Après dix-huit ans de carrière (putain, dix-huit ans !), U2 peut tout se permettre, même de sortir sous un pseudo passe-partout - The Passengers – un disque qui flirte âprement avec le monde expérimental du grand Brian Eno. Ce qui ne nous empêchera pas de poser deux questions : est-ce que Bono se paye notre tête ? Et si on se payait la sienne ?
C’est l’histoire d’un mec (célèbre), y veut pas qu’on le prenne pour une bille. Alors le gars cherche des tas d’idées pour qu’on parle de lui avec des mots gentils, qu’on dise de lui qu’il est un super artiste, tout ça. Mais attention, c’est lui qui dicte les règles : parce que le mec veut bien qu’on parle de lui, the rocker, mais pas trop de l’autre, l’homme qui se cache sous la veste en cuir. Faut respecter sa vie privée, qu’il dit. Déjà, il y a quelques années, le mec a fait un truc malin. Il s’est pris un nom d’artiste qui sonne comme une marque de lessive : Bono. Alors, comme ça, il est peinard. Il est comme Fantômas, Barbapapa ou Mickey, un type comme on n’en croise pas dans la vie. C’est vrai, personne n’a jamais demandé à Bugs Bunny combien il payait d’impôts ! Avec Bono, c’est tout pareil : les gens lui foutent la paix, lui causent comme à une vedette de ciné, un intouchable. Comme ça, Bono, ça lui laisse plein de temps pour penser à des trucs malins pour pas qu’on le prenne pour une bille : s’habiller en Lucifer, composer des musiques de films, faire copain-copain avec des réalisateurs bien crédibles. C’est la méga-tactique du gars : se planquer derrière ses verres fumés et, pendant ce temps-là, gérer et carburer du cerveau. D’ailleurs, c’est peut-être ça qu’il aurait dû faire, le petit blondinet de Seattle : il n’avait qu’à s’acheter des Ray-Ban et s’inventer un petit nom de marque de lessive, lui aussi. La vie aurait été tellement plus simple…
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Se foutre de la gueule de Bono, on pourrait faire ça pendant dix pages. Ça serait facile, pratique, et en plus ça ferait marrer les collègues de bureau. Mais, finalement, après dix minutes de tentation, quelque chose nous l’interdit. En justice, on appelle ça « le bénéfice du doute ». Les présomptions sont grosses comme des montagnes et, pourtant, au moment du verdict, on flanche, on remballe sa bile. Pas de chance pour l’article : va falloir se creuser un peu.
Dire qu’on déteste U2 par principe, parce qu’on ne peut pas aimer à la fois les Pastels et les champions du rock de stade ne serait guère plus honnête. Parce que, pour commencer, on ne déteste pas U2. Parce qu’on a eu la faiblesse de se laisser accompagner par certains de leurs disques, dont Boy et October, deux albums qui ont encore aujourd’hui le goût sucré de petits flirts ados. Parce qu’on persiste aussi à croire que l’une de leurs chansons récentes, One, s’approche terriblement de notre idée de la perfection pop et que le mec en mal de crédibilité dont on aime tant se moquer possède aujourd’hui une des plus belles voix de la planète.
En clair, on veut bien être coulants, tenter d’y voir clair dans ce méandre de faux-semblants, mais il faut quand même remarquer que U2 ne fait pas grand-chose pour se mettre au diapason. Pas ou peu d’interviews, quelques rarissimes moments humains (lorsque Bono accepte enfin d’ôter ses foutues lunettes noires), deux ou trois engagements politiques allégoriques : voilà, en gros, à quoi se résument les « efforts » consentis par le groupe. A l’autre bout de la célébrité, ces deux tocards de Michael Jackson et Prince utilisent les mêmes artifices imbéciles (costumes, lorgnons, voitures blindées) pour fuir l’œil de la rue, et tout le monde trouve ça grotesque. Mais quand c’est U2 qui brille par la veulerie de ses absences, bizarrement, personne ne bronche. Il paraît que ça fait partie du mythe.
Finalement, à ce petit jeu de l’image (brouillée), U2 ne peut que gagner. Victoire par KO technique : puisqu’il devient impossible de dresser le portrait des créateurs, il ne reste plus qu’à parler des créations. Son grand virage stratégique, le groupe l’a opéré il y a quatre ou cinq ans, juste avant l’album Achtung baby (aidé en cela par le producteur Flood et l’immense Brian Eno). C’est à ce moment-là que U2 s’est transformé, se muant de groupe parodique l’image affligeante des messies rock en mission dans le désert de Joshua en puissante entreprise. Soudain, Bono et ses hommes reprenaient les choses en main, cessaient de s’enfoncer dans la facilité cruche pour s’inventer un nouveau profil, un nouveau destin. Adieu clichés, adieu poncifs, le U2 nouveau était arrivé : plus tranchant, plus libre, tellement moins prévisible. Simple Minds pouvait garder les poses patriotiques avec drapeau et les chants de ralliement, tout cela n’intéressait plus U2. Double victoire pour Bono et ses amis : d’une part, il devenait impossible de réduire leur groupe à un ramassis de babas naïfs ; d’autre part, il devenait impossible d’ignorer leurs disques, ces formidables réactions d’orgueil. On n’oubliera jamais le jour où l’on a entendu le morceau The Fly pour la première fois. C’était à la télé : quelques images sombres, tremblotantes, sans le moindre générique ou sous-titre, et un impressionnant tapis de sons inconnus à l’oreille humaine violents, mutants, gênants. On avait cru voir là le nouveau clip de My Bloody Valentine.
Avec le projet Passengers, U2 pousse sa nouvelle logique stratégique à son comble : le groupe disparaît de plus en plus au point de ne plus s’afficher sous son emblème universel à deux signes , s’écartant des projecteurs pour laisser la vedette au disque, vraie star de l’affaire. Et puis, tant qu’à se faire tout petits, les quatre musiciens invitent quelques collègues à la fête : le détestable Luciano Pavarotti, le bidouilleur Howie B et le chanteur japonais Holi. Du premier de ces extra passengers, on dira simplement qu’il donne au projet sa dimension fellinienne, et qu’à ce titre on accepte de lui pardonner le sabotage d’un des plus beaux morceaux de l’album, Miss Sarajevo. Qu’il s’en tienne désormais aux publicités pour Lavazza et on passera l’éponge. Pour autant, on n’oubliera pas de préciser que c’est l’Italien ventru lui-même (et non U2) qui insista pour participer au disque. Le ténor aurait passé trois mois à téléphoner quotidiennement au domicile de Bono en laissant le message suivant « Dites à Dieu qu’il me rappelle de toute urgence. Je veux chanter avec lui. » Pauvre homme… Du second des extra passengers, Howie B, on dira qu’il est le mécano appliqué du projet, le responsable technique du département boucles & programmations. Un ouvrier savant à défaut d’être le vrai poumon de l’histoire. Du troisième, la star nippone Holi, on ne pourra guère noter que l’apparition délicate sur le morceau Ito Okashi, présence probablement motivée par l’assurance d’un beau succès commercial au Japon.
Soyons clairs : le vrai héros de l’album Original soundtracks 1, c’est donc évidemment Brian Eno, champion toutes catégories du travail en studio. Quiconque se replongera dans l’ uvre audacieuse d’Eno et prioritairement dans le merveilleux My life in the bush of ghosts enregistré avec David Byrne mesurera mieux la portée de son influence sur le U2 moderne. Dans une interview à l’hebdomadaire anglais NME, Bono rend d’ailleurs un humble et vibrant hommage à son maître à jouer. « Nous avons toujours eu envie de former un groupe avec Brian. C’est un homme extraordinaire, il a joué un rôle essentiel dans le développement de U2. On dit que la majorité des groupes de rock anglais ont fréquenté les écoles d’art, en sont des produits. Dans le cas de U2, c’est faux. La seule école où nous soyons allés, c’est celle de Brian. »
A cent mille années-lumière de la production brumeuse de l’habituel Daniel Lanois, le travail d’Eno donne aux expérimentations (sous forte influence) des musiciens de U2 une chaleur fabuleuse, cimentée par une technologie merveilleusement humaine et organique, aussi belle et proche qu’une musique de Satie. Evidemment, on pourra regretter que ce disque parte dans tous les sens (d’où ce United colours dépeuplé, cet Elvis ate America épuisant), mais ces quelques écarts faciles sont éclipsés par une poignée de vraies chansons premier prix à Your blue room, chaud comme du Chris Isaak sortant du four, second prix à l’atmosphérique Slug. Partout, les mêmes guitares sévèrement torturées, les mêmes battements en sourdine de Larry Mullen Jr, et la belle voix adulte de Bono tantôt Lou Reed, tantôt Bowie, tantôt Lou Bowie. Partout, surtout, ce sentiment que les quatre de U2 restent très attachés au rock, laissant le vieil Eno faire le grand écart à leur place. Si Original soundtracks 1 est une réussite, alors c’est surtout une réussite de Brian Eno.
Musicalement, U2 s’en sort à bon compte. Mais le vrai tour de force est ailleurs : dans cette formidable pirouette à l’intelligence militaire qui a permis à U2 de déplacer les musiques d’Original soundtracks 1 de l’univers du rock vers celui du cinéma. En attribuant les quinze compositions de l’album à des réalisateurs, le stratège Bono et ses hommes ont réussi l’impensable : sortir un disque défouloir sans risquer la moindre sentence. Qui osera en effet reprocher son manque de cohérence artistique à un projet qui n’est finalement rien d’autre que la compilation de thèmes pour films ? Bien vu, les gars… Après telle aventure hors des sentiers battus, Bono a maintenant tout loisir d’annoncer un prochain album de U2 pour l’été 96. Lequel album sera fatalement l’un des événements de l’année prochaine, « le retour du plus grand groupe de monde aux racines ancestrales du rock ». Séguéla n’aurait pas trouvé mieux que Bono : « Le prochain sera un vrai disque de rock’n’roll. The Edge vient de redécouvrir la guitare : entre ses mains, elle devient un nouvel instrument, elle offre des sonorités inconnues. Nous crevons d’envie d’enregistrer un grand disque de rock. Je crois que nous n’avons pas encore sorti notre meilleur album… Nous sommes des élèves plutôt lents. » Ultime pirouette, ultime contradiction : alors qu’il vient de produire son album le plus courageux, celui qui ressemble le plus à une quête de respectabilité, l’incroyable Bono s’affiche simple et modeste, tellement loin de son personnage public. On aimerait tant qu’il en reste là, tout près de saint Eno, ce maître qui a su transformer son charlatanisme grande gueule en effacement pudique.
Emmanuel Tellier
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