Il s’impose déjà comme un metteur en scène majeur du théâtre contemporain. Mais, à 32 ans, le Chinois Mou Sen s’évertue à refuser les rôles qu’on voudrait lui prêter. Celui de porte-parole culturel de l’ouverture (timide) du régime comme celui de dissident officiel.
D’un calme tout oriental, son visage lisse trahit l’énervement en gros, deux tressaillements de sourcils au-dessus des lunettes quand on lui parle de politique : « Yellow flowers, mon dernier spectacle, parle de Tianan-men, de ma perception de ces événements, de mon opinion personnelle. Je n’ai vraiment pas aimé la façon dont les Occidentaux ont traité la chose. Pour moi, beaucoup d’intellectuels chinois se sont servis de cet événement non pas pour parler de démocratie mais pour faire leur promotion personnelle. Il n’y a pas les bons et les méchants, ce n’est pas aussi clair que cela. »
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Mou Sen, 32 ans, désire une reconnaissance en tant qu’artiste et n’entend pas seulement jouer le rôle du « jeune-metteur-en-scène-chinois-dissident-accueilli-par-l’Occident ». C’est peut-être aussi, se dit-on, une condition de survie. Pourtant, quand on voit Dossier zéro, son précédent spectacle, difficile de penser à autre chose qu’à un théâtre éminemment politique, un théâtre qui joue sur des métaphores visuelles et esthétiques sans équivoque. Comme, par exemple, l’installation de ces pommes de différentes variétés, fixées sur des piques et qui finissent broyées par un ventilateur en éclaboussant la scène. A l’écouter pourtant, l’essence de son travail n’est pas politique. Ce qui l’intéresse est « la représentation de l’individu dans son environnement. Les Occidentaux perçoivent mes spectacles comme essentiellement politiques. Mais ce n’est pas ça. Ce sont des spectacles qui parlent des Chinois dans leur rapport à l’environnement direct. En Chine, on a tous un dossier personnel administratif : voilà l’origine de Dossier zéro. Je veux travailler sur l’authentique, montrer par une forme artistique le théâtre, mais ça pourrait être le cinéma ou la peinture la relation de l’individu à son environnement et vice versa. En Chine, par exemple, nous n’avons pas d’accès quotidien à la technologie, je ne vais donc pas faire des mises en scène avec des ordinateurs. En revanche, l’usine ou le travail de la terre sont des choses que chacun d’entre nous connaît, ça fait totalement partie de notre environnement quotidien, et c’est ça qui m’intéresse. Je ne peux pas créer une esthétique qui n’a rien à voir avec ce que nous connaissons. »
Quand il raconte la vie de sa compagnie, Mou Sen arbore la même sérénité zen. Cela semble à peine plus galère que pour n’importe quelle compagnie indépendante française. On loue une salle pour répéter, une autre pour jouer. L’argent de la production se trouve dans les poches personnelles du metteur en scène qui travaille pour la télévision et écrit dans des revues pour vivre. Les acteurs sont payés quand il y a recette.
Le public est constitué d’intellectuels, cinéastes, écrivains et étudiants. Quant aux problèmes avec les autorités chinoises qui lui ont déjà sucré ses papiers et interdit de sortir, il n’y en a pas puisque « je ne vends pas de billets ». Si le spectacle est gratuit, il n’est plus considéré comme un spectacle pour les autorités il suffit donc de savoir jouer avec les formes. Parfait pour le salaire des comédiens… En fait, la dernière création, Yellow flowers, a été coproduite par le Kunsten Festival (Festival des Arts) à Bruxelles, la Maison des Arts de Créteil et le ministère de la Culture français. Ce qui permet à Mou Sen de dire que « maintenant, c’est un peu plus confortable ».
Le parcours du jeune homme laisse perplexe. Toujours naviguant entre l’officiel et la clandestinité, il doit jouer de l’art de travailler avec les autorités tout en gardant son point de vue critique, en exprimant dans ses spectacles ses désaccords pour le moins profonds avec les méthodes. Tours de passe-passe auxquels les artistes des pays communistes doivent être particulièrement rompus. Ne pas devenir le faire-valoir d’une soi-disant ouverture démocratique tout en servant suffisamment les autorités pour avoir une relative liberté de circulation. Aux interdictions de sortie faites aux artistes, Mou Sen répond « C’est vrai, c’est difficile d’obtenir un visa, d’aller et venir comme on l’entend. On ne circule pas comme on veut, on dépend d’Unités de travail, mais le plus important, c’est que ces films on peut les faire, mes spectacles je peux les monter. Une porte s’est ouverte et l’on ne peut plus la refermer. »
A 17 ans, Mou Sen est venu à Pékin suivre des études de littérature et se destiner à l’enseignement. Très vite, il prend une tangente et monte sa première compagnie de théâtre, « Les Gens du futur ». Il est ensuite envoyé par l’Association de théâtre chinois dans différentes villes dont Lhassa, au Tibet, où il reste deux ans. De retour à Pékin, il monte une autre troupe, « La Compagnie expérimentale des grenouilles », qu’il dissout en 1989 (Tianan-men ?) avant de devenir l’assistant de Lin Chao Hua, le directeur du très officiel Théâtre du Peuple. Celui-ci a envie d’innover et sort Mou Sen de la mouise en lui trouvant un logement, un assistanat sur ses mises en scène et l’aide au financement de la création d’un laboratoire d’études. Mou Sen retourne au Tibet en 1991 afin d’y créer une école d’acteurs. Ses séjours sur les hauteurs de l’Himalaya ont transformé sa réflexion et l’ont amené à une certaine recherche spirituelle, philosophie de vie que l’on retrouve dans ses spectacles et dans son désir absolu d’authenticité. « Unir le corps et l’esprit et exprimer les choses le plus concrètement possible. Ce qui compte, c’est qu’en Chine les gens, comme partout ailleurs, se lèvent le matin, vont travailler, ont des problèmes, se rencontrent. La base de mon travail part de la réalité. » Revenu à Pékin en 1993, il fonde avec des comédiens de l’Académie du film sa troisième compagnie, qu’il préfère appeler « groupe », le « Xi Ju Che Jian » (Théâtre de l’Usine), et crée avec eux Dossier zéro et Yellow flowers, deux spectacles qui vont connaître une carrière internationale.
Aujourd’hui, Mou Sen n’a pas l’impression d’appartenir à un mouvement particulier, d’abord parce qu’il y a très peu de théâtre contemporain en Chine, ensuite parce que sa formation n’étant pas académique, il ne dépend d’aucune Unité de théâtre. « Quand j’ai commencé à faire du théâtre, je ne me disais pas que j’allais faire du théâtre contemporain, il se trouve que, dans ma manière d’exprimer les choses, j’étais dans une forme contemporaine. Je ne me suis pas dit que j’allais faire des spectacles qui tourneraient à l’étranger. Ce n’est pas une volonté de faire quelque chose de contemporain, c’est une nécessité. » Il ne semble pas grisé le moins du monde par le succès international et n’a pas l’air de considérer comme phénomène d’importance la diffusion de ses spectacles à l’étranger. L’impérieuse nécessité reste « que je puisse exprimer ce que je veux, comme je le ressens ». Même pas fasciné par l’Occident et ses possibilités, ses ouvertures, ses conditions de travail, Mou Sen profite de ses tournées pour satisfaire sa curiosité. Dans l’hypothèse d’un long séjour en Europe, il ne souhaiterait finalement rien d’autre que d’apprendre de nouvelles langues, aller voir des spectacles, des films et des expositions.
Y faire des mises en scène ne l’intéresserait pas nécessairement : la barrière de la langue lui semble trop forte et son fameux souci d’authenticité en pâtirait certainement. Rigoureux et perfectionniste, il a refait la mise en scène de Yellow flowers en un mois parce que la version présentée à Bruxelles lors de la création ne le satisfaisait pas. Il se reconnaît comme influences John Cage, Joseph Beuys et Jerzy Grotowski.
Sous la carapace polie et souriante d’un sympathique jeune homme se révèle un authentique écorché, habité par les ambiguïtés et les contradictions qui traversent ses spectacles.
Véronique Klein
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