Grâce à Sean Penn, un Jack Nicholson résigné est en quête de rédemption.
Depuis longtemps, Jack Nicholson avait abandonné toute ambition cinématographique au profit de son rôle de mascotte de l’équipe de basket des Los Angeles Lakers : un nain revêtu de jaune (la couleur des Lakers) bedonnant et bougonnant, gesticulant tel un pantin hystérique le long des lignes de touche du terrain du Forum, avant de s’enfouir le visage sous une serviette, forcé d’avaler les défaites de plus en plus fréquentes de son équipe préférée. Malheureusement, depuis quinze ans, Nicholson ne s’est pas cantonné à ce rôle de pitre du samedi après-midi, il en a aussi profité pour épuiser tout son crédit d’acteur, prêtant sa baderne aux rôles les plus saugrenus : astronaute à la retraite, mari volage, clochard, militaire sadique, homme aux loups, comme s’il s’agissait pour lui de s’humilier et de s’amender pour la demi-douzaine de chefs-d’ uvre qu’il a alignés dans les années 70. Du naufrage des années 80, on ne mettra à son crédit que Batman de Tim Burton, L’Honneur des Prizzi de John Huston et Les Sorcières d’Eastwick de George Miller, alors que son passif se monte à de multiples séances de cabotinage où il multiplie à l’infini son sourire mi-diabolique mi-angélique, marque de fabrique d’un acteur qui avait su, comme en témoignent ses rôles dans Chinatown et Le Facteur sonne toujours deux fois, conjuguer un certain charme naturel avec une bonne dose de pourriture. C’est ce qu’il y avait de plus impardonnable de la part des metteurs en scène qui avaient dirigé Nicholson dans ses derniers navets, de La Brûlure à Wolf : la volonté délibérée de faire comme si l’acteur charismatique de Five easy pieces et de Vol au-dessus d’un nid de coucou n’avait pas pris une ride et gardait toute sa légèreté alors que ses kilos amassés à la douzaine, sa calvitie de plus en plus apparente et un visage de plus en plus buriné traduisaient chez lui une lassitude et un épuisement dont on devinait tout le parti qu’une personne de talent arriverait un jour à en tirer.
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Sean Penn aura été celui-là. La première scène où Nicholson apparaît est très significative. On aperçoit d’abord un œil, puis une joue, et enfin son visage, terriblement ridé, accusant une fatigue millénaire, avant de se redresser et de laisser apparaître un ventre énorme. Sean Penn observe son acteur comme un entomologiste, au microscope, laissant tomber la star pour montrer un spécimen d’être humain laid et las, déprimé et catatonique, un zombie drogué au Valium avec la tête de Bela Lugosi. Crossing guard, on dirait le dernier check-up en date de Nicholson. Déjà, Easy rider ressemblait à un bilan joyeux et débridé du Nicholson des sixties abonné aux productions Corman et à différentes substances toxiques, alors que Shining semblait synthétiser le Nicholson hystérique et paranoïaque des années 70. Le bilan dressé dans Crossing guard est d’autant plus convaincant qu’il semble se foutre comme de l’an 1000 des questions de vraisemblance et de fiction, faisant de Nicholson la vedette d’un documentaire où apparaîtraient successivement sa maîtresse, la femme dont il a divorcé (la scène où il emmène Anjelica Huston dans un dinner est marquée d’une violence à laquelle le cinéma américain ne nous avait pas habitués depuis Cassavetes et les baffes qu’il envoyait à Gena Rowlands), une autre maîtresse, une troisième et enfin une quatrième.
Freddie, le père meurtri et paumé qu’il interprète, est la copie conforme de Cosmo Vitelli, le propriétaire de night-club dans Meurtre d’un bookmaker chinois de Cassavetes, entouré comme lui de pépées satinées et emplumées, roi d’un univers fragile composé de marginaux et de filles de joie avec lesquelles il se consume à petit feu. On a trop entendu parler des déboires successifs de Nicholson, de ses histoires de maîtresses mal digérées, son divorce houleux, son remariage encore plus houleux, son laisser-aller de plus en plus manifeste Crossing guard raconte l’histoire d’un type qui n’en a plus rien à foutre pour ne pas voir aussi dans le film de Penn la chronique parfaitement documentée de son existence. Avant Crossing guard, Nicholson était cantonné à des rôles de vieux beaux, Penn en a fait une bête : laide, répugnante et terriblement humaine.
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