Il a donné au rock de cette année quelques-uns de ses plus ahurissants éclats : en solo ou en compagnie de Björk, Blur, Wu-Tang Clan ou PJ Harvey, Tricky a semé le déséquilibre et la confusion, abattant férocement les barrières entre les genres. De retour en France concert et nouvel album, sous le nom de code Starving Souls , il se prête au blind-test cartes sur table, sans recours au joker. Une langue massive, qui ignore le bois.
Prince Tambourine
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Il m’a beaucoup appris. Notamment à me désinhiber au niveau des textes. C’est aussi grâce à lui si j’ai osé jouer avec mon image, m’habiller, me travestir, me maquiller ; il a une sensibilité très féminine. Comme moi, Prince est aussi très solitaire dans sa façon de travailler. Je n’ai jamais pu m’adapter à un travail collectif : j’étais membre actif au sein de la Wild Bunch, mais j’ai toujours été frustré dans Massive Attack. Eux et moi, nous n’avions absolument pas la même vie, il y avait un trop grand décalage : lorsqu’ils allaient faire des interviews à Londres pour le premier album, je n’avais pas un sou pour les suivre. Lorsqu’ils enregistraient, je devais faire la navette entre le studio et le tribunal. Je n’ai jamais été en prison mais j’avais des ennuis, je déconnais. Ils étaient plus âgés que moi et n’essayaient pas de me comprendre, ils avaient mieux à faire. Or, j’avais besoin d’être guidé, que l’on me manifeste un peu plus de considération. Ils auraient pu me dire « Cesse donc de traîner avec la racaille, ne gâche pas ton potentiel, tu as un vrai talent. » Autre défaut majeur du travail collectif : la compromission. J’avais déjà envie de leur dire d’aller se faire enculer, mais ils n’auraient pas compris, ils auraient refusé ce genre de propos. N’étant pas assez mature, je n’avais aucun argument solide à leur opposer, si ce n’est « Et pourquoi pas ? »
Blur The Universal
Damon Albarn est un ami, on sort souvent boire des coups tous les deux. Je le respecte car il a l’honnêteté de me dire « Tout ce que je veux, c’est être une pop-star. » D’ailleurs, il fait ça très bien. Les trucs Beatles, rétro, je déteste, Damon est au-dessus de ça. En privé, il ne joue plus, contrairement à beaucoup d’artistes qui prétendent continuer d’être leur personnage dans l’intimité. Il reconnaît venir d’un milieu privilégié, qu’il a suivi les cours d’une école d’art, qu’il n’est plus un gamin. Je me moque de lui constamment, je le taquine, je le malmène pour l’intimider. C’est typiquement le genre de garçon que j’aurais voulu massacrer à l’école, il en est bien conscient. Je l’ai invité sur mon prochain album, ce qui étonne beaucoup autour de moi. Mais le public va sûrement être davantage surpris par ce que j’ai réussi à tirer de lui : avec mes Nearly Gods mon prochain groupe , il révèle un autre aspect de sa personnalité, lugubre et flippant.
Billie Holiday Strange fruit
Ça me rappelle ma grand-mère. Ce morceau est très sombre, il parle des Noirs que l’on pendait aux arbres. Lorsque j’allais chez mes grands-parents le dimanche, ils passaient régulièrement God bless the child de Billie Holiday. Assis par terre, j’écoutais, sans y prêter grande attention, en m’occupant de mes jouets. Mais ce titre restera à jamais gravé dans mon subconscient. Les voix féminines m’émeuvent davantage que les voix masculines. Particulièrement quand on peut percevoir une grande souffrance, une souffrance féminine à laquelle les hommes ne parviendront sans doute jamais. Personne ne sonne comme Billie Holiday, car personne n’a souffert autant qu’elle. Je perçois instantanément chez les gens et dans les voix à quel point ils ont été tourmentés, éprouvés. Personne ne peut m’abuser dans ce domaine. J’aime avant tout les personnalités derrière les voix. Le chant est moins important que l’esprit qui l’anime : Billie Holiday me fouette les tripes, ce que ne fera jamais une chanteuse techniquement irréprochable. Si j’ai pris Martine pour chanter avec moi, ce n’est que par pur égoïsme : j’avais envie d’entendre mes textes chantés par quelqu’un d’autre. C’est une sensation irremplaçable.
Raekwon The Chef Glaciers of ice
On ne peut pas s’y tromper, c’est du Wu-Tang Clan. J’ai travaillé avec The RZA, le producteur du Clan, qui est pour moi le plus brillant de la scène rap. Ils m’ont contacté lors d’un passage à Londres pour enregistrer le maxi The Hell avec les Gravediggaz. J’en suis fier, car The RZA est extrêmement sollicité et très difficile, il a refusé de remixer quantité de groupes, y compris Björk. Désormais, tout le monde cherche à avoir sa petite touche hip-hop. Les artistes manquent si cruellement d’honnêteté qu’ils essayent de récupérer l’authenticité du hip-hop pour masquer leurs propres faiblesses, leur malhonnêteté. Hier soir, j’ai écouté du rap français, c’était déplorable, ils imitaient vraiment Wu-Tang Clan. A Bristol, nous avions une mentalité 100 % hip-hop, mais nous aimions marquer notre différence. Par exemple, on s’habillait à l’anglaise. Mais j’ai pris mes distances avec le rap car je souhaitais faire passer autre chose dans mes textes que ce que l’on attend généralement d’un rapper : violence, gros mots, frime, etc. Se la jouer mauvais garçon, ouvrir sa grande gueule, s’habiller avec la capuche sur la tête, je suis passé à une autre étape depuis longtemps.
The Specials Too much too young
(Sourire radieux)… Le plus grand de tous les groupes. Contrairement aux autres musiques que j’ai toujours écoutées entre amis , j’écoutais les Specials en solitaire. Je ne partageais pas leur musique, la passion me rendait exclusif. Mes amis écoutaient aussi du ska, nous étions tous habillés en Rude Boys, mais ils appréciaient davantage Madness et The Beat, tout ce qui sortait sur le label Two Tones. Pour moi, ce label ne signifiait rien, j’aimais un ou deux morceaux ici ou là, alors que j’étais fou de chaque titre des Specials. Le fait qu’il s’agisse d’un groupe multiracial avait son importance, car j’étais très paumé de ce point de vue, ayant toujours été bringuebalé d’une culture à l’autre. Enfant, je vivais avec des Blancs. Puis vers 15-16 ans, je me suis mis à ne fréquenter que des Noirs. Ensuite, vers 18-20 ans, je me suis retrouvé à nouveau avec des Blancs. Mais je ne me reconnaissais dans aucune des deux communautés, j’avais l’impression de faire tache, d’être en perpétuel désaccord avec le monde qui m’entourait. Avec les Specials, toutes les races étaient soudain réconciliées. Lorsque j’écoutais leurs albums, je pouvais rêver pendant des heures, les yeux rivés sur les pochettes dont pas un détail ne m’échappait. J’aurais rêvé d’en être, c’était mon plus grand fantasme. Et là, soudain, je me retrouve en studio avec Terry Hall, pour enregistrer deux titres… Etrange et inespéré.
PJ Harvey Meet ze monsta
Ce que j’ai d’abord apprécié chez elle, c’est l’énergie. Puis, en y prêtant attention, j’ai découvert ses paroles, qui sont extraordinaires. Je crois que beaucoup de gens passent à côté. Ses mots me rendent dingues. Elle révèle énormément d’elle-même, ose se mettre à nu. Dans Tarzan, elle épingle admirablement le manque de sensibilité du mâle, tout juste bon à boire et à se frapper le torse. Comme elle, je vise l’excellence, mais la différence entre elle et moi, c’est que j’essaye musicalement de ne sonner comme personne. Parce que je suis très naïf lorsqu’il s’agit de faire de la musique. PJ Harvey, elle, s’est inspirée des vieux blues. De mon côté, ma plus grande inspiration reste les Specials, mais comme je ne pourrai jamais refaire du Specials, je suis obligé de chercher en moi-même.
Sex Pistols Anarchy in the UK
J’ai loupé cette époque. Je me souviens pourtant très bien des dégaines, mais absolument pas de la musique. En ville, pourtant, ça grouillait de punks. Au fond, avec ma bande de copains, nous avions la même attitude : des petits brigands, des rebelles par nature. Ce qui m’irrite, ce sont tous les pseudo-nouveaux groupes punks américains genre Offspring ou Green Day, ils s’imaginent qu’il suffit de se teindre les cheveux en vert pour être punk, ils sont parfaitement ridicules. Le seul vrai punk, aujourd’hui, c’est moi. Mon album est animé d’une véritable audace, je prends des libertés terribles avec les conventions. Grâce au sampler, il n’y a même plus besoin de savoir jouer d’un instrument : nous sommes pourtant bien peu nombreux à profiter de cette extraordinaire opportunité pour créer, innover.
Nirvana Scentless appendice
J’ai un ami maniaco-dépressif à Bristol que j’accompagnais parfois le soir à l’hôpital, où on le bourrait de drogues. Sur le chemin, nous chantions Nirvana et il reprenait vie, il semblait alors oublier tous ses problèmes. Au moment de l’album Nevermind, je vivais moi aussi une époque difficile, ce disque me soulageait, j’avais vraiment la sensation qu’il avait été écrit pour moi. Il m’accompagnait vingt-quatre heures sur vingt-quatre : des instants de bonheur aux pires accès de rage et de dépression. Lorsque j’ai appris la mort de Kurt Cobain, j’ai eu une réaction extrêmement égoïste : je l’ai haï de toutes mes forces. Pas parce qu’il laissait un enfant et une femme, mais parce qu’il m’ôtait tout espoir de le rencontrer un jour et de travailler avec lui ce qui était alors mon ambition majeure. Il était l’un des rares extraterrestres de génie, dont un seul émerge à chaque décennie.
Jimi Hendrix, Bob Marley, Prince : il était l’un de ceux-là. Nirvana, c’était Kurt Cobain, il n’y avait aucun décalage entre le personnage public et privé. Moi, ça fait des années que mon vrai nom Adrian Thaws ne sort plus naturellement de ma bouche. Ainsi, j’arrive à me protéger derrière le pseudonyme Tricky. Pourtant, la pression était plus importante lorsque je survivais au jour le jour à Bristol, sans argent, entouré des mauvaises fréquentations. Si je me trouvais à nouveau dans cette situation, là, oui, je chercherais à me supprimer moi aussi.
My Bloody Valentine To here knows when
J’étais récemment sur le point d’acheter un de leurs disques qu’on m’avait chaudement recommandé et j’ai finalement renoncé pour une raison très simple : l’un des ingénieurs du son qui a travaillé sur mon album a été sollicité par My Bloody Valentine, qui le voulait uniquement pour lui arracher quelques-uns de mes secrets de fabrication, pour s’approprier mon son. Comment pourrais-je encore les trouver novateurs ? Personnellement, je change sans arrêt d’ingénieurs du son, je préfère avoir affaire à des gens qui, au départ, ne comprennent pas où je veux en venir. J’aime cette tension. Dès qu’ils ont saisi ma démarche, je m’en sépare, sinon cela devient trop facile, trop sécurisant.
Tricky Suffocated love
Ce serait si facile pour moi de dire que je suis le pionnier du trip-hop, de jouer le jeu des médias. Le trip-hop n’existe foutrement pas, ils peuvent bien le baptiser de tous les noms de la terre, ça reste du hip-hop. Ce n’est qu’un terme inventé par des couards en quête de crédibilité à bon compte : voilà pourquoi la majorité de ce qui sort sous ce nom est si superficiel. Je fais vraiment mon possible pour me maintenir à l’écart de tout ce cirque. Pour le nouveau maxi, je me suis rebaptisé Starving Souls alors que le prochain album sortira sous le nom de Nearly Gods, une façon de me mettre en danger. La maison de disques tremble de trouille, ils me disent que c’est suicidaire de changer de nom à chaque fois, de ne pas m’en tenir à ce pseudonyme, Tricky. Je m’en fiche, je suis aussi dingue que ma musique. J’entretiens la confusion naturelle qui règne en moi et je m’efforce de la transmettre sur mes disques. Tout le monde est paumé mais personne n’ose le montrer, les gens se cachent derrière les conventions. Sur mes disques, la plupart des vocaux sont passables techniquement, mais ils me satisfont totalement. Au diable les détails ! La chose la plus importante que j’ai apprise ces dernières années, c’est justement que rien n’a vraiment d’importance car, finalement, nous ne sommes rien.
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