Parce que son copain Lee Mavers s’est noyé dans les brumes de Liverpool, John Power a quitté les remarquables La’s pour former Cast. Avec l’album All change, cet enfant de Lennon reprend le flambeau d’un rock teigneux, prolo, parfaitement mélodique qui avait déserté la ville depuis trop longtemps.
On trouvera toujours des Japonaises fortunées pour acheter à prix d’or ces tickets de concert que des voyous de troisième zone écoulent sur les trottoirs de Londres. En voici justement deux qui s’approchent, T-shirts des La’s et sacs à main Chanel, sourire de poupée Barbie accroché au visage. La main déjà dans le porte-monnaie, elles échangent quelques mots avec une canaille de l’East-End, trop contente de leur fourguer pour 30 livres sterling (environ 250 f) des billets achetés 6 livres quelques jours plus tôt. La vieille fripouille recompte ses sous, se frotte les mains, pendant que les deux Japonaises pénètrent dans le foyer du Marquee, bien décidées à profiter pleinement de ces petites parcelles de vie anglaise dont elles viennent de faire la coûteuse acquisition.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Toujours un bon signe - sauf pour les fans en retard - lorsque les rapaces, ces marchands de billets sapés comme des cadors de sous-préfecture, sont au rendez-vous. Ça veut dire que « ça marche fort », que la demande est supérieure à l’offre, que le concert affiche complet. Pour leur première sortie londonienne en tête d’affiche après d’innombrables passages en première partie , les quatre de Cast auraient facilement pu jouer dans une salle de gabarit supérieur. Mais en ce mois de septembre, quelques jours avant la sortie de leur premier album, le décor opaque et étouffant du Marquee fait parfaitement l’affaire. Stratégiquement, c’est la salle idéale : collez-y cinq cents fidèles, une grosse poignée de journalistes, quelques Japonaises en mal de sensations pop, et la sueur et les décibels feront le reste. Dans six mois, tout le monde reparlera de cette soirée moite en disant « j’y étais », quitte à enjoliver l’histoire, quitte à dire de ce concert plaisant qu’il était « exceptionnel ».
Mais pour l’heure, point de Japonaises, encore moins de sueur. Nous sommes dans un salon discret du Columbia Hotel, cet imposant édifice victorien posé le long de Hyde Park. Commodément installé dans un fauteuil de velours bleu, John Power remet de l’ordre dans ses souvenirs parisiens. Il ne sait plus très bien lequel des La’s, de lui ou Lee Mavers, s’était fait détrousser par une petite femme de Pigalle lui ayant promis quelque prestation à tarif réduit. Par contre, il n’a pas oublié le nom des bars où les noctambules La’s venaient fêter le succès de leurs prestations parisiennes à chaque fois impeccables. « J’ai toujours ressenti quelque chose de spécial à Paris. Pour moi, c’est le début du monde latin, cet endroit où l’on commence à ne plus se sentir anglais. »
Il a le regard perçant du félin prêt à bondir, cette allure animale qui l’éloigne d’emblée de l’épais cortège des chanteurs traîne-savates. John Power ne ressemble pas à Liam Gallagher, encore moins à Damon Albarn ou Jarvis Cocker. Trop impétueux pour rentrer dans le rang, perpétuellement agité on dirait un métronome, un fanatique gavé de musique , Power ne semble pas vouloir se satisfaire de ce costume de « nouvelle star de la brit-pop » que certains ont si gentiment taillé pour lui. « Je suis très flatté qu’on veuille placer Cast dans la lignée des groupes pop du moment, mais j’ai pourtant le sentiment qu’eux et nous n’appartenons pas au même monde. Je ne saurais pas l’expliquer, mais c’est chez moi un sentiment très profond : Cast est un groupe orphelin, qui ne doit rien à personne. »
Difficile en effet d’établir une paternité très précise à All change, le premier album du groupe de Liverpool, même si les indices génétiques des Who aux incontournables Beatles se bousculent à l’entrée. A mi-chemin entre la sécheresse admirable des La’s et la force mécanique d’Oasis comme si Power n’avait pas vraiment su trancher, tiraillé entre deux mondes adverses , le premier album de Cast ne séduit donc que par intermittence, lorsqu’on vient y chercher l’un ou l’autre des deux éléments : l’écriture à l’ancienne, noble et artisanale, ou bien le son, ample et robuste. Au bout du compte, c’est une légère impression de malaise qui prévaut à l’écoute des chansons les moins riches de All change, celles qu’un brio mélodique évident ne suffit pas à élever. Parce que, pour ne pas avoir eu le courage de se fâcher avec l’énorme technologie en vogue, Cast a commis un impair : laisser l’ennemi la modernité, pressante et froide s’immiscer dans ses murs. Pour ces chansons-là, il aurait fallu appeler George Martin, cet artisan du beau, aux manettes de la production, plutôt que John Leckie, autre producteur savant qu’on devine pourtant un peu girouette. Imaginez ça : George Martin et Cast, le frère des Beatles et leurs petits neveux. Quelques micros savamment disposés, un vieux magnétophone analogique, la chaleur d’amplis à lampe, et le tour était joué. « J’ai sans doute manqué de courage, concédera Power. Nous voulions un « gros son » pour être sûrs de nous faire entendre, nous n’avons pas osé jouer la carte de la tradition jusqu’au bout. La prochaine fois, peut-être. » On peut tout reprocher au rock de John Power trop révérencieux, pas assez téméraire, un peu bourru mais on ne peut pas lui retirer l’essentiel, sa plus noble vertu : il parle aux gens d’ici. De Manchester à Londres, c’est un même sentiment : que cette musique-là, comme celle d’Oasis, est authentique, véritable pas un coup monté par quatre faux cockneys en mal de crédibilité. Que ceux qui la jouent pourraient être ceux qui l’écoutent, et inversement. Que Cast ne fait pas semblant, que Cast existe vraiment. C’est-à-dire dans la vraie vie, et pas seulement sur le plateau de Top of the Pops.
« Moi aussi, je suis passé par là, par cette phase un peu puérile de fascination pour tout l’aspect glamour du rock les vêtements, les beaux instruments, les émissions de télévision, les grands shows de lumière. Mais aujourd’hui, tout ça me semble dépassé, assez insignifiant. Comment peut-on devenir musicien en ayant pour seul but de passer à la télévision ? Il y a là une terrible méprise : tout le monde dit que le rock anglais se porte mieux que jamais. D’un strict point de vue artistique, c’est faux. Il y a en effet des tas de groupes parfaitement habillés, qui font des clips épatants et des pochettes de disques merveilleuses, mais sous le vernis, où sont les chansons ? Qui écrit les grandes chansons d’aujourd’hui, celles qu’on écoutera encore dans vingt ans ? Je n’ai rien contre les artifices, l’irréel, l’image : un type comme Bowie a toujours su en jouer avec génie. Mais pour autant, Bowie n’oubliait pas d’écrire des chansons. Alors que les groupes actuels… »
Et l’on en revient à la sempiternelle question : quel vent souffle donc à Liverpool pour donner ainsi à sa musique le vertige de l’éternité, cette incommensurable force qui lui permet justement d’échapper aux artifices de la mode ? Des grandes chansons de demain, beaucoup ont été écrites là-haut, entre les murs (gris) de cette ville que le temps semble avoir embaumée. Des petits chefs-d’ uvre intemporels écrits par des gens pas toujours dans le coup, pas toujours à la mode. Pas très branchés, les Pale Fountains, lorsqu’ils écrivaient leur merveilleuse paire d’albums, toujours aussi brillante dix ans plus tard. Pas dans le coup, les La’s de Mavers et Power, lorsqu’ils firent paraître leur génial There she goes. On ne connaît pas de région plus richement fournie en songwriters : sinistré, le Nord l’est sans doute, mais économiquement, pas artistiquement. « Lorsque j’avais 10 ou 11 ans, mon père m’a dit « Fiston, quand on vient de Liverpool, il n’y a que deux moyens de se faire son trou. Soit on s’instruit, soit on fait du rock… » Mon père est probablement ma plus grande influence : c’est un type très cool, normal, un homme tout simple. Il a toujours été très positif, il a bossé toute sa vie chez Ford mais je ne l’ai jamais entendu se plaindre. C’est vraiment un type bien, un mordu de musique. C’est lui qui m’a fait découvrir le rock’n’roll, Eddie Cochran, Chuck Berry. »
De son enfance et de son adolescence, John Power ne parlera guère, n’évoquant que très pudiquement une vie construite autour d’un stade de football Anfield, l’autre cathédrale de la ville , d’une vieille guitare en bois et de cigarettes un peu particulières. « Avant de découvrir l’herbe, je filais un mauvais coton, je traînais avec les hooligans du kop, ce genre de truc. Mais d’un seul coup, je me suis construit un autre monde, avec les disques de Marley, de Led Zep, Hendrix, Pink Floyd. »
Soudain, c’est la révélation : cette vie est faite pour moi. Alors John cherche du travail, de quoi se payer sa première basse électrique. Employé par les services de l’Immigration, il est muté à Londres où il passera quelques mois. « Assez pour me rendre compte que je n’aurais jamais pu passer ma vie dans un bureau. » Retour à Liverpool, au chômage, à l’herbe, à Led Zep. Puis rencontre avec Lee Mavers, la petite teigne qui deviendra chanteur des La’s. « Au départ, la technique ne comptait pas. Lee m’a juste montré quelques idées et on s’est lancés. J’avais 19 ans, j’étais sur un nuage. J’avais l’impression que nous allions devenir énormes, que nous étions le meilleur groupe du monde, des mecs très doués, très audacieux. Pour moi, nous n’étions pas un groupe revival, pas aussi obsédés par les sixties que le prétendaient les journalistes. Le rock n’est ni vieux ni jeune. Il n’est pas usé ou en voie de disparition. Il naît, renaît, se reproduit en permanence. Tous les musiciens ont inventé le rock un jour dans leur vie, persuadés d’être les premiers. A chaque fois qu’un gamin de 15 ans prend une guitare pour la première fois, il découvre le rock. Pour lui, le rock naît ce jour-là. Peu importe que Chuck Berry ait joué les mêmes accords des dizaines d’années plus tôt. C’est exactement ce que nous ressentions avec Lee Mavers. »
Six années ont passé et on ne s’est toujours pas remis de cette douce rugosité qui faisait la beauté de l’unique album des La’s seul croisement recensé entre les très jeunes Stones et les guitares du flamenco. Vu de l’extérieur, ce groupe était le plus doué de sa génération, seulement égalé par les Stone Roses, ses cousins mancuniens. « Vu de l’intérieur, les choses étaient assez différentes. Nous avions bien conscience d’être doués, mais au quotidien, cela se traduisait par des frustrations de plus en plus grandes. Après la sortie de l’album, Mavers est devenu de plus en plus malheureux, perpétuellement insatisfait. Toutes ces histoires sur son désir de tout reprendre à zéro l’enregistrement de l’album mais aussi des 45t qui l’ont précédé sont véridiques. C’était devenu son obsession, il ne parlait plus que de ça. Moi, j’ai bien tenté de le bousculer. Je lui disais d’écrire de nouvelles chansons, de tourner la page, mais il n’en faisait rien. Les mois passaient et nous faisions du surplace. Alors, un jour, j’ai pris ma basse et j’ai dit à Lee que je partais. J’avais quelques chansons. J’avais appris la guitare et compris que je pouvais moi aussi chanter. A quoi bon rester ? Je me sentais trop jeune pour la retraite, je n’avais que 23 ans. »
Le soir, sur la scène du Marquee, Cast joue formidablement bien. Pas comme les La’s, pas non plus comme Oasis. Autrement : avec une hargne, une passion, une joie d’être qui font plaisir à voir. Pourtant, quelque chose nous manque : peut-être la veine racée de l’ami Mavers, cet art unique qu’il avait de sourire en grognant, de jouer le rock le plus sexy de la terre en ayant l’air d’un plouc. Ce décalage n’a plus lieu chez Cast : ici, tout est propre, clair, fluide, puissant. Parce que John Power est malin, les concerts de Cast dépassent rarement l’heure de jeu. Se faire désirer, ne pas tout donner d’emblée, en garder sous le coude : petite leçon de tactique rock apprise à Liverpool ? « C’est étrange, mais j’ai l’impression que les gens de ma ville ont une sorte de sens inné pour le rock comme si on naissait en sachant déjà ce qu’il faut faire pour réussir, quelle attitude adopter. Moi, tout ça m’a toujours paru facile, évident. Depuis que j’ai commencé à jouer, j’ai toujours su quel chemin je devais suivre : celui de l’intégrité, de l’authenticité et donner des concerts courts et intenses rentre dans cette logique. A Liverpool, les gens ne se font pas berner par les modes et les apparences. C’est peut-être le fantôme de John Lennon qui veille sur nous, nous protège contre les artifices, nous montre la voie. »
{"type":"Banniere-Basse"}