Du gland de Loulou au gros Gégé du Garçu, des prises de bec des débuts à l’intense complicité d’aujourd’hui, Gérard Depardieu retrace l’évolution de sa relation unique avec Pialat.
Entretien Serge Kaganski
Photo Renaud Monfourny
Avec Maurice, ça a commencé au moment de la mort de sa mère, c’est-à-dire sur La Gueule ouverte. A l’époque, au début des années 70, j’étais très occupé par le théâtre, je travaillais sur une pièce de Peter Handke. Maurice était alors avec Arlette Langmann, la s’ur de Claude Berri c’était toute une bande. Je ne connaissais pas Maurice mais j’en avais entendu parler, il avait la réputation d’être quelqu’un d’un peu difficile… Bref, on a fini par se rencontrer, au Deauville je crois, le café aux Champs-Elysées. J’étais un peu prétentieux, comme beaucoup de jeunes acteurs montants, mais j’étais surtout connu au théâtre c’était avant Les Valseuses. Je n’étais pas encore tout à fait dans le monde du cinéma. On a discuté de La Gueule ouverte avec Maurice, mais il ne savait pas encore si le film pourrait se monter. A peu près au même moment s’est présenté le projet des Valseuses de Bertrand Blier. Son producteur ne voulait pas de moi, il pensait que je ferais peur aux femmes, mais Blier a vraiment insisté. Comme je n’étais pas sûr que le projet de Maurice pourrait se concrétiser, j’ai donc accepté Les Valseuses, si bien qu’au moment où Maurice a monté son projet, je n’étais plus libre. Notre relation a vraiment débuté là. Mais une relation à la Maurice vous savez comme il est : sensible, délicat, un être vivant, quoi.
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Avez-vous vite senti une complicité naître entre vous ?
A l’époque, j’étais plus instinctif que sensible. C’est plus tard que je suis devenu sensible je pense que Loulou a joué, et puis la rencontre avec Truffaut. Comme Maurice, François a su me montrer qu’il valait mieux passer de l’instinct au médium. Après, j’ai commencé à mieux naviguer dans les relations professionnelles et dans les relations humaines. Mais au départ, j’étais un peu lâché par instinct dans ce milieu parce que je n’avais absolument rien qui me préparait à ce métier.
Sur ce plan-là, ne ressembliez-vous pas un peu à Maurice Pialat : quelqu’un d’instinctif, pas du tout policé pour naviguer avec aisance dans le milieu un peu factice du cinéma ?
J’avais bien sûr remarqué ce côté de Maurice, et puis il avait cette réputation… Il venait de faire Nous ne vieillirons pas ensemble, un succès considérable à l’époque : Jean Yanne avait obtenu un prix d’interprétation mais l’avait refusé parce que, soi-disant, « il avait trop souffert ». Mais moi, je n’avais jamais ressenti une monstruosité inhumaine chez Maurice. Au contraire, j’ai toujours trouvé sa réputation injuste : c’est plutôt quelqu’un d’ultrasensible. Il fait partie de ces gens qui sont de véritables artistes, c’est-à-dire tellement sensibles que, pour des gens un peu plus fragiles, ils peuvent sembler monstrueux. Ensuite, j’ai éprouvé cette « monstruosité » sur Loulou puisque moi aussi, j’étais certainement « monstrueux » (rires)… Il y avait un respect physique entre nous. Maurice était capable de tout, il pouvait se battre, en venir aux mains… moi aussi, j’étais capable de tout. On a souvent failli se cogner sur la gueule, il y aurait eu du sang… Je pense qu’il l’a senti et là-dessus, on s’est calmés. Ensuite, il y a eu des espèces de mots entre nous, mais qui faisaient partie du film parce que Loulou est quand même un film sur un homme trompé. Cet homme n’est pas forcément Maurice, l’aventure peut arriver à tous les hommes… mais il y avait peut-être un peu de lui quand même. Comme Le Garçu, Loulou n’est pas nécessairement autobiographique, même s’il y a des éléments personnels, des sensibilités qui entrent en jeu. Les autobiographies, je n’y crois pas tellement. « Je suis trop jeune pour avoir des souvenirs, et pas assez vieux pour pouvoir me les raconter. » Bref, Maurice est comme ça, sur le vif. Dans Loulou, je faisais littéralement le gland, la bite de cette femme jouée par Isabelle Huppert. Guy Marchand, lui, « faisait Maurice ».
Vous avez eu des mots sur le tournage, mais qu’avez-vous pensé du film terminé ?
Il y avait eu cette rencontre, on s’était un peu bousculés, et je n’ai pas vu Loulou tout de suite. Je l’ai découvert deux ans plus tard et je me suis dit « C’est magnifique, c’est vraiment le cinéma qu’il faut faire et ne jamais quitter. »
Maurice disait ne pas aimer Loulou parce qu’il s’y humiliait. Ne le trouvez-vous pas trop sévère vis-à-vis de son travail ?
Non, il est juste par rapport à sa sensibilité. Il est comme ces artistes peintres qui retouchent sans arrêt leur toile, qui ne voudraient jamais la terminer. A la fin de Loulou, il voulait m’exploser et moi j’ai dit « Non, je ne tourne plus. » Il voulait m’achever sur un mur à coups de mitraillette (rires)… On ne sait d’ailleurs pas d’où venait cette histoire de mitraillette… Mais je comprends ce rapport de Maurice à son travail. Quand il a fait A nos amours (1983), c’était encore l’histoire d’un père, un père qui prend une baffe magistrale, qui voit sa fille grandir… Un père inouï, qui a quand même découvert Sandrine Bonnaire. Il y a chez lui cette espèce de paternité… Ce n’est pas un Pygmalion, plutôt un accoucheur. Il aide les comédiens à accoucher.
Comment voyez-vous l’évolution de votre relation avec lui, à travers les films que vous avez faits ensemble ?
Après Loulou, il y a donc eu A nos amours. On ne se voyait plus mais on se suivait. C’était une relation à distance. Maurice n’aimait pas du tout ce que je faisais il n’avait d’ailleurs pas toujours tort. En même temps, il a aimé des films comme La Chèvre, par exemple. Il me suivait de loin, douloureusement, toujours avec une clairvoyance, une lucidité irréprochables. Moi, j’expérimentais et, d’expérience en expérience, je m’humanisais petit à petit. Non seulement je comprenais sa lucidité, mais je dirais que moins on se voyait, plus nous nous connaissions. Ou nous reconnaissions.
Comment et quand vous êtes-vous retrouvés ?
Avant Police (1985), quand j’ai réalisé Tartuffe. J’avais joué la pièce au TNS et je voulais la filmer. Au départ, je voulais tourner les répétitions, mais j’ai pris du retard sur le film de Corneau dans le désert (Fort Saganne)… Finalement, je n’ai tourné que la pièce, avec la mise en scène de Lassalle, que j’ai un peu réarrangée dans mes angles de prises de vue. On a présenté ce Tartuffe à Cannes, dans la section « Un Certain Regard » et là, ça m’a fait tout drôle : je voyais tous les spectateurs se lever un à un. Moi-même, si j’avais pu me barrer (rires)… Finalement, je n’aimais pas trop le film. Sur le même rang que moi, il y avait Maurice. Ça partait de partout, j’étais un peu agacé tout en comprenant ceux qui s’en allaient et, à la fin de la projection, je ne savais plus où me mettre. Maurice se penche vers moi, je me penche vers lui, presque pour m’excuser du film : alors lui lève son pouce et me glisse « C’est vachement bien » (rires)… Il le pensait sincèrement. Après, on ne s’est pas revus, puis Toscan a organisé un repas entre nous au Scampi, le resto où se termine Le Garçu. Là, Maurice me parle de Police et je lui dis tout de suite « Mais bien sûr. » J’avais toute cette masse de films dans le cul, des bons, des mauvais, il n’était pas question de laisser filer une occasion de retravailler avec Maurice. On s’est donc lancés dans cette aventure de Police : on s’est retrouvés à Belleville, dans le milieu marocain… Quand je suis arrivé sur ce film, tout était déjà dégrossi : ça partait d’un polar mais, en fait, Maurice voulait faire un film sur la déstabilisation d’un homme qui tombe amoureux. Police, c’est surtout une histoire d’amour. Je pense qu’il a filmé là son histoire avec Sylvie.
Vous êtes le rival de Pialat dans Loulou, puis vous devenez son double dans Police : comme si vos rôles suivaient l’état de vos relations.
Je ne crois pas que ce soit comparable à la relation Léaud/Doinel/Truffaut. Dans notre cas, c’est plus réaliste, plus charnel… La relation entre Maurice, mes rôles et moi est très en profondeur, elle dépasse le mimétisme.
Vous vous ressemblez un peu, physiquement ou socialement.
Il y a beaucoup de points communs : les goûts, les critiques, la façon de voir les choses… Maurice est un solitaire, moi aussi. Je m’exprime davantage dans la solitude. Le personnage de Mangin dans Police a été notre grande réconciliation. Pourtant, Dieu sait qu’on a connu des problèmes sur Police… Anconina avait cassé une machine à café, il ne voulait pas prononcer un mot du dialogue, « vitriolé », j’sais pas trop pourquoi… Il devait penser que c’était un mot trop violent. Evidemment, Sophie Marceau a pris la défense d’Anconina et moi j’étais là, au milieu, un peu comme Mangin et Maurice. Maurice peut parfois dire des choses que les gens prennent très mal mais, en vérité, c’est pour leur bien. Aucun acteur ne peut se plaindre d’avoir joué chez Maurice… Même si Gérard Séty a beaucoup souffert sur Van Gogh, il y est étonnant.
Des quatre films que vous avez tournés ensemble, Sous le soleil de Satan (1987) n’est-il pas à part, dans le sens où c’est le moins autobiographique ?
Je crois qu’il aime bien ce film, même s’il a été un peu long à démarrer. Le sujet, c’est la foi. On le retrouve d’ailleurs dans Le Garçu : voilà, où est la foi ? Le Garçu est un film sombre parce que la société s’est assombrie. Dans cette société, on ne sait plus où est la foi. Les gens disent qu’ils lisent, mais ils ne lisent pas. Maurice lit tout : Dostoïevski, Bernanos, etc. Et sur Satan, on a bien travaillé. Je l’ai revu il y a peu de temps à la télévision, ce film a vraiment quelque chose. Je revoyais récemment un documentaire sur Tati : même si Maurice est différent, ils font partie de la même race, des personnages, des artistes entiers, des ciseleurs, des gens qui voient vraiment la vie, qui n’hésitent pas à aller au fond des choses. Dans Satan, la question était « Faut-il, comme l’abbé Donissan, être fou pour croire ? » Il y a un rapport magnifique entre Donissan, mon personnage, et l’abbé Menou Ségret c’est moi qui ai insisté pour que Maurice joue Menou. J’ai beaucoup aimé le tournage de Satan, un moment magnifique. Depuis Police, il y a eu une constante ascension dans la qualité de notre relation.
Le Garçu n’est-il pas un point culminant de votre relation humaine et professionnelle ?
Quand on s’est vus pour parler du film, il me parlait de son âge et de l’âge d’Antoine. Je pense qu’il voulait faire un film sur la communication entre un père et un fils, mais avec ce décalage de l’âge. Comme je n’ai pas l’âge de Maurice, j’ai apporté autre chose, cette espèce de maladie de la société qui est l’incapacité d’être heureux. C’est très difficile, on ne tient le bonheur que quelques jours, et encore. Après, très vite, on retombe dans une espèce de surdité… Ce n’est pas une vision pessimiste, c’est une lucidité. Quand on voit à la télévision ce que les gens osent faire puisque c’est le terme à la mode pour s’efforcer d’être heureux, ou au moins rire… On est loin du royaume de Dieu, comme dirait Montherlant. Mais bon, on vit dedans, faut faire avec. Le Garçu a donc été une réflexion sur cette maladie, à travers l’enfant. De plus en plus, les enfants sont tirés, traînés, ballottés, ils ont la gueule dans les pots d’échappement, ils subissent toute cette vie urbaine… Quand on voit ces petits bonhommes tirés par le petit train de la crèche, on sent leur lassitude, ils sont comme des petits forçats. Et puis il y a la mort du père. Le Garçu est un très beau film sur la filiation. Et qu’est-ce qui se passe après, quand on n’est plus là ? C’est comme les vieilles pierres, une maison vide, ou ces forêts qu’on déboise.
Le film est-il autant sur vous que sur Pialat ?
Non, mais on a un peu la même sensibilité. Je m’appelle Gérard dans le film pour faciliter le travail d’Antoine, qui m’a toujours appelé Gégé. On n’allait pas passer du temps à expliquer à un enfant « Non, il ne s’appelle pas Gérard, devant la caméra il va s’appeler Michel » : donc, gros Gégé. Le regard d’Antoine était plus important, on n’allait pas en faire un petit singe savant.
Le fait que Le Garçu soit lié à des choses intimes est-il une difficulté ?
C’est indissociable : comment peut-on raconter quelque chose si on ne l’a pas vécu ? Les aventures personnelles, on peut les injecter avec énormément de pudeur, sans jugement et sans crucifixion. Bien sûr, ça peut être cruel, même monstrueux.
Comment vivez-vous par exemple le fait que votre femme joue le rôle de votre ex-compagne ?
D’autres diraient que c’est pervers, mais moi je trouve que c’est plus simple. Le Garçu n’est pas un psychodrame, on n’est pas chez Mireille Dumas. Il y a une médiation fictionnelle, et puis on rit aussi. Quand on l’a fait, on s’est payé de grands moments de rires. Comme à un enterrement : quand on voit la tête que se composent les gens devant la mort qui passe, il y a de quoi rire même si c’est nerveux. On sait que l’autre est dans la boîte puis, bientôt, il sera sous terre. Puis, ensuite, il sera dans une pensée… et encore, si on a la foi. C’est terrible, ça : vous voyez quelqu’un la veille, puis le lendemain, pffuit… Trop tard. J’ai connu ça avec mon propre père. Quand il est parti, je n’étais pas avec lui.
Un tournage avec Pialat est-il plus éprouvant qu’un autre ?
C’est éprouvant dans le sens de la profondeur, et puis dans notre communication. Quand Maurice et moi sommes ensemble, on est tous les deux à vif. Pour ceux qui sont autour, on peut paraître vraiment monstrueux. Un film comme Le Garçu ne nous quitte jamais. L’intéressant, c’est ce qui nous échappe de notre propre vécu et qui passe dans le film. Pour arriver à ce processus, il faut beaucoup d’humilité… Oui, ça peut être un exercice douloureux, dont les acteurs peuvent sortir en loques. Mais je pense que Maurice était aussi très éprouvé par ce tournage. Il a repris de la force après. Quand John Cassavetes a fait Love streams à la fin de sa vie, c’était un vrai kamikaze. Il a refusé de se soigner, délibérément, et en est mort. Cassavetes, Satyajit Ray, que j’ai eu la chance de connaître, Maurice, ce sont des vrais artistes. Dans le cinéma, je n’en connais plus beaucoup. Dans Faces de Cassavetes, la vie du couple, ça pourrait être du Maurice. Shadows, cette espèce de glauquerie dans les histoires de couples, ça pourrait être Loulou. L’Amérique, c’est spécial, il y a tellement de violence que c’est difficile de faire un film d’amour là-bas seul Cassavetes y arrivait. Ou alors c’est l’amour cliché hollywoodien. Mais quand je pense à un film d’amour, je préfère penser à l’amour à la Cassavetes.
Comment travaillez-vous les dialogues avec Pialat ? Dans Le Garçu, on a l’impression de scènes en partie improvisées.
Tout est rigoureusement écrit. Dans le documentaire sur Tati dont je parlais, Tati disait qu’il connaissait ses films par c’ur. On pourrait dire la même chose de Maurice : il a tous les dialogues dans la tête, il pourrait presque se passer de les écrire. De toute façon, dans une scène comme celle du bistrot où le gamin joue au flipper, avec le père de l’autre côté de la vitre à essayer de communiquer avec lui, il n’y a plus qu’à vivre la scène. Maurice est très fort pour aller direct au c’ur d’une scène, il laisse ce qui est secondaire et sait saisir ce qui est important.
Comment s’est passée l’intégration d’un amateur comme Rocheteau, notamment face à vous ?
Très bien, parce que, avec Maurice, il faut désapprendre. Il n’aime pas les acteurs trop professionnels, ceux qui utilisent la technique de façon trop voyante. Avec lui, je me suis empressé de désapprendre. De toute façon, je ne me considère pas comme un acteur, je n’arrive pas à m’imaginer dans ce statut-là. Ça me fait plutôt marrer qu’autre chose. Je vis les films, je vis des expériences.
Comment voyez-vous votre personnage ?
Je ne sais pas s’il y en a un qui perd plus que les autres. Peut-être qu’il reste un minimum de complicité entre Géraldine Pailhas et moi, peut-être que les choses pourraient repartir. Pour mon personnage, il y a une double perte : celle de la fille et puis, bien sûr, celle du gosse. A la fin du film, je pense qu’il est dans un état où il serait capable de tout, d’être brutal. C’est terrible, la jalousie. Comme c’était montré dans Loulou, c’est une affaire de sexe : un homme ne supporte pas que sa femme jouisse, crie dans les bras d’un autre. Mais Rocheteau a l’œil de celui dont on se dit « Avec lui, il n’y aura pas trop de casse pour le gamin, il s’en occupera bien. Ç’aurait pu être pire. »
Vous êtes à l’affiche dans Le Garçu, un film assez sombre, et en même temps dans Les Anges gardiens, une grosse comédie populaire. Comment conciliez-vous ces deux types de cinéma ?
Je ne me pose jamais la question en ces termes, je ne réfléchis pas à l’avance au statut ou au résultat final de mes films. J’ai fait Les Anges gardiens parce que je m’entends bien avec Clavier et Poiré et parce que j’aime les fous. Je ne fais pas les films en fonction de leur catégorie, mais parce que j’ai envie de rencontres, parce que je veux vivre une expérience avec des gens.
Aujourd’hui, que représente Maurice Pialat pour vous ? Un père, un frère, un alter ego ?
Un ami.
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