle question et me suis mis à écrire immédiatement.
Le film traite de la perte, mais aussi de la culpabilité.
On pallie cette perte par une intense dose de rage, mais qui ne vous mène nulle part : la rage vous fige dans le temps. Et il en va de même pour la culpabilité. On se sent obligé d’avoir ces sentiments, comme s’ils nous donnaient un habit de vertu. Alors que, en fait, ils ne nous apportent rien de même qu’un costume d’empereur ne fait pas de nous un empereur. Vous êtes assis là, à vous complaire dans la punition que vous vous infligez, que vous projetez soit vers l’extérieur par la rage, soit vers l’intérieur par la culpabilité. Mais dans un cas comme dans l’autre, vous n’avancez pas. Au moment où se déroule l’histoire de Crossing guard, six ans après l’accident, les protagonistes n’ont pas changé, n’ont pas grandi, l’un avec sa rage et l’autre avec sa culpabilité. A ce moment-là, soit ils s’acceptent mutuellement et mûrissent, soit l’un d’eux y laisse sa peau ce qui ne ferait qu’ajouter la perte à la perte.
As-tu vécu une perte insupportable, comme le personnage de Jack Nicholson dans le film ?
Je n’ai pas perdu d’enfant, et je suis incapable d’imaginer une perte aussi insupportable. Si vous faites tomber une pierre et une perle d’un avion, elles vont s’écraser au sol en même temps que l’une soit plus lourde que l’autre n’y change rien : c’est une loi physique. Par contre, l’âme corrompue de l’adulte va se fracasser plus tôt et plus violemment que l’âme d’un enfant ça échappe aux lois de la physique. Car pour moi, cette corruption émotionnelle est un fardeau étranger à notre nature contrairement à la pierre et à la perle, qui font partie de la nature. La pureté d’âme d’un enfant est plus importante : je ne pense pas que ce soit un truc sentimental, mais une loi spirituelle.
Quand se fait le passage de l’innocence à la corruption ?
Vers l’âge de 7 ans. Mais les parents commencent à corrompre leur enfant dès qu’ils lui apprennent à ne pas chier par terre. A partir du moment où vous conditionnez quelqu’un à vivre avec des notions culturelles forcées, vous devez en admettre les conséquences néfastes. Moi, je suis pourri jusqu’à la moelle, il n’y a aucun doute là-dessus (rires)… Vers 7 ans, quelque chose que je n’aimais pas me pendait au nez : on commence à ne plus voir les choses aussi clairement, à ne plus les sentir aussi bien, à s’égarer. On apprend à connaître la cupidité, la possession, la souffrance. J’y pense en permanence pour mes enfants. Même s’il y a des séquelles, on peut les transcender en donnant de l’espoir à ses enfants. J’essaye juste de leur prêter attention, de les sentir, de les regarder et de les écouter. Je ne peux pas faire mieux. Tous les jours, ils vous apprennent autant que vous leur apprenez et vous rappellent ce que vous êtes vraiment, au fond. J’ai un garçon et une fille, de 4 et 2 ans. C’est important pour un garçon d’avoir une s’ur. Je n’ai pas eu de s’ur, regardez le résultat (rires)…
Les filles auraient plus de sagesse ?
J’ai toujours pensé que leur grand défaut était leur manque de discernement dans le choix des hommes : elles ne sont donc pas parfaites (rires)… On a souvent envie de leur dire « Si tu es si parfaite, qu’est-ce que tu fous avec moi ? »
Essayes-tu plutôt de protéger tes enfants contre le monde extérieur ou, au contraire, de leur montrer à quoi il ressemble vraiment, à quel point il peut être moche ?
Je suis un idéaliste. L’idéalisme est une vérité tout aussi accessible que le réalisme. Le problème c’est particulièrement criant lorsqu’on habite Los Angeles est que l’essentiel de ce qu’on inculque aux enfants a pour but de les protéger contre la laideur. Et, du coup, on ne les aide pas suffisamment à s’ouvrir à la beauté. Etre ouvert à la beauté est pourtant une protection contre la laideur. Eviter de transmettre ses propres compromissions à ses enfants : voilà mon défi permanent. J’essaye de leur montrer la beauté d’un paysage, de la musique, de tout ce qui touche leur vie. Je les emmène souvent loin de Los Angeles. On revient à peine d’un voyage dans le delta de Californie, où j’ai un bateau-maison. Tous les trois, nous avons fait plus de 150 kilomètres en remontant le fleuve, au sud de Sacramento, vers Stockton. On disparaît dans le delta et, de temps en temps, tous les 20 ou 30 kilomètres, on s’amarre à un ponton, on trouve éventuellement un petit café, on jette l’ancre pour la nuit et on dort sur le bateau. J’aime bien les emmener faire ce genre de voyage car je ne peux pas admettre que cette chose qui s’appelle Los Angeles soit un environnement naturel pour eux.
Dans tes films, il y a la volonté évidente de ne pas juger tes personnages.
Ce que font les gens de bien ou de mal ne me surprend pas et ne m’effraie pas : je me rends bien compte que, selon les circonstances, je suis capable du meilleur comme du pire. Je ne pense pas que le mal soit inhérent à l’espèce humaine. Les effets des actes humains relèvent parfois du mal, mais pas les motivations. Les gens qui vont jusqu’au meurtre ne savent pas ce qu’est la mort, personne ne sait ce qu’est la mort : comment peut-on être un meurtrier ? Si vous ne savez pas ce que vous êtes en train de faire à quelqu’un, comment pouvez-vous être responsable ? C’est une action qui vous est extérieure, vous n’avez pas conscience de ce que vous faites, du mal que vous faites à l’autre.
Tu ne portes pas de jugement moral ?
Non. Même si verbalement, ça m’arrive : je peux être très moraliste, car il faut bien croire en quelque chose, adopter des valeurs ne serait-ce que pour surmonter la journée… Le catholicisme n’a pas fonctionné pour moi, ni le judaïsme ni le satanisme (rires)… Mes valeurs relèvent donc de mon instinct. On tâche de donner une structure à sa vie en essayant de ne faire de mal à personne : la meilleure des religions.
Tu apprécies les chansons de Leonard Cohen. Que penses-tu de sa manière d’appréhender le monde aujourd’hui, de vivre dans un monastère avec une communauté zen ?
Je suis très touché par ce qu’il fait, c’est un vrai poète. Mais il s’est probablement lassé des gens qui ne tendaient pas l’oreille (rires)… Je peux le comprendre, ça me paraît très sensé. Je pense qu’ici, où nous sommes, il n’y a rien. Mais il n’y a rien de plus là où il se trouve : à la fin de la journée, on se retrouve toujours seul face à soi-même.
S’il n’y a rien ici, qu’est-ce qui te fait rester ?
Une énergie brute que je suis incapable de canaliser… Je suppose que ça changera un jour mais je n’y travaille pas, ce n’est pas un but. On peut se demander si l’amour est un voyage ou une destination : je pense que c’est un voyage. Je suis embarqué dans ce périple et je verrai bien où ça me mène. Mais je ne serais pas étonné de le voir m’emmener dans un endroit calme un jour.
Dans quel cadre as-tu été élevé ?
Mes parents sont tous les deux des artistes : ma mère est peintre et mon père, Leo Penn, réalisateur et écrivain. J’ai baigné dans un milieu qui m’a implicitement prédisposé à devenir artiste. Mais je ne nageais pas dans le showbiz pour autant : pendant l’essentiel de mon enfance, mon père dirigeait des trucs pour la télé, ici à Los Angeles. Il avait des horaires de bureau, partait le matin et rentrait le soir.
Ton milieu t’a-t-il quand même incité à transgresser les règles et les valeurs de l’Amérique moyenne ?
Dans les années 50 je n’étais pas né , mon père a été inscrit sur la liste noire, accusé de « communisme ». Les autorités violaient la tradition de ce pays. Mon père était un esprit indépendant, cet esprit imprégnait notre maison. C’était un héros de la Seconde Guerre mondiale et ensuite, on l’a mis sur cette liste : ça en dit long sur l’Amérique, la grande ironie de ce pays. Mais ça ne l’a pas cassé : mon père est un costaud. La manière dont grandissent mes enfants est très différente de ce que j’ai connu car je ne vis pas avec leur mère (l’actrice Robin Wright). Ça nécessite un peu plus d’efforts et de réflexion pour qu’ils sentent qu’on les aime, pour qu’ils se sentent en sécurité. Je n’ai pas d’expérience dans ce domaine, je ne viens pas d’une famille éclatée. C’est un souci permanent, je pense à mes enfants tout le temps. Ils sont géniaux et heureux, mais je n’aime pas l’idée de les voir vivre à Los Angeles. Bon, la famille est cassée, mais je n’ai pas le choix : je dois me concentrer sur le bon côté des choses. C’est ça ou se flinguer.
Comment as-tu choisi l’incroyable acteur qui joue le rôle de Frank, le frère maudit dans The Indian runner ?
Je voulais à l’origine que mon propre frère Chris Penn joue le rôle, mais il a déclaré forfait. Peu après, j’ai vu un gars du nom de Vigo Mortensen à la télévision : j’ai su immédiatement que c’était le visage que j’avais en tête. Je suis allé en Arizona pour le rencontrer, il m’avait donné rendez-vous dans un petit restaurant mexicain : en quelques minutes, c’était fait. Excepté cette scène à la télévision, je ne l’avais jamais vu jouer. Mais je lui ai proposé le rôle : j’ai engagé un mec que je ne connaissais pas pour le rôle principal de mon premier film (rires)… Et je ne le regrette pas. Heureusement, les trois frères Penn, Michael, Chris et moi, nous n’avons pas traversé d’épreuves aussi tragiques que les frangins de The Indian runner… La graine du désastre ne s’est plantée en aucun de nous trois comme elle l’a fait dans ce personnage de Frank… du moins j’espère.
Frank fait toujours référence au « feu intérieur ». L’as-tu toujours ?
A part mes enfants, j’ai l’impression de n’avoir rien fait d’extraordinaire. Je n’ai pas encore trouvé mon éden. Je le cherche encore. Je suis toujours à la recherche de mon feu intérieur peut-être une expression un peu pompeuse pour simplement signifier le bonheur. On peut aussi appeler ça la paix. C’est comme croire au Père Noël, mais j’espère sincèrement que ça existe. J’espérerai toujours. Le drame du personnage de Frank dans The Indian runner, c’est qu’il n’a pas la foi. Le monde se divise entre ceux qui ont la foi et ceux qui ne l’ont pas. Et ceux qui ont une espèce de foi artificielle vont d’habitude à l’église le dimanche (rires)…
Comment expliquer l’absence de foi ?
« Accorder trop de valeur aux choses de la chair est dangereux, car la chair est périssable. » Frankie a pourtant grandi avec l’idée que les seuls instants auxquels on peut accorder de la valeur sont les moments tangibles : et pour atteindre l’immortalité, il faut se consumer. Le reste serait de la merde, il n’y aurait rien d’autre à gagner ou à perdre. Tout le reste réclame du courage, lui n’est ni un homme courageux ni un homme de foi. Il n’a donc pas d’autre choix que de se consumer : « Mon pote, contente-toi de ça, il n’y a rien d’autre. » Et son frère Joe ne partage pas du tout cette vision : lui croit qu’il existe quelque chose de supérieur, d’indéfinissable, mais auquel il faut se soumettre. Cette soumission est la forme ultime de courage.
Leur père, interprété par Charles Bronson, est un homme vaincu et résigné.
La plupart des hommes que je rencontre sont ainsi : vaincus, mais en harmonie avec l’état du monde. Le monde est bien en train de sombrer mais, plutôt que de rester prostré dans mon coin, je préfère courir, même si je tourne en rond, comme un hamster dans sa roue. Que Dieu bénisse le coureur qui ne va nulle part. Même si je sais qu’on terminera tous dans le même état. C’est ce que dit la chanson d’un copain : « On sait, au plus profond de nous-mêmes, qu’un jour tout ça va s’écrouler. Mais en attendant, soyons des héros. » Je ne crois pas que ce soit particulièrement confortable de renoncer, mais c’est contrôlable : vous contrôlez votre destinée si vous renoncez. La seule chose que vous puissiez contrôler, c’est en effet de vous arrêter de vivre. Le suicide est un bon exemple… enfin, je n’en sais rien, je n’ai pas parlé à Kurt Cobain dernièrement (sourire)…
T’est-il plus facile maintenant de concilier tes démons intérieurs et un comportement social « normal » ?
Je suis un veinard : je peux faire des films. On peut se construire sa propre église. J’ai une sacrée chance d’avoir cette échappatoire. Je ne sais toujours pas quelle est la part de narcissisme dans cette volonté de mettre publiquement sa quête à nu. Parfois, l’artiste se sent comme un idiot : car qui en a quoi que ce soit à foutre ?! Le monde est toujours en train de tomber en ruine, même après The Indian runner ! (rires)…
Et si tu n’avais pas pu faire des films ?
J’aurais sans doute continué à faire l’acteur. Et j’aurais été malheureux… Je ne serais pas devenu assassin ou prêtre, rassurez-vous. Mais c’est une question qui nie le destin. Je n’ai pas changé depuis mes 15 ans. Je n’ai jamais pensé que je ne pourrais pas faire ce que je voulais. Il suffit de savoir ce que l’on veut (rires)… Et ensuite, quand vous commencez à faire ce dont vous avez envie, vous vous demandez pourquoi vous le faites (rires)…
Pourquoi entretiens-tu une relation d’amour-haine avec le métier d’acteur ?
J’aime l’art de la comédie, je l’apprécie de l’extérieur. Mais intérieurement, c’est un travail qui vous déchire. Il faut ensuite recoller les morceaux. Quand on me dit que j’aurais pu devenir l’un des plus grands de ma génération, ça ne me dit pas grand-chose : ça n’a pas beaucoup d’influence sur votre paix intérieure. J’ai refusé d’atteindre un statut à la De Niro parce que ça ne signifie rien pour moi, ce n’était pas quelque chose que je pouvais toucher, sentir ou goûter. Ce métier est celui de quelqu’un qui donne et non pas qui reçoit. Ma façon de vivre ce métier était antiproductive, voire destructrice. Par contre, écrire ne l’est pas. Si vous devez aller de Los Angeles à Las Vegas d’une seule traite, votre réservoir doit être plein : vous pouvez alors vous autoriser des petites déviations, vous amuser un peu sur les chemins de traverse et quand même arriver à Vegas avec un seul plein. Si par contre votre réservoir est à moitié vide, vous ne pouvez pas vous amuser, vous devez exclusivement utiliser ce qui vous reste pour votre survie, pour arriver à destination. Vous risquez de tomber en panne et de vous retrouver sur le carreau. Si vous êtes à sec, vous puisez dans vos réserves : c’est exactement la métaphore du métier d’acteur, qui doit être capable de donner à n’importe quel moment, lorsqu’on lui en donne l’ordre. Un écrivain a la liberté de se mettre à sa machine à écrire quand il le veut, quand son réservoir est plein. Par contre, un acteur convoqué à 6 h du matin sur le plateau doit être là. Et un jour, il en paie le prix. Ce métier me prenait plus qu’il ne me donnait, me bouffait la vie.
Pourquoi as-tu quand même accepté de jouer dans L’Impasse de Brian De Palma ?
Pour l’argent. Pour l’argent et Al Pacino. J’ai dépensé tout mon argent sur mon premier film. Je n’avais plus un rond. Mais j’ai travaillé dur sur L’Impasse. Quand je dis que je le fais pour l’argent, ça ne veut pas dire que je m’en balance : j’essaie de faire de mon mieux.
L’une de tes principales caractéristiques en tant que réalisateur est l’utilisation régulière du ralenti. D’où t’est venue cette idée ?
Des retransmissions sportives. Quand j’étais môme, on nous passait à l’école des films d’un club de football américain, les L.A. Rams. Un jour, lors d’un Superbowl pluvieux, le quater-back a balancé une formidable passe à un receveur, qui a rattrapé le ballon acrobatiquement et, en filant au but, il s’est fait plaquer à la cheville par un défenseur. Tout ça dans de spectaculaires éclaboussures de boue : au ralenti, c’était un ballet somptueux. J’ai adoré ça. Je crois que c’est à partir de ce moment-là que je me suis mis à aimer les films.
Maintenant que tu es principalement réalisateur, tu sembles avoir pris tes distances avec tout le cirque du showbiz.
Je m’étais laissé piéger dans ce cirque par mon mariage et mon divorce avec Madonna. Je n’avais pas imaginé que ça prendrait une telle tournure. Mais ça ne pouvait pas marcher avec elle. Moi, j’ai besoin de l’amour d’une personne pour être heureux. Et ma conviction est que Madonna a besoin de l’amour des masses pour être heureuse. A l’époque, je ne savais pas ce qui m’attendait. J’ai obéi à mon instinct, à l’élan du moment. A l’époque, elle n’avait même pas encore fait sa première tournée, la pression de la presse n’avait rien à voir avec ce que c’est très vite devenu, sa vie privée était encore respectée. Tout s’est soudainement emballé : mais c’est trop tard, votre c’ur est impliqué, vous êtes coincé.
Pourquoi le surf était-il une passion pour toi lorsque tu étais jeune ?
C’était une activité pacifique. Maintenant, le surf est devenu un business sportif. A l’époque, une seule chose comptait : l’osmose avec la vague. Maintenant, il s’agit de lutter contre la vague, il n’y a pas de grâce, pas de beauté, c’est devenu athlétique. Je ne me sens aucune affinité avec le surf qu’on pratique aujourd’hui. Je me jette encore à l’eau dès que j’en ai la possibilité, mais c’est plus dur maintenant : avec le travail, je fume trop, ça m’est plus difficile de ramer vers le large (rires)… Mais par une journée de beau temps, avec pas trop de vent, j’y vais. A Noël, l’année dernière, je suis sorti par un sale temps d’hiver et j’ai failli me tuer en prenant un pipeline. C’était du vrai surf, que je pouvais maîtriser quand j’étais môme. Mais, maintenant, je n’ai plus la forme nécessaire. J’adore toujours ça, mais c’est plus difficile de l’apprécier aujourd’hui parce que, si les vagues sont bonnes, il y a un tas de types dans l’eau qui n’ont pas la même approche, la même sensibilité que moi. Leur surf est devenu aussi agressif que le rock d’aujourd’hui. Plus personne n’est en paix. Toute la poésie des années 60 et 70 était une poésie de la liberté, aujourd’hui règne une poésie de la rage. Ça se traduit dans le surf tout comme dans la manière de marcher dans la rue. Tout le monde est en colère.
Aimes-tu te frotter au danger que peut représenter le surf ? Y prends-tu du plaisir ?
Le danger a toujours été une abstraction pour moi. Je n’ai jamais été quelqu’un que le danger en tant que tel excitait. Par contre, j’ai été excité par des choses qui se sont avérées dangereuses. C’est la différence entre le courage et la bêtise. Si vous surgissez d’un buisson sous les balles ennemies pour sauver un ami parce que vous avez vu un film de John Wayne et que vous croyez être imperméable aux balles , que vous arrivez à vous en sortir, êtes-vous courageux pour autant ? Non, vous êtes un inconscient qui a eu du bol. Dans le surf, ou dans tout ce que j’ai fait, je n’ai jamais été attiré par les choses parce qu’elles étaient dangereuses, mais j’y ai été impliqué parce que je n’avais pas conscience du danger. Tout ça pour dire que je ne fais pas preuve d’un courage particulier. J’ai l’instinct de conservation. Je crois que je l’ai toujours eu. OK, j’ai pris des risques ici et là, un peu joué à la roulette, histoire de voir ce qu’il y a de l’autre côté des portes. J’ai maté le précipice du haut de la falaise, mais je me suis vite éloigné du bord.
Que t’ont appris les dix mois que tu as passés en prison ?
Je sais maintenant ce que les gens veulent dire quand ils parlent d’ennui. C’est la seule fois de ma vie où je me suis emmerdé. Je m’ennuyais tous les jours, toute la journée. J’écrivais beaucoup, je lisais beaucoup et j’étais beaucoup assis à ne rien faire. J’ai d’abord passé une semaine dans une cellule avec sept autres détenus. Puis j’ai été transféré à la prison du comté de Los Angeles, où on m’a isolé en raison des menaces qui pesaient sur moi sous prétexte que j’étais une célébrité dans le système pénitentiaire. Il y a des tensions raciales incroyables dans ce genre d’endroit, avec une majorité de Noirs et d’Hispaniques. Alors, quand un petit Blanc friqué débarque là-dedans, ça les fout en rogne : vous emménagez dans leur hôtel ! On m’a donc mis à l’écart et je me suis retrouvé avec des gars qui sont aujourd’hui pour la plupart dans l’antichambre de la mort (rires)… Eux aussi étaient menacés par les autres détenus parce que c’était de gros criminels. Moi, j’étais célèbre parce que j’étais un gamin d’Hollywood, eux parce qu’ils avaient décapité ou violé leurs proches. Toute une bande de sérieux clients et moi au milieu, qui me demandais si j’étais une menace pour la société ou si c’était une vaste plaisanterie. Quelqu’un qui n’est jamais allé en prison ne peut pas comprendre ce que c’est : quelque chose d’absolument inhumain. Je ne sais pas ce que c’est que la punition pour un crime, et la prison n’est en tout cas pas une manière de réparer la perte occasionnée aux victimes. C’est juste quelque chose que notre monde civilisé a décidé d’instaurer : des barreaux, des chambres d’exécution et des sentences, pour essayer de donner un sens au chaos. Mais le chaos existera toujours. Il n’y aura jamais de réponse au chaos.
Pourquoi t’avait-on mis en prison ?
Pour « agression avec une arme mortelle » une chaise. J’étais en période probatoire pour cette agression et j’essayais de réduire cette charge à un simple délit lorsque j’ai été impliqué dans une autre bagarre. Et après cette bagarre, j’ai été arrêté pour conduite en état d’ivresse. Tout ça en l’espace de deux mois. Nous savions qu’ils allaient me foutre en taule, alors on a essayé de prendre le minimum.
Te sens-tu toujours déchiré entre des besoins physiques et des aspirations spirituelles ?
Chaque minute de chaque jour. Je crois que je suis un chiot qui ne tient pas en place. Ce n’est pas tant des besoins physiques qu’un goût du risque suicidaire auquel je ne me suis pas encore frotté. Je n’ai pas l’intention de le satisfaire aussi longtemps que j’aurai une famille et des responsabilités. S’il n’y avait pas ça, j’essaierais de plonger dans des choses totalement inconnues. Je crois aussi que je suis déchiré entre le fait d’accepter de perdre mon instinct ou, au contraire, de lutter pour le préserver. Je crois que nous avons perdu le contact avec ces choses animales. Rechercher nos instincts animaux, c’est une illusion : nous n’en sommes déjà plus en mesure génétiquement, à cause de notre évolution. Nous avons psychologiquement empoisonné notre biologie et avons fini par devenir des machines très civilisées. Nous avons perdu quelque chose. Nous n’aurions pas dû en arriver là, mais nous y sommes. On est tous paumés. Nous y réagissons en fabriquant des bombes qui vont détruire le monde, en prenant des drogues qui détruiront nos corps et, de temps en temps, en écoutant de la belle musique, en respirant le parfum d’une fleur et en se demandant où, dans tout ça, réside la vraie vie. Après, on a des enfants et on ne pose plus de questions, il faut agir.
Dans quelles conditions vis-tu aujourd’hui ?
J’aime bien la solitude. J’apprécie aussi les gens… lorsque l’alcool s’en mêle (rires)… Je me sens toujours seul dans la foule, sauf si je suis bourré. J’ai l’impression que je n’ai aucune prise sur rien, qu’il est impossible de transmettre une idée à quelqu’un. Alors, dans ces conditions, pourquoi participer au jeu social ? Juste pour vous-même, pour aérer votre esprit : c’est malgré tout agréable de sentir une présence humaine, souvent confrontée aux mêmes conflits qu’elle en soit consciente ou pas.
N’est-ce pas une position égoïste ?
Non. Vous pouvez donner un sens positif au mot « égoïste ». Car il faut faire attention à soi et je ne suis même pas particulièrement bon à ce jeu-là. Ce n’est pas un point de vue que j’ai choisi par afféterie, mais une croyance profonde. J’essaye néanmoins de donner. C’est pourquoi un film comme tout art est une bonne chose : si c’est bien fait, ça finit par appartenir à tout le monde. Chacun s’approprie une uvre d’art, y projette ses propres conflits et y trouve lui-même ses propres réponses. Un homme exposé à l’art et à la solitude peut rester sain d’esprit. Par contre, un homme exposé aux rapports sociaux mais privé d’art devient dingue. On peut vivre avec l’art seul, on ne peut pas vivre sans art. Mais, au fond, tout ce qu’on partage, notre seul bien commun, c’est l’alphabet : à vous de choisir l’ordre des lettres et d’écrire vos phrases, de formuler vos réponses. L’art ne le fera pas à votre place.
Où habites-tu maintenant ?
Une moitié de la semaine, j’ai mes enfants : une partie de l’accord avec leur mère stipulait que j’aie une maison : j’en ai loué une en ville, proche de l’école de ma fille. L’autre moitié de la semaine, je vis dans ma grosse caravane sur les hauteurs de Los Angeles : sans aucun voisin, avec vue sur cinquante hectares de montagnes, mon propre canyon et l’étendue de l’océan. Un bonheur.
{"type":"Banniere-Basse"}